Koen Lemmens © Dieter Telemans

« Je pense qu’Eric Zemmour est plus dangereux que Donald Trump »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Avocat et juriste, le professeur Koen Lemmens a appris professionnellement à avoir raison. Pourtant, il a développé une aversion croissante pour la volonté d’avoir toujours raison très présente dans la société : « Je m’intéresse aux opinions avec lesquelles je ne suis pas d’accord, par ce qui se passe en dehors de ma bulle. »

S’engager dans un débat, c’est la raison d’être de Lemmens.Y compris en ces temps difficiles, où même dans sa France bien-aimée un trublion comme Eric Zemmour tente sa chance à la présidence. « Puis-je dire que je trouve Zemmour plus dangereux que Donald Trump ? Trump était un clown. Avec Zemmour, il y a une couche de style, de connaissances et de sérieux. Cet homme a quelque chose en plus, il parle et écrit bien ».

Comme Trump, le projet politique de Zemmour consiste à monter les gens les uns contre les autres. C’est ainsi que la société est organisée : la dureté contre la dureté et encore plus de dureté.

Koen Lemmens : Mon grand-père un mineuret il était toujours partant pour une discussion sérieuse sur la politique. Mais après, il disait toujours : « Maintenant, on va boire une bière ensemble ». Aujourd’hui, nous semblons incapables de dialoguer avec des personnes qui ont une vision différente de la vie. Cela devient vraiment un nouveau code de conduite : je ne suis pas d’accord avec toi, alors je ne te parle pas. Ça me tape sur les nerfs. Je m’intéresse aux opinions avec lesquelles je ne suis pas d’accord, à ce qui vit en dehors de ma bulle. Les algorithmes nous éloignent du débat avec des inconnus. Les hashtags conduisent à l’esprit de cloisonnement.

Sur les réseaux sociaux, vous êtes une voix distincte, ne serait-ce que parce que vous aimez puiser dans la tradition culturelle française.

C’est l’une des contradictions de notre époque : tout le monde parle sans cesse de la diversité et de la nécessité de sortir des sentiers battus. Mais le débat se déroule exclusivement en anglais. Je n’ai rien contre la culture anglo-saxonne, mais en tant qu’étudiant, je trouvais déjà étrange que l’anglais soit le filtre, même dans le débat intellectuel. Savez-vous que le nom de Thomas Piketty a été entendu pour la première fois en Flandre après la traduction en anglais de son livre Le capital au XXIe siècle ? Avant cela, il n’y avait eu qu’une seule référence à Piketty dans les médias flamands : dans une chronique du président du PS Paul Magnette dans le quotidien De Standaard. (rires) Surtout dans les milieux progressistes, dont on s’attendrait à ce qu’ils recherchent la diversité, les gens ne sont pas très enclins à s’inspirer d’autres traditions. Manifestement, seul le cadre anglo-saxon compte.

Un dialogue apaisé est-il encore possible ? Prenons le débat sur le « woke »: selon l’un, cela témoigne d’une intolérance et d’une supériorité morale, tandis que l’autre pense que le « woke » n’existe pas.

Une société a besoin d’une avant-garde pour la réveiller. Cela peut aller des détracteurs du Père Fouettard aux fanatiques du climat. Mais ces débats sont immédiatement moralisés. Et dans une discussion morale, il est difficile de parvenir à un accord. Nous devrions démoraliser ces discussions, les réduire à leurs véritables proportions, puis trouver un compromis défendable pour tous.

Appliquons cela à un débat d’une grande valeur symbolique : la colonisation du Congo. Seuls les Noirs peuvent s’exprimer à ce sujet?

Dans le passé, la voix africaine n’était pas entendue. L’équilibre ne peut être rétabli que si nous accordons beaucoup plus de poids, dans le débat sur la colonisation du Congo, à des perspectives qui étaient auparavant négligées. En même temps, le débat scientifique doit rester diversifié. Nous ne devons pas remplacer le manque de perspectives du passé par un autre manque. Je suis tout à fait d’accord avec la critique selon laquelle, pendant longtemps, la colonisation a été considérée de manière désespérément peu critique. Ne commettons pas la même erreur aujourd’hui en regardant cette époque uniquement d’un point de vue congolais ou africain.

Pourquoi quelqu’un avec qui je suis fondamentalement en désaccord ne pourrait-il pas prendre part au débat ? Donner la parole à votre adversaire n’est pas une faveur ou un acte altruiste. D’une certaine manière, c’est un geste égoïste, car c’est le meilleur moyen de sortir les défauts de sa propre pensée. Si je mets une banane dans mon oreille, je ne peux pas vous entendre. Est-ce que ça me rendra meilleur ? Il est certain que dans le débat universitaire, les limites de ce qui est ou n’est pas « possible » doivent être repoussées aussi loin que possible.

Quelle est la valeur du débat académique ? En ces temps de coronavirus, « expert » est presque devenu un gros mot.

De quelle expertise avez-nous besoin ? En cas de maladie ordinaire, les virologues et les immunologistes suffisent. Mais en cas de pandémie à long terme, la dimension sociale est également importante et c’est pourquoi des économistes, des psychologues, des spécialistes du droit des enfants, etc. sont également impliqués. Ils mettent des accents différents. Et ensuite, les politiciens doivent faire des choix. Je comprends donc la frustration des experts qui estiment que les conseils qu’ils donnent à la demande des responsables politiques ne sont pas suffisamment pris en compte. C’est le rôle d’un conseiller expert : il sait qu’il ne prend pas les décisions.

Mais la communication était un problème. Lors de la première vague, on comprenait que tout ne se passait pas sans heurts. Aujourd’hui, lors de la quatrième vague, le gouvernement continue de dire que l’unité de commandement et une communication claire sont cruciales. Tout ce que nous obtenons, ce sont des chamailleries et des querelles, et des politiciens de haut niveau qui ne défendent plus leurs propres compromis et donnent une interprétation différente de ce que disent les textes.

Les règles étaient-elles encore compréhensibles ?

Le gouvernement se perd dans ses propres règles. Rappelez-vous la règle où l’on était autorisé à se réunir à dix autour d’une terrasse autour d’un brasero à condition que personne dans la maison n’aille aux toilettes, ou que dans le train on ne peut s’asseoir qu’à la fenêtre. Pourtant, le gouvernement s’attend toujours à ce que le pays soit d’accord avec lui. Certains politiciens accusent déjà la population, ce qui témoigne d’un dédain pour l’électeur.

Ce point est plus susceptible d’être reproché à l’expert qu’au citoyen. Un scientifique ne peut pas attendre de quelqu’un qui n’a pas étudié qu’il soit à son niveau. C’est donc aux scientifiques de faire un effort pour l’expliquer. De même que ce sont principalement les personnes très instruites qui ont les compétences, les outils et les connaissances nécessaires pour comprendre ce qui anime un mouvement comme celui des gilets jaunes. L’enseignement joue donc un rôle essentiel.

Êtes-vous en faveur du vieux et noble concept d’éducation populaire ?

L’éducation populaire est la seule raison pour laquelle je suis ici. Mon père était enseignant dans l’école communautaire de Tremelo. En ce sens, je suis un étudiant pionnier : avant moi, personne dans ma famille n’avait suivi d’études universitaires.

Tout le monde peut désormais rafraîchir ses connaissances sur les médias sociaux et l’internet. Cela n’a-t-il pas rendu l’enseignement, et certainement l’ancienne éducation populaire, obsolète ?

L’internet est fantastique, du moins si vous avez suffisamment de connaissances et de compétences . Et surtout le sens critique. C’est ce que l’enseignement doit fournir. Les écoles sont plus importantes que jamais. Quelqu’un qui est lâché sur Internet est complètement perdu. L’intérêt des médias doit aller de pair avec les connaissances de base. Il y a également un aspect de renforcement de la communauté. Ces derniers temps, nous l’avons perdu de vue.

Que voulez-vous dire exactement ?

J’ai lu récemment que les jeunes participants à l’émission De slimste mens ter wereld (NDLR : un quiz très populaire en Flandre) ne savent plus qui sont les Beatles. Où sont les connaissances partagées ? À un certain moment, on en arrive à se demander ce qui reste des connaissances partagées au sein d’une communauté : qu’est-ce qui nous maintient ensemble, nous aide à avancer ou nous enthousiasme ? Je crains parfois que nous soyons surtout unis dans notre méfiance à l’égard de tout ce qui entrave notre liberté individuelle. Néanmoins, nous devons avancer ensemble, et il faut donc un minimum d’implication pour former une communauté. Comment créer cela ? Louis Paul Boon aurait pu dire « même le démolisseur construit », mais non : le démolisseur démolit. Nous sommes un peuple du boulet de démolition: baf, c’est par terre. Et ensuite ?

Ne démolit-on pas toujours avec beaucoup d’empressement ?

Dans les années 1950, Stijn Streuvels se plaignait dans un journal intime de la paralysie des hommes politiques : ils sont tous incompétents, se livrent à des jeux politiques, ne sont pas attentifs aux besoins réels des gens, etc. La critique des hommes politiques est peut-être de tous les temps.

L’Allemagne n’a pas hésité à remercier explicitement la chancelière sortante Angela Merkel. C’est exceptionnel : l’abattage des statues semble presque une métaphore d’une époque où les personnalités sont impitoyablement descendues de leur piédestal.

Je pense que les statues véritablement déplacées doivent être retirées, mais on ne peut pas effacer le passé. On ne peut pas effacer les pages inconfortables et sombres. Je n’aime pas entrer dans le tunnel du Cinquantenaire en voiture à Bruxelles, mais je veux que cela reste ainsi. Je dois pouvoir expliquer à mes enfants pourquoi cet arc de triomphe colonial me dérange.

D’autre part, je ne suis pas d’accord avec ceux qui pensent que les statues sont de toute façon dépassées. Une société doit oser reconnaître que certains de ses membres se sont distingués : par leur courage, leur sacrifice, leur intelligence, etc. Peut-on encore admirer des personnes aussi exceptionnelles ? Ou sommes-nous une société qui ne peut même plus se permettre cela ? Sommes-nous en train de devenir un pays aigri ?

Dans les années 1960, les jeunes et les étudiants réclamaient plus de liberté, maintenant ils veulent tout interdire, semble-t-il.

Je suis né en 1976 et je fais peut-être partie d’une génération intermédiaire : nous savions que nous ne devions pas dire certaines choses, mais il ne nous serait pas venu à l’esprit d’y attacher une interdiction formelle. Cela a changé. C’est à partir de cette attitude que je trouve la logique de la laïcité française si importante. Elle est fondée sur les deux aspects de la citoyenneté. Le citoyen a une vie privée : il fait ce qu’il veut chez lui. Il y a ensuite la vie dans le forum public, où l’on peut attendre du citoyen qu’il fasse certaines choses, mais aussi qu’il ne les fasse pas. À l’opposé, l’approche anglo-saxonne, qui estime que l’on doit toujours pouvoir être soi-même partout.

Êtes-vous favorable à la laïcité sur le modèle français, avec une séparation claire de l’Église et de l’État?

J’ai en effet de la sympathie pour elle. La laïcité n’est pas un obstacle à la diversité, comme le prétendent ses détracteurs, au contraire : la France compte encore aujourd’hui la plus grande population juive et musulmane d’Europe. Leur stricte séparation de l’Église et de l’État repose sur l’idée suivante : à la maison, vous faites ce que vous voulez, mais dans l’espace public, nous devons tous mettre nos particularités au second plan. Ils savaient, de par leur histoire, que le vivre ensemble dégénérerait si chaque groupe voulait occuper l’espace public à sa guise. Ce que je trouve vraiment fort, c’est que, lorsque la laïcité a été introduite, le groupe le plus important – à l’époque les catholiques français – a volontairement renoncé à sa puissance numérique. La laïcité, par définition, limite le plus le pouvoir du groupe le plus important.

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