Armand De Decker © Belga

Kazakhgate: La note d’honoraires mystérieuse d’Armand De Decker

Le Vif

Une note d’honoraires de 201 485 euros d’Armand De Decker en tant qu’avocat reste inexpliquée. C’est en tout cas ce qui ressort du dossier judiciaire qui relève de nombreuses contradictions…

Par Thierry Denoël – Enquête avec Alain Lallemand (Le Soir) et Mark Eeckhaut (De Standaard)

Parmi les mystères qui subsistent dans l’affaire Kazakhgate, il y a celui des honoraires d’Armand De Decker. On sait que l’ancien président MR du Sénat a revêtu la toge d’avocat fin 2010 pour rejoindre l’équipe de Me Catherine Degoul, chargée par l’Elysée de Sarkozy de tirer le milliardaire Patokh Chodiev et ses deux comparses kazakhs de leurs ennuis judiciaires en Belgique. Ce qui fut fait le 17 juin 2011, lorsque le « trio » a signé une transaction pénale avec le parquet général de Bruxelles. Les enquêteurs ont retrouvé la trace de six versements bancaires de Degoul à De Decker pour un total de 741 846 euros. Ces versements s’étalent du 29 décembre 2010 au 19 décembre 2011. A quelles prestations correspondent-ils ? Face aux enquêteurs, l’avocate française et De Decker n’ont pas raconté la même chose. Et ce n’est pas la seule contradiction dans ce volet du dossier.Lorsque De Decker est interrogé au parquet de Bruxelles sur ses honoraires, il prétend avoir reçu de Catherine Degoul un total de 540 361 euros pour ses prestations dans le dossier Chodiev. Selon lui, le dernier versement repéré sur le compte bancaire de l’avocate française, soit 201 485 euros, correspond à « cinq autres dossiers » dans lesquels il dit avoir travaillé avec Degoul. Parmi ces dossiers, celui de Florence Cassez, du nom de cette ressortissante française détenue au Mexique et accusée de complicité avec un chef de gang, et le dossier Jean-Pierre Bemba, du nom de l’ancien vice-président congolais condamné par la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité. Le premier dossier concernait une possible extradition de Cassez via la Belgique. Dans le second, il s’agissait d’une demande de libération provisoire de Bemba qui aurait été hébergé en Belgique.Degoul n’a pas la même version. Selon elle, Armand De Decker a touché « environ 420 000 euros » pour le dossier du trio kazakh. « Le reste, c’était pour deux autres dossiers (et non pas cinq). Il s’agissait de dossiers concernant l’Afrique, notamment la République du Congo », dit-elle aux enquêteurs. Par contre, elle affirme qu’elle n’a pas rémunéré son confrère belge pour le dossier Florence Cassez. De Decker a pourtant transmis aux enquêteurs une note d’honoraires, peu détaillée, de 201 485 euros, adressée à l’avocate française pour des dossiers divers intitulés « T/FC/JPB/S/V ». On reconnaît deux initiales, celles de Florence Cassez et Jean-Pierre Bemba. Les autres demeurent énigmatiques. Or Degoul a dit n’avoir jamais reçu cette note d’honoraire…

Vanackere contredit De Decker

On constate d’autres belles contradictions dans le dossier. Ainsi, dans des mails retrouvés par les enquêteurs, l’ancien conseiller de l’ombre de Sarkozy, François-Etienne des Rosaies, évoque une intervention de De Decker auprès du ministre belge des Affaires étrangères de l’époque, Steven Vanackere (CD&V), notamment dans le cadre du Kazakhgate, mais aussi du dossier Florence Cassez. On sait que l’ancien ministre a réfuté toute intervention en ce qui concerne Chodiev. De Decker l’a confirmé. Mais il a, par ailleurs, reconnu, lors de sa dernière audition judiciaire du 13 décembre 2016, qu’il avait bien parlé de l' »affaire Cassez » avec Vanackere, sans avoir rien obtenu de cette démarche, effectuée, dit-il, en tant qu’avocat.C’est curieux car l’ancien ministre CD&V a certifié aux enquêteurs n’avoir « aucun souvenir d’un entretien personnel ou oral au cours duquel Armand De Decker aurait évoqué ce dossier. » Notons que, fort curieusement, Vanackere n’a pas été interrogé sur ce sujet, lorsqu’il est passé devant la commission d’enquête parlementaire sur le Kazakhgate… De son côté, Me Degoul a expliqué aux policiers qui l’ont interrogée que, si De Decker était bien intervenu dans le « dossier Cassez », elle ignorait « à quel titre il avait approché le ministre Vanackere dans le cadre de cette affaire ». Lors de sa comparution en décembre 2016, les enquêteurs ont demandé à Armand De Decker s’il confirmait ce qu’il avait déjà déclaré à propos de sa note d’honoraires de 201 485 euros, tout en lui faisant remarquer que Me Degoul leur avait dit n’avoir jamais reçu cette note. Cette fois, De Decker a répondu : « Je n’ai pas de commentaires à faire. Je ne me souviens plus ». Etonnant

201 485 euros pour quoi ?

Mais il y a plus. Les enquêteurs se sont également intéressés au dossier référencé « JPB » dans la mystérieuse note d’honoraires d’Armand De Decker. Ce dernier a confirmé qu’il s’agissait d’une affaire concernant Jean-Pierre Bemba. Il a également reconnu que Catherine Degoul avait rencontré Didier Reynders (MR), ministre des Affaires étrangères depuis fin décembre 2011, pour évoquer le cas de Bemba et son éventuelle libération conditionnelle en Belgique.Un mois avant l’audition de son compagnon libéral, Reynders l’avait lui-même dit aux enquêteurs, avant de le confier, en juillet dernier, à la commission d’enquête parlementaire. Sa rencontre avec Degoul a eu lieu, le 2 février 2012, dans le bureau d’Armand De Decker au Sénat, comme le suggérait l’annotation « ADD+DR » dans l’agenda de Degoul à la même date, révélée par Le Vif/L’Express etDe Standaarden avril dernier.Les enquêteurs se sont aussi penchés sur les honoraires perçus par De Decker pour ce dossier « JPB ». Cette fois, Degoul leur a dit avoir bien rétribué son confrère belge pour cette affaire, tout en donnant une curieuse précision : « Je n’ai moi-même pas été rémunérée par les clients dans le dossier Bemba, contrairement à l’autre dossier concernant l’Afrique. (…) J’ai payé de ma poche De Decker pour ce dossier Bemba. »Cela a surpris les enquêteurs qui ont cherché à en savoir davantage auprès d’Armand De Decker : « Tenant compte des démarches de Me Degoul auprès de Didier Reynders dans le cadre du dossier Bemba, voyez-vous un lien entre ces démarches et votre note d’honoraires de 201 485 euros ? », lui ont-ils demandé. Réponse de l’intéressé : « Je n’en ai aucune idée ». Si c’était le cas, ce serait interpellant, d’autant que la réunion a eu lieu dans le bureau du Sénat de De Decker, censé intervenir comme avocat…

Par ailleurs, le fait que Degoul elle-même n’ait pas été rémunérée dans le dossier Bemba est aussi très étrange. Nous avons recherché une trace de son intervention en tant qu’avocate pour Jean-Pierre Bemba. Nous n’en avons trouvé aucune dans les documents disponibles de la CPI. Quant aux avocats connus qui ont défendu Bemba en 2011 et 2012, l’un est décédé l’autre ne nous a pas répondu. Même chose pour l’entourage de l’ancien leader congolais. Aucune réponse aux questions que nous avons envoyées par mail.

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