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Intégration :  » Arrêtons de nous raconter des histoires « 

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Philippe Hambye est socio-linguiste à l’UCL. En pleine semaine de La Langue française en Fête, il rappelle que ce n’est pas la maîtrise de la langue du pays d’accueil qui y est gage d’intégration. Interview.

Selon une enquête Eurobaromètre de 2011, les Européens estiment que les principales barrières à l’intégration des migrants sont d’ordre linguistique. N’est-ce pas étonnant ? On aurait cru que la religion, la culture ou les traditions auraient été pointées comme premier obstacle.

Philippe Hambye : C’est la réponse la plus commune à l’échelle européenne. On peut l’expliquer parce qu’au niveau politique, donc du coup au niveau public et des médias, c’est un élément qui a été mis de plus en plus en avant depuis les premiers parcours d’intégration. On a vu tous les pays européens mettre petit à petit en place des dispositifs similaires. A la fois sur les parcours d’accueil et sur les conditions de naturalisation, comme chez nous, où les questions linguistiques sont de plus en plus posées comme étant centrales. Par ailleurs, cette façon de placer la langue au centre des problèmes participe d’une logique de culturalisation : on va penser les problèmes essentiellement comme étant liés à la culture au sens large, y compris la langue, mais bien sûr les traditions et la religion aussi. A la culture plutôt que les trajectoires sociales, le niveau socio-culturel ou économique. Au fond, on fait passer la ligne de fracture essentiellement entre des gens qui auraient une culture différente (maghrébine, arabophone, musulmane) de la nôtre, de l’italienne, de la belge, de la wallonne, de la flamande, tout ce que vous voulez, plutôt que faire passer la frontière entre « gens intégrés » et « gens non intégrés » autour de critères comme le niveau d’éducation, le quartier dans lequel on vit, la situation socio-économique et ce genre de choses.

Mais la langue reste indispensable à l’intégration ?

On ne peut pas être pleinement intégré si on ne parle pas la langue du pays dans lequel on réside. C’est clair. La maîtrise de la langue est une ressource fondamentale, parmi d’autres. Mais ce n’est pas un gage d’intégration. Parce que sinon, ça signifierait qu’une fois que vous l’avez, cette maîtrise de la langue, c’est gagné, c’est acquis : vous êtes intégré ! Il suffirait de ça. Or, ce n’est pas la réalité. Ce n’est pas le tremplin qui va mener à toutes les autres ressources exploitables pour l’intégration : un emploi, un logement dans un quartier où on peut s’intégrer à la population locale… La maîtrise de la langue ne mène pas à ça. Mais l’inverse oui : c’est un emploi et c’est un logement dans un quartier où on peut s’intégrer à la population locale qui va mener à la maîtrise de la langue. Pour apprendre, il faut pouvoir la pratiquer ailleurs que sur un banc d’école, on le voit bien avec tous ces petits Wallons qui ne parviennent pas à parler couramment néerlandais. Et pour la pratiquer, il faut être intégré dans des environnements sociaux où la langue qu’on veut apprendre se pratique.

Ça revient à dire que, en suivant le raisonnement le plus répandu en Europe, le francophone belge qui passe le week-end à la Mer du Nord, mais qui ne parle pas flamand n’est pas intégré à cet endroit de Belgique ?

Oui. Et ce n’est pas faux. Si vous n’arrivez pas à communiquer avec les gens, ça va limiter votre intégration. Mais si vous vous installez là, sans avoir de travail, sans connaître personne, vous aurez beau apprendre la langue, ce n’est pas pour ça que vous aurez soudainement un réseau social, des qualifications et un emploi. Donc, le danger de faire apparaître la langue comme un gage d’intégration, c’est qu’on dise « au fond, une fois qu’on aura garanti quelques cours de langue, on aura créé les conditions d’intégration et si les gens ne s’intègrent pas après ça, alors on aura la preuve qu’ils ne veulent pas s’intégrer. Nous on a fait tout ce qu’il fallait, mais eux pas. » ; ça, c’est un aveuglement par rapport aux conditions effectives dont on a besoin pour s’intégrer. C’est sans doute pour ça qu’on présente la langue comme explication des problèmes d’intégration : il paraît légitime de demander à quelqu’un de changer de langue, on ne penserait pas à lui demander de changer de religion ou de mode alimentaire.

Ça veut dire que vous êtes opposé aux parcours d’intégration ou d’accueil ?

Je pense qu’il faut en faire des questions politiques, au sens fort du terme : arriver à éclairer les orientations idéologiques qu’il y a derrière ces parcours. Le débat ne peut pas qu’être technique. Mais de mon point de vue scientifique, l’important est d’essayer d’attirer l’attention sur la signification des gestes qu’on pose. Et sur le fait que lorsqu’on met en place ce genre de dispositifs législatifs, il faut être conscient de leurs effets sur l’imaginaire collectif, sur la façon dont les gens se représentent les choses. Dans ce cas : ces parcours sont-ils des dispositifs que la société d’accueil met en place pour créer des conditions d’intégration en reconnaissant donc que ces conditions ne sont pas déjà présentes et qu’elle doit donner davantage de moyens aux personnes issues de l’immigration pour qu’elles réussissent à s’intégrer ou s’agit-il de contraindre des brebis égarées à rentrer dans le droit chemin parce que ces gens refusent de s’intégrer. On demande là aux gens de prouver leur bonne volonté d’intégration en présupposant qu’elle ne va pas de soi et en y conditionnant l’obtention de toute une série de droits, l’accès au logement, à la citoyenneté, etc. Donc, est-on dans une logique répressive ou facilitatrice ? Du soupçon ou de la responsabilité ? Comment clarifier le geste que le politique pose en mettant en place ce genre de parcours, donc ?

Le modèle facilitateur est le parcours d’accueil wallon et le modèle répressif est l’inburgering flamand ?

Aucun n’est totalement du côté facilitateur ni conditionnel, mais le parcours wallon est plus proche du facilitateur que son homologue flamand.

On accepterait mieux quelqu’un qui ne parle pas parfaitement notre langue s’il occupe des fonctions plus importantes que les nôtres, ou s’il est Diable rouge, ou ministre, ou chanteur ?

Oui. On va pointer la non-maîtrise du français, dans notre cas, chez certains et pas d’autres. Si on cherche à expliquer la situation des gens sur le marché de l’emploi par leur niveau de français, je ne suis pas sûr qu’on ne reprocherait pas à Eden Hazard ou Marouane Fellaini leur niveau de français s’ils n’étaient pas footballeurs. Au parlé comme à l’écrit. Pour des raisons de parcours scolaire, etc. Le même niveau linguistique ne pose donc pas forcément problème. On voit bien, dès lors, que la langue va servir d’explication très commode pour éviter qu’on s’interroge : en quoi ces questions d’intégration renvoient à celles de la répartition des richesses, de justice, d’égalité des droits, de notre modèle de société ? Mon discours de scientifique n’est donc pas de dire aux politiques : « Vous devez être plus accueillants avec les immigrés. » Mais de leur dire : « Vous devez arrêter de vous raconter des histoires. Et de nous justifier ça par des questions de maîtrise de la langue. »

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