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Kazakhgate : Un policier de Waterloo a bien rédigé un rapport négatif sur Chodiev, en 1996

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le Vif/L’Express et De Standaard ont retrouvé l’agent de quartier de la police de Waterloo qui a établi un rapport sur Patokh Chodiev, fin 1996, suite à sa demande de naturalisation. Le PV qu’il a alors rédigé était bien négatif, en raison d’informations alarmantes de la Sûreté de l’Etat. Ce qui n’aurait pas plu à son commissaire de l’époque Michel Vandewalle ni au bourgmestre Kubla. Ce policier demande à être entendu par la commission Kazakhgate pour s’expliquer. Révélations.

La commission d’enquête parlementaire Kazakhgate a commencé ses travaux en se penchant sur les conditions dans lesquelles deux membres du trio kazakh, Patokh Chodiev et Alijan Ibragimov, ont obtenu la nationalité belge. Les députés s’intéressent notamment au rôle de la police de Waterloo qui, en 1996, a dû remettre un rapport sur Chodiev, à la demande du parquet de Nivelles, comme l’impose la procédure de naturalisation. Or, en 2002, après que le scandale de corruption de Tractebel ait éclaté, le journal De Morgen a évoqué l’existence de deux rapports de police : le premier, signé par un agent brigadier, donnait un avis négatif sur la base de renseignements de la Sûreté concernant les liens de Chodiev avec le milieu russe, le second, signé par le commissaire Michel Vandewalle (aujourd’hui chef de corps à Waterloo) inverse la vapeur et s’avère très favorable à Chodiev.

Y a-t-il eu un bidouillage au sein de la police de Waterloo, à la demande du bourgmestre Serge Kubla (MR) qui est le voisin des Chodiev, avenue du Manoir? Le commissaire a-t-il cédé à la pression de son maïeur? C’est la question que se posent aujourd’hui les députés qui, dans le dossier officiel de naturalisation de Patokh, archivé à la Chambre, ont trouvé un autre rapport de la police de Waterloo, signé par le commissaire adjoint Fernand Fagot et favorable à l’intéressé.

Devant la commission, le 25 janvier, Michel Vandewalle a soutenu que les deux rapports évoqués par De Morgen étaient des faux et que seul le PV du commissaire adjoint Fernand Fagot était authentique. Le chef de corps dit-il vrai sur ces faux ? Nous avons recherché l’agent de quartier qui, à l’époque, patrouillait avenue du Manoir, à Waterloo, là où résidait la famille Chodiev, au numéro 101, depuis 1994.

Nous avons fini par le retrouver. Il est toujours policier, mais dans un autre arrondissement. Lorsqu’il a entendu, par voie de presse, le témoignage du commissaire Vandewalle et vu le prétendu faux rapport de l’agent brigadier publié par Le Soir jeudi dernier, son sang n’a fait qu’un tour. Suite à nos questions insistantes, il nous a donné quelques éléments de réponse, sans se montrer très disert, car il veut réserver le détail de ses explications à la commission d’enquête parlementaire. Il nous a aussi demandé de préserver au maximum son anonymat, car il ne cherche pas à se retrouver sous le feu des médias. Voici ce que nous avons appris, en l’écoutant.

Ce policier, S., était agent de quartier, notamment avenue du Manoir, depuis 1994. C’est lui qui a signé, cette année-là, la déclaration de résidence principale de Patokh Chodiev, son épouse Goulnora et leurs trois enfants, à Waterloo. Deux ans plus tard, suite à une apostille du parquet de Nivelles, il doit rendre un rapport sur Patokh Chodiev qui a fait une demande de naturalisation le 14 mars 1996. Son rapport, adressé au commissaire Vandewalle, sera négatif, car il a reçu un document avec des infos de la Sûreté établissant des liens entre l’intéressé et le milieu russe. Il s’en souvient clairement, sans aucune hésitation. Il l’ignore ce qu’est devenu son rapport. Il sait juste qu’il a remis une copie à Vandewalle et une à Fagot qui chapeautait son équipe. Quant au fac-similé qu’il a vu dans Le Soir, il pense que c’est son PV, bien que la date et le nom de l’agent soient masqués. Le contenu correspond en tout cas. Il est formel.

En 1998, c’est au tour de Goulnora Chodieva d’introduire une demande de naturalisation. C’est à nouveau le policier S. qui est chargé d’établir un rapport. Il rédige un PV négatif car Goulnora ne parle pas un mot de français et ne le comprend pas davantage. Suite à ce rapport défavorable, il reçoit, quelques semaines plus tard, une nouvelle apostille avec la même demande. Il retourne au 101. Même constat. Et, de nouveau, il établit un PV négatif. Il se souvient de l’irritation de Vandewalle pour ses rapports défavorables, lequel lui aurait même dit que le bourgmestre, Serge Kubla, n’était pas content. Selon les souvenirs de notre agent, une troisième apostille a été rapidement envoyée à la police de Waterloo par le parquet de Nivelles, décidément zélé pour le dossier de Madame Chodieva. Mais, cette fois, parce que S. était en congé, c’est un autre policier qui s’est chargé de la visite domiciliaire. Il s’agit de l’agent L., que nous avons également retrouvé. Travaillant aujourd’hui dans le privé, L. nous dit avoir, lui aussi, rédigé un rapport négatif, en 1998. Un de plus.

La quatrième apostille du parquet de Nivelles sera traitée par Vandewalle lui-même. Sentant le coup fourré, le policier S. ira voir le PV du commissaire dans le dossier de Goulnora. Il constate que, dans ce rapport, il est cité par son chef à qui il aurait dit que Madame Chodieva avait fait d’énormes progrès en français grâce à des cours intensifs. Ce qui est faux, selon lui. En lisant le PV, il apprend également, très étonné, que Patokh a acquis la nationalité belge en août 1997 et comprend qu’on manigancé dans son dos. Contrarié par le PV du commissaire sur Goulnora, dans lequel il est cité sans avoir été consulté et sans avoir paraphé le document, il rédige un rapport, à l’intention de ses supérieurs, pour expliquer que ce PV contient des erreurs, que les progrès en français de Goulnora sont bien plus modestes que rapportés par Vandewalle et qu’elle ne parvient pas encore à suivre une conversation. Ce rapport est resté sans suite.

Notre policier n’aura plus aucune information sur le dossier, jusqu’à l’article du Morgen en 2002. On sait aujourd’hui que le Comité P s’est intéressé aux deux rapports évoqués par le quotidien flamand. Michel Vandewalle et Fernand Fagot ont été entendus par ce comité de contrôle des services de police. Pas l’agent S., dont le nom devait pourtant apparaître sur l’un des deux rapports. Il aurait pu s’en plaindre, voire même alerter le parquet. Mais, à l’époque, son supérieur hiérarchique était toujours Vandewalle. Difficile, quand on est simple agent, de se retourner contre son chef de corps. Tous les policiers le savent.

Ces éléments et ceux que nos deux agents pourraient rapporter à la commission parlementaire soulèvent de nombreuses questions. Y a-t-il eu pression de Kubla et Vandewalle pour que les rapports sur les Chodiev soient favorables? Fernand Fagot a-t-il cédé à cette pression pour établir un rapport positif, à la place de son agent brigadier dont on a écarté le PV? Il n’était, en tout cas, pas dans les habitudes d’un commissaire adjoint de faire ce genre de procès-verbal pour une naturalisation, selon les avis de policiers que nous avons recueillis.

Pourquoi le Comité P n’a-t-il pas entendu l’agent S. en 2002? Vandewalle a avoué à la commission que le dossier de Patokh Chodiev avait disparu des archives de la police de Waterloo, lesquelles sont accessibles à tous les agents du commissariat. Qui avait intérêt à faire disparaître ce dossier? Le dossier de Goulnora, lui, s’y trouve-t-il encore? Le deuxième rapport évoqué par De Morgen et publié par Le Soir, celui signé Vandewalle, est-il un vrai ou un faux? S’il s’agit d’un faux, qui cela arrangeait-il de le faire fuiter dans la presse, en 2002, alors que le scandale Tractebel, impliquant le trio kazakh, avait éclaté. Il subsiste bien des mystères dans la naturalisation de Chodiev.

« Nous allons demander des comptes au Comité P »

Georges Gilkinet (Ecolo), vice-président de la commission Kazakhgate, a été contacté par le policier S. après que nous l’ayons retrouvé. Nous avons demandé au député ce qu’il pensait des déclarations de cet agent.

Quelle est votre réaction au témoignage de ce policier de Waterloo?

Manifestement, un des deux membres de la Police de Waterloo ne dit pas la vérité. Et les éléments qui nous sont ici présentés par l’agent de quartier qui a rédigé ce rapport en 1996 sont particulièrement crédibles. Ils me font penser que c’est le Commissaire de la Police de Waterloo qui a menti à la Commission d’Enquête mercredi passé. C’est évidemment très grave. Comme il est très grave qu’un dossier ou des dossiers de naturalisation aient été ainsi manipulés par un ou des membres de la Police de Waterloo, sans doute sous la pression du bourgmestre l’époque, Serge Kubla. Ce qui s’est passé au moment de leur naturalisation montre la capacité d’influence et de corruption du trio kazakh, sur des organes essentiels en démocratie comme la Police locale, la Sûreté de l’État et le Parlement.

Comment peut-on expliquer que personne n’ait réagi depuis lors?

C’est une vraie question. La Sûreté de l’État connaissait les relations du trio avec la mafia russe, mais n’a rien fait. La Justice était informée également, mais n’a entamé aucune démarche de retrait de la Nationalité belge des trois Kazakhs, malgré les indications très claires dont elle disposait. Le Comité P a été saisi (par un sénateur Agalev à l’époque) suite à des articles relatifs à ces rapports de police, mais il n’a même pas pris la peine de tenter de retrouver l’auteur du rapport pour en vérifier l’authenticité. Ça fait décidément beaucoup trop de manquements dans ce dossier qui n’en finit pas de nous apporter de mauvaises surprises.

Et que comptez-vous faire à présent?

Nous allons demander des comptes au Comité P dont la venue est prévue cette semaine à l’agenda de la commission Kazakhgate. Mais nous avons également écrit, avec mon collègue Kristof Calvo, au président de la Commission, Dirk Vandermaelen. D’une part, nous avons proposé l’audition de l’agent de quartier qui a établi ce rapport, mais aussi de réentendre le Commissaire Vandewalle et de convoquer Serge Kubla. D’autre part, nous avons demandé que le juge d’instruction qui accompagne notre Commission d’enquête se rende sans délai au Parquet de Nivelles et à la Police de Waterloo pour saisir toutes les pièces utiles à notre enquête et tenter de retrouver les Procès-Verbaux d’époque. Ces faits sont trop graves pour rester sans suite.

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