La couverture de La Marque jaune aurait été revendue plus de deux millions d'euros. © 2017/ÉDITIONS BLAKE ET MORTIMER/STUDIO JACOBS (DARGAUD-LOMBARD SA)

L’affaire Blake et Mortimer, un scandale à plusieurs millions

Comment 200 planches originales du mythique auteur de BD Edgar P. Jacobs ont-elles pu disparaître d’un coffre-fort pour être vendues à prix d’or à des collectionneurs ? Enquête sur un scandale à plusieurs millions.

Un immense coffre-fort au sous-sol d’une banque, des centaines d’oeuvres d’art qui se volatilisent, des millions d’euros qui changent de mains, des Rolls-Royce et le fantôme de Tintin qui resurgit : jamais l’esprit fertile d’Edgar P. Jacobs, le créateur de Blake et Mortimer, n’aurait osé imaginer un scénario si fou. Et pourtant, c’est le célèbre auteur de bandes dessinées belge lui-même qui est le héros posthume de cet incroyable feuilleton.

Il semblerait en effet que 200 planches originales des deux héros so british aient été discrètement soustraites du coffre-fort de la fondation E. P. Jacobs et vendues  » sous le trench  » à des collectionneurs fortunés. Quand on sait qu’une planche originale du mythique Mystère de la Grande Pyramide est partie à 205 000 euros chez Christie’s en mai 2016, on peut se faire une petite idée des millions d’euros en jeu… Attisé par une série d’articles dans Le Soir, le scandale couve à Bruxelles.

L'affaire Blake et Mortimer, un scandale à plusieurs millions
© 2017/ÉDITIONS BLAKE ET MORTIMER/STUDIO JACOBS (DARGAUD-LOMBARD SA)

Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter aux dernières années de la vie d’Edgar P. Jacobs (1904-1987). Cet ancien baryton reconverti dans la bande dessinée était devenu le principal collaborateur de Hergé pendant la guerre – on reconnaît notamment sa patte dans Les 7 Boules de cristal.

En 1946, il crée les deux old chaps Blake et Mortimer, qui, du Secret de l’espadon à la célébrissime Marque jaune, ne vont cesser de sauver la civilisation occidentale face au diabolique Olrik. Le perfectionnisme suranné de Jacobs le hisse bientôt au rang de maître de la  » ligne claire « .

Pourtant, avec l’âge, le dessinateur, devenu veuf, a tendance à se replier dans sa maison du bois des Pauvres, à Lasne, dans le Brabant wallon.  » Pour l’appeler au téléphone, il fallait laisser sonner trois fois, raccrocher, puis laisser sonner une fois, et là seulement il décrochait « , se souvient Pierre Lebedel, qui aida le créateur de Blake et Mortimer à accoucher de ses Mémoires, Un opéra de papier.

Le 10 décembre 1986, le dessinateur, traversé d’idées noires, rédige un testament dans lequel il règle le moindre détail de sa  » postérité « . Deux mois plus tard, il meurt.

Au coeur du dispositif imaginé par le père de Blake et Mortimer, on trouve la fondation E. P. Jacobs, créée en 1984 en vertu d’un décret royal et destinée à  » éviter la dispersion anarchique de son oeuvre ou la mainmise de celle-ci par certains affairistes de la bande dessinée  » (sic).  » Jacobs conservait jalousement tous ses originaux, raconte Pierre Lebedel. Il n’a jamais vendu une planche de son vivant. Il avait une farde par album, qui contenait toutes les planches, les croquis préparatoires, etc. Pour les illustrations de ses Mémoires, il n’a jamais voulu confier ses originaux à Gallimard et a demandé à son vieux copain Evany de faire des clichés photographiques dans sa baignoire !  » Pour conserver ces trésors, la fondation loue un immense coffre-fort à Bruxelles, dans les sous-sols de la banque Bruxelles Lambert, à deux pas du palais royal. Jacobs y déposera ses fardes en personne .

Jacobs dépose ses planches originales à la banque Bruxelles Lambert.
Jacobs dépose ses planches originales à la banque Bruxelles Lambert.© COLL. PARTICULIÈRE

Selon une estimation, ce jour-là, les lourdes portes du coffre-fort se referment sur 660 planches originales. Lorsque le coffre a été rouvert voilà quelques semaines, il n’en restait plus que… 470 ! Où se sont volatilisées les 190 manquantes ?

 » Depuis une dizaine d’années, des originaux de Jacobs étaient proposés sous le manteau, tout d’abord par Eric Leroy, expert auprès de la maison de vente Artcurial, puis par Daniel Maghen, un galeriste parisien spécialisé dans la BD. On devait s’engager à garder la transaction secrète et à ne pas les revendre « , confie un collectionneur.

 » L’an dernier, à Bruxelles, on m’a présenté une trentaine de pièces d’un coup !  » se souvient, encore estomaqué, un autre amateur. Des dessins préparatoires de La Marque jaune se négociaient jusqu’à 30 000 euros et certaines planches, à 85 000 euros.

Un collectionneur français basé à Hong Kong en rafle une quinzaine, ainsi que quelques couvertures mythiques. Celle de La Marque jaune se serait envolée au-delà de deux millions d’euros…

Mais comment ces pièces ont-elles pu sortir du coffre de la fondation ? Tous les regards se tournent vers son président, Philippe Biermé. Cet ancien retoucheur aux éditions du Lombard, l’éditeur historique de Blake et Mortimer, s’était rapproché de Jacobs à la fin de sa vie. Il avait notamment persuadé le vieil homme de s’autoéditer, avec succès. A cette occasion, ce féru d’égyptologie s’était permis de retoucher la couverture du Mystère de la Grande Pyramide pour y inscrire son propre nom en hiéroglyphe sur le mur du tombeau de Horus ! Dans son testament, Jacobs le désignera comme son ayant droit. Biermé sera bientôt l’inamovible président de la fondation E. P. Jacobs. Et, à ce titre, détenteur des clés du coffre…

Etrange personnage que ce Philippe Biermé. Depuis quelques années, on le croise souvent à des rassemblements de collectionneurs de voitures anciennes. Ce passionné d’ésotérisme s’y rend au volant de l’une de ses Rolls-Royce, immatriculées  » 666 « , le chiffre du diable, ou d’une élégante Ford Mustang de 1965. L’homme possède aussi une belle demeure du côté de Montfort-l’Amaury, à l’ouest de Paris.  » Vous savez, une Rolls, ça ne coûte pas si cher que ça « , nous a-t-il confié au téléphone…

Philippe Biermé avec l'une de ses Rolls immatriculées 666.
Philippe Biermé avec l’une de ses Rolls immatriculées 666.© COLL. PARTICULIÈRE

Et puis, rappelle-t-il, en 1992, quelques années après la mort du créateur de Blake et Mortimer, il avait revendu à Dargaud les Studios Jacobs, détenteurs des droits sur les deux personnages, pour environ deux millions d’euros.

Mais comment explique-t-il la fuite massive des originaux du coffre de la fondation ?  » Il n’y a jamais eu d’inventaire des planches entreposées, alors comment dire si des pièces ont disparu ?  » élude étrangement Biermé. Que penserait-on du président d’une fondation Picasso qui, en trente ans, n’aurait jamais pris la peine de faire la liste des toiles léguées par le peintre ? D’autant que, en réalité, il existe bien un inventaire, en deux parties, dressé par Jacobs lui-même et que Le Vif/L’Express a pu consulter.

Il s’agit tout d’abord de sept pages dactylographiées, intitulées  » Objets et documents destinés à la fondation « , qui répertorient minutieusement des dessins de jeunesse, une collection d’armes (armures, poignards…), des objets du culte (chapeau de La Marque jaune, maquette pour le scaphandre de Mortimer…), d’innombrables tableaux et même 16 planches originales de Blake et Mortimer réservées aux expositions.

L'affaire Blake et Mortimer, un scandale à plusieurs millions
© 2017/éditions blake et mortimer/studio jacobs (dargaud-lombard SA)

Le second document porte la mention  » Liste des originaux perdus ou dérobés de la série Blake et Mortimer  » : il répertorie cinq planches, deux couvertures – SOS Météores et L’Enigme de l’Atlantide – et cinq mises en couleurs. En réalité, Jacobs avait fait un inventaire par défaut : tout ce qui ne figurait pas sur cette liste, soit la quasi-totalité des albums, a bien été déposé au coffre.

Coup de théâtre en 2015 : Philippe Biermé annonce la liquidation de la fondation Jacobs ! Et l’on apprend à la fin de l’été 2017 que les 470 planches originales rescapées du pillage seront confiées à la très respectée fondation Roi Baudouin. Dans la foulée, Philippe Biermé fait part de son intention de créer une nouvelle fondation avec un certain Nick Rodwell. Ce sexagénaire britannique, époux de la veuve d’Hergé, règne sur l’empire Tintin, via la société Moulinsart, qui édite des ouvrages et des produits dérivés haut de gamme autour de l’univers du petit reporter. Homme d’affaires réputé intraitable, Rodwell a essayé, ces dernières années, d’offrir son savoir-faire à plusieurs ayants droit de célèbres héros de bandes dessinées. La veuve de Peyo, le créateur des Schtroumpfs, n’avait pas donné suite, mais Moulinsart devrait s’occuper des produits dérivés de la grande exposition Hugo Pratt, qui se tiendra à Lyon l’an prochain. Pouvoir ajouter Blake et Mortimer à son escarcelle serait providentiel et plutôt cohérent graphiquement.

Cette planche originale de la deuxième aventure de Blake et Mortimer a été adjugée à 205 000 euros par Christie's, en mai 2016.
Cette planche originale de la deuxième aventure de Blake et Mortimer a été adjugée à 205 000 euros par Christie’s, en mai 2016.© 2017/éditions blake et mortimer/studio jacobs (dargaud-lombard SA)

Mais le patron de l’honorable société Moulinsart peut-il prendre le risque de s’associer à un personnage comme Philippe Biermé ? Nick Rodwell ne souhaite pas s’exprimer pour l’instant, a-t-il fait savoir au Vif/L’Express. Son irruption soudaine dans le paysage ne ferait pas que des heureux, notamment du côté de Dargaud, propriétaire des éditions Blake et Mortimer, lesquelles publient depuis vingt ans les suites des aventures des deux héros, qui font un véritable malheur en librairie. Pas moins de trois équipes travaillent en parallèle en ce moment aux futurs albums. « Une fondation Jacobs créée par Moulinsart est une idée baroque. D’ailleurs, le Studio Jacobs envisage de créer une fondation Hergé », plaisante à moitié Claude de Saint Vincent, directeur général de Dargaud. C’est peu dire que la perspective de voir le patron de Moulinsart s’immiscer dans l’avenir de Blake et Mortimer ne l’enchante pas vraiment. Chacun sait que Rodwell n’est pas du genre à être un sleeping partner

L’affaire Jacobs pourrait bien se régler sur le terrain judiciaire. Claude de Saint Vincent a en effet introduit une instance devant un juge civil en Belgique, demandant à être désigné comme coliquidateur de la fondation. « En tant qu’éditeurs des albums de Blake et Mortimer, nous devons avoir accès aux planches originales pour effectuer des rééditions, justifie le patron de Dargaud. Nous voulons donc savoir comment 200 originaux ont pu se volatiliser et nous ferons tout pour les retrouver. »

L’affaire Blake et Mortimer ne fait peut-être que commencer.

Dargaud/Niffle vient de rééditer l’intégrale des Aventures de Blake et Mortimer, en noir et blanc, en deux magnifiques albums grand format (336 et 360 p.).

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