© Frédéric Noy/Photo News

Investir éthique = aller au charbon

Le marché de l’investissement vert et éthique a le vent en poupe. Le nombre de fonds a explosé, notamment via la montée en puissance des institutionnels. Mais le manque de clarté quant à la nature éthique d’un investissement risque de constituer un frein au développement dans le grand public.

Dans le monde de l’épargne belge, ces dernières années ont été caractérisées par un repli des particuliers vers des placements dont le rendement est faible, voire nul ou négatif si l’on tient compte de l’inflation. Dans ces conditions, l’aspect éthique et durable est clairement passé au second plan chez de nombreux clients. Toutefois, c’est un thème qui reste dans l’air du temps, que ce soit dans les décisions par rapport à l’habitation, à la mobilité ou à l’éducation. Il devrait logiquement influencer de plus en plus les décisions d’investissement des ménages belges. Mais qu’en est-il vraiment ?

NICHE DE CROISSANCE

Petit rappel d’histoire financière belge. C’est au début des années 1990 que les fonds éthiques ont fait leur apparition, grâce notamment à la Bacob qui en avait fait le coeur de sa stratégie commerciale en matière de fonds de placement. Les encours vont progresser de plus en plus rapidement à partir de 1995, atteindront 1 milliard d’euros en 2000 et 11 milliards d’euros en 2010, pour une part de marché qui tourne autour de 4 % de l’industrie des fonds de placement. L’éthique est devenue une vraie niche sur le marché, et toutes les grandes banques disposent aujourd’hui d’un département spécialisé dans l’ISR, soit l’investissement socialement responsable.

« Nous constatons qu’à part Triodos, dont c’est la raison d’être, les autres grands acteurs ne font pas vraiment d’efforts commerciaux au niveau des produits ISR, à l’exception de KBC qui en a fait un élément de stratégie commerciale. Dexia, devenu Belfius, qui était à un moment le leader du marché grâce à la Bacob, n’a pas décidé de poursuivre dans cette voie », constate Bernard Bayot (directeur de RFA, Réseau financement alternatif). « Or toutes les enquêtes montrent qu’il y a un intérêt des particuliers pour ce genre d’investissements », comme le démontre également l’explosion du phénomène des investissements directs dans le domaine de l’écologie (voir graphique ci-dessous).

TROIS APPROCHES

Dans la pratique, il existe trois grands types de fonds ISR :
1. Des fonds de première génération dont la sélection de titres est basée sur une ou plusieurs exclusions, par exemple les sociétés actives sur les marchés suivants : le nucléaire, le pétrole, le tabac, les armes, etc. Le problème est que ces critères d’exclusion sont souvent assez subjectifs et variables d’un fonds à l’autre.
2. Des fonds thématiques, qui vont investir par exemple sur le thème de l’eau, des technologies propres ou des entreprises actives dans l’éolien. Ils sont par nature plus volatils au niveau boursier, avec des performances qui peuvent parfois être décevantes quand un phénomène affecte l’ensemble du secteur. Cette forme de fonds doit être considérée comme une manière de diversifier le portefeuille.
3. Des fonds Best in Class, qui sont majoritairement utilisés par les gestionnaires de fonds à l’heure actuelle. Dans cette approche, tous les secteurs peuvent faire l’objet d’un investissement, mais seules les entreprises les plus respectueuses de certains critères durables pourront faire l’objet d’un investissement. Le niveau de l’exclusion (par exemple, les 30 % meilleures) déterminera souvent la qualité ISR du fonds.

BEST IN CLASS

Parallèlement au développement des fonds Best in Class, le marché de l’ISR a également vu la montée en puissance des investisseurs institutionnels, qui représentent aujourd’hui entre 70 et 85 % des volumes ISR chez les grands gestionnaires. « L’ISR est clairement devenu un marché de mandats institutionnels. Ces derniers (fonds de pension, fonds d’assurance, hôpitaux) confient la gestion d’un portefeuille au gestionnaire de fonds, avec diverses contraintes subjectives sur ce qui peut ou ne peut pas rentrer dans la composition du fonds », indique Frédéric Degembe (spécialiste Fonds chez ING Private Banking).

Un avis partagé par Geert Heuninck (KBC Asset Management). « Les investisseurs institutionnels ont clairement eu tendance à faire gérer leur portefeuille de manière durable. »

« Pour eux, le recours à l’ISR s’est surtout développé afin d’éviter le risque de réputation. Ils viendront vers nous avec des chartes à respecter », souligne Isabelle Cabie (responsable ISR chez Dexia Asset Management). « Le but sera de trouver les titres les plus représentatifs sur un secteur, par exemple des compagnies pétrolières qui ont une bonne gestion du risque, afin d’éviter d’avoir le prochain BP en portefeuille. »

ET LES PARTICULIERS ?

Le marché de l’investissement éthique s’est donc fortement institutionnalisé sur les dernières années. Le problème vient en partie de la difficulté de faire passer le message de l’ISR dans le grand public. En matière d’investissements ISR, on pourra aussi bien trouver des fonds qui excluent d’investir dans l’industrie pétrolière que des fonds exposés sur les valeurs pétrolières via l’approche de gestion Best in Class. Difficile dans ces conditions pour le client lambda d’avoir une bonne lisibilité de l’offre éthique sur le marché. « Il n’y a pas de définition totale et objective de l’ISR. Les critères appliqués par chacun sont plus ou moins stricts, et chacun met ses limites à des endroits différents. Le marché est encore assez immature et en phase de construction », confirme Frédéric Degembe.

« Les freins au développement des fonds ISR dans le public sont de deux ordres. D’une part, les banques sont généralement peu perméables aux enjeux sociétaux. D’autre part, elles veulent généralement avoir le profil le plus lisse possible afin de ne pas choquer une partie de leurs clients, et elles préfèrent donc ne pas prendre position sur des sujets qui sont pourtant acceptés par une grande partie de la société civile », constate Bernard Bayot (Réseau financement alternatif).

FACTEUR CULTUREL

Les gestionnaires de fonds évoquent souvent un facteur culturel pour expliquer la multiplicité des approches. Pour Isabelle Cabie, il y a deux visions de l’ISR qui s’affrontent. « Dans le nord de l’Europe, il y a une vision davantage basée sur l’exclusion et donc plus éthique, tandis qu’au Sud on préfère travailler sur des approches Best in Class. C’est cette approche que nous avons retenue chez nous, car nous sommes un gestionnaire paneuropéen et il faut que celle-ci soit acceptée partout. Nous constatons en outre que la frontière entre ces deux approches est de plus en plus floue. »

« En Europe du Sud, l’approche ISR est moins développée et reste influencée par des considérations éthiques ou religieuses, par exemple l’exclusion des groupes pharmaceutiques actifs dans le domaine de la contraception. A l’heure actuelle, l’investisseur intéressé par l’ISR doit être conscient qu’il existe des différences importantes entre les différents fonds ISR », constate Eric Borremans (BNP Paribas Investment Partners).

Il faudra donc être particulièrement prudent quand on examine les caractéristiques durables d’un fonds d’investissement. Un fonds Best in Class qui a un degré d’exclusion très élevé pourra être une meilleure alternative d’investissement qu’un fonds investissant sur le secteur de l’énergie solaire, dont certaines entreprises font fabriquer leurs panneaux photovoltaïques par des enfants en Chine. De même, les fonds qui investissent sur le thème de l’eau par le biais de multinationales qui cherchent à privatiser cette ressource (avec un effet très négatif sur la société) doivent également être considérés négativement. « Dans tous les cas, un examen au cas par cas des différents fonds disponibles s’impose », précise Bernard Bayot.

IDÉE PRÉCONÇUE

Un autre frein au développement de l’ISR chez les particuliers vient de l’idée reçue qu’un investissement durable doit nécessairement sacrifier une partie de sa performance par rapport à un fonds qui investirait librement dans tous les secteurs d’activité. « C’est une idée reçue. Dans la pratique, notre expérience indique que, sur une longue période (10 ans), nos fonds ISR ont des performances aussi bonnes, voire parfois meilleures que le reste de la gamme », constate Eric Borremans.

« La performance des produits ISR est comparable avec les autres fonds de placement », souligne Geert Heuninck (KBC Asset Management). « Selon moi, il est possible de gérer un portefeuille en n’utilisant que des fonds ISR avec une performance qui sera comparable à celle du marché au sens large. »

Un avis partagé par Bernard Bayot. « D’après la trentaine d’études qui ont été réalisées internationalement sur le sujet, les écarts de performance entre les fonds ISR et les fonds traditionnels sont insignifiants. C’est donc un préjugé négatif d’une bonne partie du public que de croire que les investissements durables sont nécessairement moins rentables. »

VERS UN LABEL ISR ?

L’ISR n’est donc pas un standard de marché, mais une appellation désignant les départements et activités des différents acteurs bancaires dans le domaine de l’investissement durable. Un des principaux défis auquel l’industrie ISR fait face aujourd’hui est de définir un cadre suffisamment clair pour le futur. Face à l’industrie des fonds, deux organisations de la société civile ont vu leur voix gagner en puissance sur les dernières années, notamment suite à la déconfiture du secteur bancaire lors de la crise financière. Il s’agit de Fairfin (anciennement Netwerk Vlaanderen) du côté flamand, et RFA (ou Réseau financement alternatif) du côté francophone. Ces deux organisations militent pour l’instauration d’un label ISR contraignant, et pour des meilleures pratiques dans le secteur financier en règle générale. « Pour beaucoup de particuliers, l’argent placé sur un compte rapporte un intérêt, et la réflexion s’arrête souvent là. Nous essayons de les sensibiliser sur ce thème, sur la nécessité de savoir à quoi votre argent va servir », souligne Frank Vanaerschot (Fairfin).

Fairfin publie par exemple pour toutes les grandes banques un indice de nuisibilité des investissements réalisés, qui est en général d’élevé à très élevé pour toutes les grandes institutions, la seule se détachant étant Triodos (voir encadré page 96). Pour Frank Vanaerschot, « il n’y a actuellement pas de politique éthique et durable au niveau du secteur financier. Depuis plusieurs années, nous avons tenté de négocier la mise en place de normes en compagnie notamment des grandes banques et de RFA, mais ce fut souvent un dialogue de sourds. Il n’a pas été possible d’établir une base de travail qui aurait été praticable pour eux et défendable pour nous. Or la loi sur les investissements dans les armes non conventionnelles a bien démontré qu’exclure certains investissements était parfaitement faisable ».

« Pour nous, les critères d’exclusion devraient être les plus importants et ne devraient pas laisser la porte ouverte à l’interprétation. Un fonds ISR ne devrait tout simplement jamais investir sur certains secteurs nuisibles, souligne Frank Vanaerschot. Mais pour les banques, l’aspect éthique et durable n’est qu’une opportunité financière parmi d’autres, et garder les critères les plus flous permet de toucher beaucoup plus de clients. Face aux défis sociétaux et environnementaux auquel nous faisons face, certaines études ont mis en évidence le besoin d’avoir un engagement fort du secteur financier dans le développement de ce type d’énergie. Mais dans la pratique, les banques continuent d’écouter leurs grands clients, et renvoient la balle vers le monde politique en matière de politique climatique. Or le cadre légal actuel permet aux banques de faire beaucoup de choses qui ne sont pas dans l’intérêt de la société. »

POUVOIRS PUBLICS

Du côté du Réseau financement alternatif, Bernard Bayot constate qu' »il n’y a actuellement aucune disposition légale en matière d’ISR, et dans la pratique, il est possible de donner le qualificatif ISR à n’importe quel fonds de la gamme. Il y a donc un risque que le développement quantitatif des fonds ISR soit un jour stoppé par une qualité défaillante qui entraînerait une perte de confiance des investisseurs ». Il soutient également une plus grande implication des pouvoirs publics. « Croire en une autorégulation du secteur financier n’a aucun sens. Il y aurait un conflit d’intérêts certain si c’est le secteur qui décide des critères sur lesquels il sera contrôlé. Au début de l’industrie ISR en Belgique dans les années 1990, le label Ethibel était accepté par la plupart des banques, et permettait d’avoir un bon contrôle de la société civile sur la qualité des produits durables dans le marché. Par la suite, les banques ont développé leurs propres bureaux ISR en interne, et se sont passées de certification externe. Il faut se rendre à un constat d’échec pour la société civile qui n’a pas été capable d’assurer le contrôle de qualité des fonds de placement. »

« C’est pourquoi nous défendons l’idée d’une norme qualitative pour les produits d’investissement ISR. RFA a été chargé il y a quelques années d’établir un cahier des charges afin de fixer les points sur lesquels il existe un large consensus dans la société belge, en se basant sur les grandes conventions internationales. Nous avons ainsi déterminé toute une série de critères sur lesquels il est possible de baser des exclusions, comme le travail des enfants, l’égalité hommes-femmes ou les armes antipersonnel. Cette proposition a été reprise dans un projet de loi qui aurait dû être voté en 2007, et son examen en commission a été retardé par les différents bouleversements politiques qui ont secoué le pays. Nous avons bon espoir qu’il pourra être adopté dans le courant de cette année. Il y a en effet un large consensus politique autour d’un label ISR, et le but sera ensuite de porter ce label au niveau européen. »

« En compagnie de Fairfin, nous demandons également aux pouvoirs publics que les avantages fiscaux qui sont actuellement octroyés à divers produits d’investissement ou d’épargne (comme les épargnes-pension) soient désormais réservés aux produits ISR une fois que le label sera mis en place. Ce qui permettrait aussi de faire bouger le secteur des assurances, qui fait preuve depuis 2006 d’un immobilisme criant en matière d’ISR », souligne Bernard Bayot.

RÉTICENCES

« Au début, le projet de label avait reçu un très bon accueil de la part des différentes institutions. Par contre, de grandes réticences sont apparues au niveau de la BEAMA, l’organisation qui représente l’industrie des fonds de placement en Belgique, et qui reste aujourd’hui réticente à toute régulation des pouvoirs publics sur le secteur », regrette Bernard Bayot.

« Il faut éviter de mettre en place un label ISR de n’importe quelle manière, souligne Isa- belle Cabie. Il y a actuellement des initiatives législatives qui se dessinent, mais qui appellent deux remarques. Premièrement, il faut selon nous éviter d’imposer une approche ISR unique, car celle-ci doit s’adapter à l’approche qu’un investisseur choisit. Deuxièmement, une initiative au niveau belge n’aurait que peu de sens, et il est nécessaire qu’un cadre vise plutôt le niveau européen. C’est à cette condition que l’ISR pourra continuer à se développer. »

« Il y a certainement dans le secteur bancaire de nombreuses personnes motivées par l’ISR. Mais il n’en reste par moins que, dans les faits, les produits ISR commercialisés en Belgique viennent souvent compléter une gamme de produits qui, elle, reste peu ou pas durable, constate Paul Gérard (Banque Triodos). Un label ISR, ce n’est pas forcément la panacée. Tout dépend de la qualité des critères et du contrôle. Il y a un risque d’aboutir à une norme minimale peu contraignante et favorisant un nivellement par le bas. »

FRÉDÉRIC LEJOINT

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