© Belga

L’année zéro de la nouvelle Belgique

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

2014 a marqué de façon chaotique le début d’une nouvelle ère. Une rupture dont les politiques ont difficilement pris la mesure. En cette fin décembre, des portes s’entrouvrent pour un rééquilibrage en 2015. L’enjeu est important : les réformes, le blocage ou le chaos.

Nous arrivons au terme d’une année qui fut politiquement vertigineuse, virevoltante, chaotique, polarisée, à la fois passionnante à suivre et inquiétante par moments. La Belgique a été secouée par des confrontations politiques et une contestation sociale sas précédent depuis vingt-cinq ans. Le monde politique est polarisé comme jamais. Et les tensions parfois théâtrales du parlement trouvent un écho dans la rue et les discussions de salons de coiffure.

C’est, au fond, comme si l’on prenait enfin la mesure des ruptures profondes vécues par notre pays ces dernières années : la crise financière de 2008 et l’indispensable sauvetage des banques, le ressac économique et social qui s’en est suivi, le blocage institutionnel de 2010-2011 et la sixième réforme de l’Etat, la montée en puissance de l’Europe et de ses contrefeux nationalistes. Face à ces mutations sans précédent, les acteurs de la société ont été obligés de se repositionner et de réinventer leur message, souvent dans la douleur, l’arrogance ou l’agressivité.

Au terme de cette cuvée 2014 en guise de bourrasque, des portes s’entrouvrent pourtant vers de nouveaux possibles. A tâtons, la Belgique évolue vers un autre modèle qui, s’il ne renie pas le passé, tente d’intégrer ces nouvelles donnes. L’enjeu est important. En 2015, soit les réformes s’accéléreront, soit le blocage découlera d’une neutralisation des forces en présence, soit, dans le pire des cas, le chaos s’alimentera de bras de fer jusqu’au-boutistes.

Voici pourquoi 2014 a bousculé tous les codes du système belge. Avec, en ce mois de décembre, quelques promesses pour 2015.

Intégrer la nouvelle donne politique fédérale

La simultanéité des élections – législatives, régionales et européennes ont eu lieu en même temps le 25 mai dernier – était censée apporter un peu de liant à notre système fédéral en constante évolution. Résultat ? Un imbroglio sans précédent au lendemain du scrutin, des rivalités personnelles, des trahisons et mensonges en cascade. Avec, au final, un paysage politique inédit : les nationalistes de la N-VA sont au pouvoir fédéral, le MR y est ultra-minoritaire tout en installant au Seize un deuxième Premier ministre francophone d’affilée, le PS est rejeté dans l’opposition fédérale pour la première fois depuis vingt-cinq ans tout en continuant à tirer les ficelles régionales, les francophones sont dotés de majorités asymétriques… Cette révolution a nourri des débats très chauds, avec un langage politique désinhibé, des attaques ad hominem, une opposition francophone démontée au fédéral et des guerres de posture, y compris au sein de la majorité fédérale.

Le résultat de tout cela ? Une pagaille généralisée, un climat par moments délétère , des incidents par dizaines, mais aussi… un intérêt renouvelé pour la politique et des cartes rebattues, ce qui pourrait finalement ne pas être une mauvaise chose.

Car que constate-t-on après quelques mois d’épreuves ? Au sein de la majorité fédérale, cela part un peu dans tous les sens, il est vrai, dans une communication débridée faisant songer à la « culture du débat » qui prévalait au début des années 2000 sous Guy Verhofstadt. Le CD&V n’est pas sans rappeler par moments Ecoloà la glorieuse époque de sa « participopposition », quand les écologistes avaient un pied dans la majorité et un autre en-dehors. L’autorité du Premier ministre Charles Michel est mise à rude épreuve, y compris dans son propre camp. Mais dans ce charivari, les choses se décantent. La N-VA, même si elle joue par moments un double jeu et même si Bart De Wever multiplie cyniquement les rappels à l’ordre depuis Anvers, endosse bien les habits du fédéral – le vice-Premier Jan Jambon n’a-t-il pas été en appeler lundi à la concertation sociale, en visite… à Mons ? L’axe MR – CD&V, fondateur de la Suédoise, demeure un liant d’un type nouveau au sein de la majorité, par-delà les fractures idéologiques et communautaires classiques.

Pour la Suédoise, l’épreuve, la vraie, viendra au printemps avec la promesse annoncée d’une réforme fiscale qui n’avait pu qu’être esquissée dans l’accord de gouvernement initial. Mais cette majorité ouvre la voie à une nouvelle forme de pouvoir au fédéral, sans majorité dans les groupes linguistiques, avec une plus grande cohérence idéologique porteuse de débats socio-économiques de fond.

Et rien n’empêcherait plus, demain, une alternance progressiste ou de gauche de même type au fédéral, le PS s’alliant par exemple au SP.A, au CDH, à Ecolo et à Groen…

Dans le même temps, l’opposition se repositionne. Après l’agressivité des premières semaines, issue en grande partie du choc d’avoir perdu le pouvoir, le PS cherche une nouvelle voie, toujours critique, mais plus constructive, pour démontrer qu’une « alternative existe ». Soucieux, aussi, de ne plus déraper sur le terrain communautaire en réponse aux provocations de la N-VA. Ecolo, sous le choc de sa débâcle électorale, se reconstruit quant à lui et envisage une collaboration plus structurelle avec Groen. Quant au PTB, il n’a d’autre vocation que d’agiter le mouvement social et provoquer le débat politique, mais il existe déjà en tant que parti national.

Une nouvelle Belgique politique va-t-elle renaître du chaudron de 2014 ?

Apaiser le nouveau contexte social

Dès l’annonce de l’accord de gouvernement conclu par les partis de la Suédoise, avec ses provocations sur l’index et l’âge de la pension, les syndicats ont annoncé un plan d’action. Le pays a été marqué par la manifestation-monstre du 6 novembre et des grèves à répétition dont celle, nationale, du 15 décembre. Entre le droit de grève et le droit du travail, les expressions citoyennes et politiques ont été à couteaux tirés avec, en guise de métaphore, le buzz créé par l’attitude déconcertante de la syndicaliste Raymonde à Namur – qui a tout fait pour fermer un magasin de vêtements.

Après des années de rigueur budgétaire, au fil d’une crise économique qui s’éternise, le vase a fini par déborder. De plus en plus de Belges se sentent agressés, expriment leur colère face à l’injustice sociale et fiscale ou, à l’inverse, face aux excès de ceux qui profitent du système social. Comme un bouillonnement nouveau, dont l’expression est exacerbée par le type de majorité mis en place au fédéral (« de droite nationaliste ») et le rejet du PS dans l’opposition.

Tout semblait annoncer un nouveau round d’actions syndicales à la rentrée de janvier. Le secrétaire général de la FGTB Marc Goblet brandissait la menace à chaque occasion. 2014 s’est pourtant terminée avec un timide redémarrage de la concertation sociale, via un accord sur des mesures passées (harmonisation des statuts, fins de carrière…) prouvant qu’il reste possible de se parler. Cela ne préjuge en rien du climat social de2015, mais cela préserve au moins la trêve de Noël pour cicatriser les plaies. Le Premier ministre, lui, a lancé l’idée d’une « Stratégie pour l’emploi » à laquelle les partenaires sociaux seraient associés à moyen terme. L’idée n’a pas fait grand bruit, d’autant qu’elle n’était en réalité qu’un coup de com’ réitérant les promesses de le déclaration gouvernementale. Mais elle n’en fixe pas moins un cap potentiel pour les prochains mois.

Il est évidemment illusoire de penser que le climat social sera au beau fixe dans le contexte politique né du 25 mai dernier, avec une majorité de droite au pouvoir – ce serait le comble… L’affrontement de ce début de législature n’a toutefois pas été vain, car il a fait bouger les lignes : même la N-VA parle aujourd’hui de concertation sociale, la majorité fédérale n’exclut plus une forme à déterminer de taxation du capital , les patrons seraient prêts à accepter des incitants conditionnés à la création d’emplois… A terme, et dans la douleur, patrons et syndicats pourraient se retrouver sur ce qui constitue au fond un objectif commun : créer du travail et de la richesse.

On peut toujours rêver : malade depuis dix ans, la concertation sociale sortira-t-elle revitalisée du chaos de 2014 ?

Habiter le nouveau paysage institutionnel

La « nouvelle Belgique » n’est pas sans paradoxes. Au moment du vote de la sixième réforme de l’Etat au parlement, le 19 décembre 2013, le Premier ministre de l’époque Elio Di Rupo insistait : « Cette réforme historique confirme le déplacement du centre de gravité du pays. » Traduction : conformément aux voeux des partis flamands, l’essentiel de pouvoirs se concentre désormais dans les mains des Régions. Les circonstances découlant des élections du 25 mai dernier ont d’ailleurs amené le PS à se replier sur les niveaux de pouvoir wallon et bruxellois. Tout un symbole…

Cela étant, on cherche toujours, dans l’actualité des dernières semaines, la réalité de ce « déplacement du centre de gravité ». La Suédoise fédérale occupe le devant de la scène, prouvant par l’absurde que les principaux leviers de la décision, en matière fiscale et de sécurité sociale du moins, restent au niveau fédéral. Les gouvernements régionaux peinent à exister, entre rigueur budgétaire et plan Marshall 4.0, ou du moins à attirer l’attention médiatique. Même la « causerie » moderne initiée le ministre-président wallon Paul Magnette (PS) le 16 décembre n’a reçu guère d’écho : elle tombait au beau milieu d’une semaine marquée par l’offensive médiatique du Premier ministre suite à la grève nationale.

Surtout, les Régions n’ont visiblement pas encore pris la totale mesure de leurs nouvelles compétences issues de cette sixième réforme de l’Etat. En matière d’autonomie fiscale ou de politique familiale, par exemple, il n’y a pas eu de réformes significatives du côté francophone, ni même de débat politique à ce sujet. Namur demeure une capitale provinciale, bien que la réalité institutionnelle soit tout autre, désormais. Peu à peu, les entités fédérées devront habiter leur nouvel espace vital et les observateurs de la politique en prendre conscience…

En raison du climat politique très tendu de cette fin d’année, singulièrement entre MR et PS, les différents niveaux de pouvoir n’ont pas non plus retrouvé le chemin du dialogue. Or, il y a énormément de choses à concerter, que ce soient les perspectives budgétaires pluriannuelles ou les accords de coopération nécessaires pour activer la sixième réforme de l’Etat. Que deviendra, pour ne prendre qu’un exemple, la communauté métropolitaine autour de Bruxelles ?

La « nouvelle Belgique », au sens strict institutionnel du terme, n’est pas encore réellement en place. Déjà, cahiers secrets Atoma ou pas, les nationalistes rêvent en coulisse de la prochaine étape : le confédéralisme, c’est-à-dire une formule où l’Etat fédéral ne serait plus qu’une coquille vide. Dans les partis francophones d’opposition, certains grognent : si cela arrive sur la table, ce sera la séparation.

On continuera sans aucun doute à faire évoluer l’Etat belge. 2015 et les années à venir prouveront-elles que ce processus a atteint une certaine maturité ? Ou donneront-elles raison à ceux qui veulent aller toujours plus loin ?

Ménager un nouveau Roi sans pouvoir

Philippe a été intronisé durant l’été 2013, mais son réel baptême du feu a eu lieu un an plus tard, au moment de la formation du gouvernement fédéral. Symboliquement, il a pris la mesure de la nouvelle donne fédérale en désignant Bart De Wever informateur, puis en accompagnant sans ciller la naissance de la Suédoise. Ce faisant, le Roi a donné un puissant gage de bonne volonté aux nationalistes flamands, dont le programme est ouvertement républicain. Il a aussi donné de sa personne en affrontant par moments le reste de sa famille, son père Albert en tête, pour défendre la baisse des dotations décidée sous la précédente législature.

Appuyé par une Mathilde unanimement respectée, le roi Philippe a globalement commis un sans-faute, sa discrétion politique permettant de ménager la fonction royale, tout en lui donnant une image davantage protocolaire. Le décès de la reine Fabiola, en fin d’année, a témoigné du nouveau contexte royal : de la réserve, du symbole, moins d’engouement populaire… Même la N-VA s’est abstenue de toute provocation, à l’exception d’une blague douteuse faite à huis clos par Bart De Wever devant des militants de son parti.

Seul petit couac d’image, finalement : le départ en vacances du roi et de sa famille en Indonésie avec un avion de l’armée, samedi 20 décembre. Une obligation : il ne peut partir en avion de ligne. Mais la destination et le coût ont suscité l’indignation d’un syndicat socialiste. Par ailleurs, ce départ anticipé indique que son discours de Noël est déjà enregistré, en espérant qu’aucun drame ne survienne d’ici sa diffusion…

Avec Philippe, le pays dispose d’un roi sans pouvoir, un liant discret au coeur d’un pays en mutation. Restera-t-il discret pour sauver sa fonction ? Autrement dit : le ménagera-t-on pour assurer la pérennité sereine de cette « nouvelle Belgique » qui émerge ?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire