Dirk Van den Bulck © BELGA

« Je crains que cet afflux de réfugiés ne soit qu’un avant-goût de ce qui nous attend « 

Le Vif

Dirk Van den Bulck, commissaire général pour les réfugiés et les apatrides depuis dix ans, refuse de parler d’une crise d’asile. Mais son service est très occupé, et à l’avenir les frontières de l’Europe risquent d’être encore beaucoup plus fréquentées.

En tant que commissaire général pour les réfugiés et les apatrides, Dirk Van den Bulck (57 ans), possède un bon aperçu de la crise d’asile. Au pied de son bureau situé au 22e étage de la tour WTC II à Bruxelles, se trouve le parc Maximilien. Sous le soleil de midi, le camp de réfugiés paraît presque idyllique. Van den Bulck est conscient de la gravité de la situation : c’est le commissaire général – ou un de ses adjoints – qui en signant peut accorder un statut protecteur et la perspective d’une nouvelle vie.

Depuis des semaines, les réfugiés font la queue devant l’Office des Étrangers, la première ligne dans la procédure d’asile. Votre commissariat est-il aussi en proie à une surcharge de travail ?

Dirk Van den Bulck: Nous avons de plus en plus de travail, mais pour l’instant, nous sommes à la hauteur. Peut-être que la situation se corsera quand l’Office des Étrangers aura plus de travail et que sa capacité quotidienne dépassera les 250 demandes. Mais j’ai confiance. Nous avons anticipé la situation en engageant et en formant du personnel supplémentaire à temps.

Le mois dernier, il y a eu 4621 demandes d’asile, trois fois plus qu’en août 2014. Avez-vous vu arriver cette crise ?

Je n’étais pas surpris, mais ce phénomène reste imprévisible. Depuis l’année dernière, on voit que les chiffres globaux en Europe augmentent en permanence. Mais quand on observe les pays individuels, on obtient un résultat différent. Fin de l’année passée, la Belgique a connu un recul, et même lors des quatre premiers mois de 2015, le nombre de demandes se situait à un niveau normal. D’ailleurs, je n’aime pas parler de crise d’asile, car cette expression éveille l’impression que la situation est incontrôlable. Il faut mettre ces 4621 demandes en perspective : la Suède, un pays de 9,5 millions d’habitants, enregistre environ 8000 demandes par mois.

La Suède approuve 80% de toutes les demandes d’asile, un record européen. Ce chiffre explique-t-il la force d’attraction ?

Ce n’est pas si simple. En Belgique, le taux de protection est aussi élevé. Les Syriens, les Irakiens ou les Somaliens ont autant de chance en Belgique qu’en Suède. Et 60 à 80% des Afghans sont reconnus en Belgique. Mais ce sont les 20% de refus qui déterminent notre image. « La Belgique est très restrictive pour les Afghans » prétendent certains avocats et organisations. Du coup, on a vu reculer le nombre de demandes afghanes l’année dernière.

Qu’est-ce qui rend ces pays attirants? L’accueil généreux ?

Oui, et ce n’est pas étonnant. Ce n’est pas l’ampleur qui rend cet afflux de demandeurs d’asile unique, mais le taux de protection historiquement élevé. La grande majorité est composée de personnes qui tombent sous la Convention de Genève et qui ont besoin d’asile. C’est logique que ces gens évaluent le problème : quel pays offre les meilleures perspectives pour construire une nouvelle vie ? Ils regardent le soutien social, mais aussi le logement et les chances de trouver du travail. L’accueil de réfugiés reconnus est régulé au niveau européen et international. Dans les grandes lignes, cela signifie que les réfugiés reconnus doivent obtenir les mêmes droits que les habitants – ce qui entre parenthèses signifie que les plaidoyers en faveur d’un statut séparé n’ont aucun sens. Mais c’est là que se situe le noeud du problème : il n’y a pas d’Europe sociale ! Pourquoi les demandeurs d’asile ne s’identifient-ils pas en Italie ou en Grèce ? Parce qu’ils y reçoivent une indemnité misérable et retombent sur la charité après quelques mois. Pourquoi choisiraient-ils ces pays s’il y a de meilleures alternatives ailleurs en Europe ? En pratique, on voit que ce sont surtout des Africains qui s’enregistrent en Italie, parce qu’ils savent bien qu’ils ont peu de chance d’être reconnus dans les pays d’Europe du Nord.

On parle partout de réfugiés syriens, mais la moitié des demandes à l’Office des Étrangers provient de jeunes hommes originaires de la capitale irakienne Bagdad qui racontent tous la même histoire. Que se passe-t-il ?

C’est ce que nous étudions. Qu’on raconte une histoire stéréotype ne veut pas nécessairement dire qu’il s’agit de réseaux. Mais cela signifie que les personnes en question n’ont pas de motif de fuite personnel, ou qu’ils doutent de leur capacité de persuasion. C’est une situation délicate, car contrairement à la Syrie, l’Irak n’est pas intégralement considéré comme peu sûr. La situation à Bagdad surtout manque de clarté.

L’Europe réagit beaucoup trop lentement et elle est désespérément désunie. Partagez-vous ces critiques qu’on entend un peu partout?

Lentement? Quand vous savez à quel point le processus décisionnel européen est complexe, le premier plan de répartition du président de la commission Jean-Claude Juncker instauré fin mai était un bel exemple de dynamisme. Un bon plan avec une vision forte – des qualités qu’on a retrouvées la semaine dernière dans son state of the union. Le droit à l’asile reste central, tout état membre doit prendre ses responsabilités dans le respect de toutes les règles européennes. Simultanément, la répartition obligatoire de 160 000 réfugiés procure la solidarité nécessaire. Cette répartition implique une politique de retour effective pour les demandeurs d’asile éconduits et le démantèlement des réseaux. Mais son plan est beaucoup plus large. Juncker souhaite miser beaucoup plus sur la « protection in the region »: accueillir les réfugiés près de leur pays d’origine et en même temps faire de la réinstallation sélective, en transférant des groupes vulnérables en Europe. C’est déjà le cas maintenant, en collaboration avec l’UNHCR. Cette année, la Belgique accueille des Syriens venus du Liban. Une goutte d’eau dans la mer ? Oui, mais il y a cinq ans, cela aurait été impensable. Et ce n’est qu’un début. L’UNHCR prépare des plans de réinstallation pour 130 000 réfugiés syriens.

C’est bien, mais la maison brûle et l’Europe discute de la façon d’éteindre le feu et du matériel qu’il faut acheter.

Pour réaliser le plan de répartition, il faut installer des hotspots aux frontières de la Grèce, de l’Italie et de la Hongrie. Il s’agit de centres où les réfugiés sont identifiés, accueillis et sélectionnés pour être relocalisés. Et entre-temps, on ignore si le plan sera approuvé. Les désunions internes, et surtout les oppositions entre l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est sont fâcheuses. Pourtant, je suis contrarié qu’on bafoue la politique d’asile européenne. Politiquement, la coopération est grippée, mais sur les plans juridique et administratif, nous avons énormément progressé vers une politique d’asile uniforme. EASO, le Bureau européen d’appui en matière d’asile dont je suis administrateur depuis cinq ans en est le moteur. Nous avons un cadre parfaitement transparent de droits et de devoirs pour la reconnaissance et l’accueil. Sur ce plan, les états membres ne peuvent plus se permettre de frivolités, sinon elles sont rappelées à l’ordre par les tribunaux nationaux ou européens.

La N-VA plaide pour un refoulement en mer. Pour ce parti, il faut repousser les bateaux de réfugiés vers les côtes turques ou libyennes. Quel est votre avis sur cette question ?

On ne peut les refouler, en aucun cas! Repousser des bateaux sans donner la chance aux passagers de demander asile revient à bafouer le droit à l’asile européen et international.

Entre-temps, le traité de Schengen, qui permet la libre circulation de biens et de personnes, est sur le point de s’effondrer. Maintenant que même l’Allemagne instaure des contrôles aux frontières, toute l’Europe veut surveiller ses frontières.

S’effrondrer? Voilà qui est fort exagéré: l’Allemagne ne ferme pas ses frontières, non? Elle instaure des contrôles pour certains groupes et seulement à certains endroits comme dans les gares de trains. Je vois mal les Allemands installer des postes de douanes sur les autoroutes vers l’Autriche. La mesure doit surtout inquiéter les gens qui n’ont pas besoin d’asile mais qui tentent tout de même leur chance. N’oubliez pas qu’il n’y a pas que des Syriens qui prennent la route des Balkans. Il est très probable que l’annonce de Merkel d’accueillir 800 000 réfugiés syriens ait déclenché toutes sortes d’afflux de réfugiés.

Est-il tabou de toucher à Schengen?

La Grèce ne protège pas ou très peu ses frontières extérieures. Il est donc légitime que les états membres prennent des mesures. Mais il est illusoire de penser qu’elles peuvent endiguer le grand afflux. Même si on dresse des frontières, il faut donner la chance aux gens de demander l’asile. Cela signifie qu’il faut créer des dispositifs pour identifier les réfugiés, les accueillir et examiner leur passé. Mais renvoyer ces gens dans un pays soi-disant sûr comme la Hongrie menace de le faire en les repoussant vers la Serbie, est inacceptable. Quelle que soit l’ampleur de l’afflux, on ne refoule pas de personnes si on n’a pas d’abord étudié si elles ont besoin de protection. C’est pour cette raison que ce n’est pas une bonne idée d’enregistrer les demandes d’asile dans les ambassades européennes, comme on le suggère ici et là. Très vite, on aurait des queues énormes et des situations incontrôlables.

De la Rue de la loi au café du village, partout on pose les mêmes questions. Comment intégrer ces milliers de nouveaux réfugiés ? Et combien cela coûtera-il ? Vous préoccupez-vous de cette question ?

Notre tâche est d’examiner si quelqu’un a besoin de protection ou non. Mes collaborateurs agissent le plus objectivement possible, sur base d’entretiens individuels, munis d’information détaillée et actualisée en permanence sur les pays d’origine. Dans ce procès, la pression sociale du nombre de demandes d’asile ne peut jouer aucun rôle. Il va de soi qu’en tant qu’observateur privilégie, je suis conscient de cette pression. Les défis sont gigantesques, il nous faudra inventer de tout nouveaux leviers pour faire réussir l’intégration. Le logement, par exemple, sera très difficile, et certainement dans une région aussi peuplée que la Flandre.

Les Syriens, qui presque tous sans exception obtiennent le droit d’asile, sont-ils encore passés au crible? La question a son importance, car certains craignent que des terroristes de l’EI n’infiltrent l’Europe comme réfugiés.

J’entends ces rumeurs. Elles sont lancées par l’État islamique pour semer la panique. Je ne peux que constater que jusqu’à ce jour on n’a trouvé aucune indication dans ce sens. Mais nous restons vigilants, nous travaillons en collaboration étroite avec la sûreté de l’État. Dans certains pays, certains veulent régler les demandes syriennes sans les examiner pour en accélérer l’efficacité. Je ne trouve pas que ce soit une bonne idée. Il faut continuer à examiner chaque demande individuelle, ne serait-ce que pour exclure les tortionnaires ou d’autres qui ont du sang sur les mains.

Il y a 60 millions de personnes qui fuient la guerre et les conflits. La grande majorité erre en Afrique et au Moyen-Orient, près de l’Europe prospère et sûre. Cette crise d’asile n’est-elle qu’un avant-goût de ce qui nous attend ?

Je crains que oui. Regardez les grands foyers d’incendie dans le monde. C’est une large zone qui traverse l’Afrique et le Moyen-Orient, du Mali via le Congo et la Somalie vers la Syrie et au Pakistan. Tous ces conflits sont avivés par les tensions ethniques et religieuses. Mais sous la surface il y a un autre mécanisme : celui du sous-développement économique. Associez-le à une hausse de la population et vous aurez un cocktail explosif. C’est surtout l’état de certains pays africains qui doit nous inquiéter : des dizaines de millions de personnes y grandissent sans aucune perspective d’avenir. L’Europe doit faire beaucoup plus pour aider ces pays. C’est une question d’intérêt personnel bien compris. Juncker en est conscient, la semaine dernière il a plaidé en faveur d’une approche globale à long terme.

Les véritables réfugiés ont droit à une protection et bénéficient généralement de notre sympathie. Les réfugiés économiques, en revanche, sont refoulés et considérés comme des profiteurs. Est-il difficile pour le Commissaire-général pour les réfugiés et les apatrides de faire la distinction ?

Ce n’est pas toujours noir et blanc. Quelqu’un qui semble poussé par un motif économique risque peut-être d’être persécuté s’il est renvoyé chez lui. Il faut un examen individuel approfondi, mais en fin de compte, il faut prendre une décision. Il n’est pas agréable de refouler quelqu’un, parce que ces réfugiés économiques on les renvoie toujours dans leur misère. Mais ce n’est pas la même chose de renvoyer quelqu’un dans un pays où il risque la torture ou la persécution. Le droit d’asile est si fondamental qu’on doit le chérir. Et c’est pour cette raison qu’il faut maintenir cette distinction.

Erik Raspoet

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