La manière de traiter et plaider est différente entre tribunaux francophones et néerlandophones, selon Peter Callens, le président de l'Ordre des barreaux flamands. © BELGA IMAGE

Justice: comment la Flandre se donne les moyens de gérer ses compétences judiciaires

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Une ministre en titre depuis 2019, une administration centrale depuis ce 1er janvier: la Flandre se donne les moyens de gérer ses compétences judiciaires, présentes et… à venir, et ne s’interdit pas de songer à une Justice régionalisée. Largués, les francophones?

L’an 2021 avait été proclamé « année de la justice flamande », 2022 entretiendra la flamme et poursuivra sur la lancée en devenant l’an I de son bras armé administratif. Le 1er janvier, une nouvelle agence a pointé le bout du nez. Un grand département flamand de la Justice appelé à rassembler des services jusqu’ici éparpillés entre diverses administrations et qui totalisera, en vitesse de croisière, un millier d’agents.

Zuhal Demir (N-VA) est bien femme à vouloir démontrer qu’en devenant la toute première ministre de la Justice et du Maintien (sic) de Flandre, elle n’entrerait pas dans l’histoire pour faire de la figuration. Que ce titre qu’elle n’a pas volé, quoi qu’on en dise, ne resterait pas qu’une façon de se donner de l’importance qui ne prêterait pas à conséquence.

Cette titularisation inédite, glissée dans le casting du gouvernement Jambon I (N-VA – CD&V – Open VLD) mis sur les rails en octobre 2019, avait fait un peu jaser du côté du voisin francophone. Une ministre flamande de la Justice: non mais, de quel droit? Mais du droit d’une Flandre majeure et vaccinée de gérer ses affaires internes comme elle l’entend et d’user d’une appellation non protégée, avait-on calmement répliqué au nord du pays. Et Zuhal Demir de tenir le même langage à celles et ceux qui, voici un an, estimaient un brin cavalière son intention de donner consistance à sa compétence en posant « les fondements d’une justice communautaire », entendez flamande. « Je ne vois pas pourquoi je devrais pour cela me concerter et conclure des accords avec les autres entités fédérées. J’use de ma compétence, la Flandre est précurseur en la matière et c’est volontiers que nous partagerons notre expérience avec d’autres entités », faisait-elle savoir au parlement flamand.

Une défédéralisation intégrale de la Justice peut-elle s’accomplir? Pour ce qui nous concerne, la réponse est très claire: c’est oui.

« Ni l’envie ni le temps »

La promotion ministérielle doublée d’un empressement à vouloir marquer son territoire n’avaient d’ailleurs pas particulièrement heurté deux ministres fédéraux de la Justice successifs, tous deux flamands il est vrai, invitant à relativiser cette apparence de montée en puissance. Le CD&V Koen Geens, en 2019, estimait ne pas voir de mal à cela, l’Open VLD Van Quickenborne, en 2021, considérait laconiquement « ne pas avoir de jugement à porter sur la déclaration de Madame Demir » et ne pas avoir « l’envie ni le temps de [s’]engager dans des discussions sur la question de la régionalisation ou non de la Justice ».

Serait-ce donc là le dessein masqué derrière ces grandes manoeuvres organisationnelles en cours? En vraie N-VA, Zuhal Demir ne s’en cache pas, « la structure de l’agence offrira aussi l’espace pour accueillir de nouvelles tâches dans le cadre d’une éventuelle nouvelle réforme de l’Etat en 2024. Nous devons être prêts. » Que l’aspiration à une Justice régionalisée soit loin de faire politiquement l’unanimité au nord du pays n’empêche pas de se fixer un horizon et de se mettre en ordre de bataille pour le jour où… Et la Flandre de franchir ainsi les étapes sans les brûler, en veillant à rester sur les chemins balisés par le strict partage des compétences entre niveaux de pouvoir, non sans apporter sa touche ici et là. La récente mise sur pied d’un miniservice de renseignement voué à « screener » les institutions religieuses candidates à une reconnaissance officielle et aux subsides régionaux, a fait lever quelques sourcils.

La ministre flamande de la Justice Zuhal Demir (N-VA) dit vouloir être prête pour une éventuelle nouvelle réforme de l'Etat, en 2024.
La ministre flamande de la Justice Zuhal Demir (N-VA) dit vouloir être prête pour une éventuelle nouvelle réforme de l’Etat, en 2024.© BELGA IMAGE

« Rassembler au sein d’un seul et même organisme des compétences éparpillées a le mérite de la cohérence et peut être un gage d’efficacité », commente Vincent Macq, procureur du roi de Namur et président de l’Union professionnelle de la magistrature. Du travail d’anticipation, c’est plutôt pas mal joué: « Au moins, la « boîte » est là, encore partiellement remplie » mais configurée pour réceptionner et absorber de nouvelles compétences en s’épargnant une trop longue et délicate période de transition. « Ce choix va dans le sens de l’histoire. Il ne sert à rien de jouer à la politique de l’autruche », prolonge le magistrat.

Apprentis sorciers

Enfouir sa tête dans le sable, ce n’est pas trop le réflexe d’une Flandre qui aspire à capter toujours plus de leviers de pouvoir. Au sein de son parlement, un groupe de travail refait d’ailleurs en ce moment le monde institutionnel belge en l’examinant sous toutes les coutures dans la perspective de le chambouler une fois encore au lendemain de l’échéance électorale de 2024. La sphère judiciaire a toute sa place dans ce remue-méninges, elle est passée sur le billard parlementaire le 4 novembre dernier, le temps d’entendre des acteurs du monde judiciaire et de soupeser le pour et le contre à propos d’une régionalisation de la Justice. Ce fut l’occasion pour un ponte du SPF fédéral Justice de revenir sur une désignation ministérielle controversée. « On a jugé étrange que le gouvernement flamand s’adjoigne un ministre de la Justice sans équivalent du côté wallon. Mais au sud du pays, après transfert de compétences, on a créé un département des maisons de Justice qui reprend aussi ce terme. » Tout cela pour souligner, ajoutait Rudy Van De Voorde, le patron des établissements pénitentiaires du pays, qu’il s’agit « de naviguer au quotidien entre les sensibilités. Nous vivons dans un pays où le débat est extrêmement vivace », où chaque terme employé est « pesé sept fois et examiné à la loupe » afin d’éviter tout malentendu.

De l’art de se mouvoir au sein d’une Justice tiraillée entre ses pôles d’attraction fédéral et fédérés. Et si la scinder pour de bon entre Nord et Sud pouvait la sortir de cet inconfort permanent? La chose n’irait pas de soi mais le coup est jouable, répondait ce jour-là Peter Callens, président de l’Ordre des barreaux flamands et porte-voix du monde néerlandophone des avocats, en posant « la question fondamentale: une défédéralisation intégrale de la Justice peut-elle s’accomplir? Pour ce qui nous concerne, la réponse est très claire: c’est oui. » Est-elle pour autant souhaitable, voilà une interrogation que l’homme de loi, invité à se jeter à l’eau, a préféré repousser – « refédéraliser ou défédéraliser, nous pourrons vivre avec les deux scénarios » – non sans livrer cette précieuse indication: « Défédéraliser est possible mais sera difficile » ; bonjour le saut dans l’inconnu puisque « la scission de la Justice dans un contexte centrifuge n’aurait pas de précédent. Nous devrons jusqu’à un certain point jouer aux apprentis sorciers. Comme on dit en français, « il faut vivre dangereusement » mais peut-être faudra-t-il le faire ». Se risquer au grand basculement des cours et tribunaux dans les escarcelles régionales et communautaires et coller, en somme, à une réalité du terrain puisque de l’aveu de maître Callens, « la manière dont une affaire est traitée et plaidée devant les tribunaux francophones est tout bonnement différente que devant les tribunaux néerlandophones ».

Frein psychologique

Rien d’abouti n’est sorti et ne devait sortir de cette séance parlementaire de réflexion, si ce n’est, peut-être, le calcul fait par certains que les pas successifs posés par la Justice proprement flamande devraient rendre toute marche arrière moins évidente à enclencher. Et le constat qu’en Flandre, le logiciel est bel et bien enclenché. On n’y fait pas que se flatter d’avoir une ministre de la Justice et s’équiper d’un nouvel appareil administratif, on cogite aussi, on prend la température dans la perspective de « monter » un dossier. « La Flandre est clairement dans une dynamique », observe Caroline Sägesser, chercheuse en matière institutionnelle au Crisp, et un tel élan n’a pas d’équivalent côté francophone: « Après l’étonnement et l’émoi suscités par la désignation d’une ministre flamande de la Justice, le soufflé est retombé au sud du pays où l’on n’a pas jugé utile d’emboîter le pas. » Ni d’y faire vivre ce genre de débat ni d’en faire tout un plat. « La Flandre en fait sans doute un peu trop, on est aussi dans l’effet d’annonce », tempère le constitutionnaliste Marc Uyttendaele (ULB) que la démarche nordiste ne choque pas.

Ce choix va dans le sens de l’histoire. Il ne sert à rien de jouer à la politique de l’autruche.

Valérie Glatigny (MR) est en tout cas une ministre chargée des Maisons de Justice et de l’Aide à la jeunesse au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui affiche sa zénitude. Pas une once d’envie envers la visibilité de son alter ego flamande ne transparaît de sa façon de penser communiquée au Vif par voie de courriel. Chacun son style, chacun son type d’organisation administrative, c’est le lot de tout Etat fédéral et « la Fédération a fait le choix du modèle qui continue de prévaloir à l’échelon fédéral » ; l’important est ailleurs, il est dans l’exercice des compétences que la FWB exerce ni plus ni moins que la Flandre, avec ses propres accents qui ne sont pas ceux de la Justice flamande, en matière de surveillance électronique, de gestion du terrorisme et de l’extrémisme violent ou de l’encadrement des victimes.

« La Fédération Wallonie-Bruxelles a fait le choix du modèle qui continue de prévaloir à l’échelon fédéral « , souligne la ministre Valérie Glatigny (MR).© BELGA IMAGE

Le reste ne serait, en quelque sorte et jusqu’à nouvel ordre, que littérature, gesticulation à usage interne, façon de rouler les mécaniques. Sans doute aussi une question de frein psychologique dans le chef des francophones, qui les retient de relooker « leur » Justice par une touche trop ouvertement sudiste: « On peut y voir la crainte d’encourager le détricotage de ce qui reste un gros poisson communautaire, du calibre de la sécurité sociale, et jusqu’ici peu affecté par le processus de fédéralisation du pays », avance Jean Faniel, politologue et directeur général du Crisp. Affaire sensible, « l’enjeu d’une scission de la Justice ne sera pas qu’organisationnel mais portera aussi sur les valeurs démocratiques, comme en témoignent les modèles radicalement différents adoptés en matière de mineurs en danger entre le nord et le sud du pays: l’un sanctionnel, l’autre protectionnel. Il y a là de vrais choix de société qui seront à poser », prévient Vincent Macq. Il n’est peut-être pas superflu de s’y préparer.

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