Carte blanche

Incendie à Bilzen: « Enflammer un abri, c’est anéantir l’humanité »

Vagabond moderne, écrit Kertész dans L’ultime auberge, « displaced person, apatride anonyme, détenu d’un camp fraîchement libéré, un homme a erré sur les routes avec des dizaines (…) de semblables à la recherche d’un havre, d’un nouveau lieu de vie » ; il arrive bientôt en terre d’Europe. Il a, tel Loth, « quitté sa patrie devenue inhabitable et laisse derrière lui la ville en flammes ».

Que sait-il, celui qui marche aujourd’hui dans cet automne venteux et particulièrement froid de cet autre, muni d’une torche et flanqué de compagnons aux intentions incendiaires ?

Rien. Il gagne l’Europe, avec l’espoir que les droits du réfugié ne sont pas des mots de brume et de pacotille. Son espoir, sa route le conduiront – c’est sa conviction, c’est sa force – vers une terre d’accueil.

Nous savons

Lui, le marcheur, l’exilé, ne sait pas encore.

Elle, qu’on nomme « migrante », n’en sait pas davantage. Elle n’a de souci que l’abri, pour elle, son enfant. Abri, asile, sommeil, accueil…, des mots hantent confusément son esprit –, embué par les distances parcourues depuis le départ. « Elle n’a presque aucun souci de sa mise, (…) le coeur est trop nu, inconsolé. Plus rien ne peut la vêtir, elle dont le coeur gît dans la nuit, dont les pensées s’effrangent au fil des rues désertes ». Mais peut-être là, sur la terre de Flandre, toute proche enfin, se dessinait comme un répit.

Mais nous savons : des femmes et des hommes, qui partagent nos privilèges si menus mais bien réels de citoyens d’Europe, ont bouté le feu à son abri futur ; d’autres ont applaudi avant même que les braises ne soient éteintes, avec d’ignominieux propos, ajoutant leur pierre à la rhétorique anti-migrants en vogue aujourd’hui.

« Se taire est impossible », écrivit Semprun. Rester silencieux n’est pas envisageable, ni devant ce geste ni précisément cette rhétorique. Le refus d’accueil et le racisme, empêtrés dans une xénophobie et une altérisation de plus en plus présentes, ont ici gravi un échelon sur l’échelle de la haine lorsque pas à pas, l’équipe des incendiaires a gravi les marches menant au lieu à détruire. Les paroles éloquentes disant ensuite qu’ils avaient agi trop tôt, qu’ils auraient dû attendre l’arrivée des futurs hébergés, ne peuvent pas non plus être effacées d’un coup de gomme d’enfant. Gestes et mots constituent un outrage à notre humanité.

Le brûlot puis le feu : quelques mots, et les gestes

Tout a démarré lors d’une réunion à Bilzen : suite à la proposition de la Ministre De Block, certaines voix se sont élevées quant à la transformation de cet ancien home en centre d’accueil temporaire pour réfugiés. « Trop is te veel » ou « On ferait mieux de mettre le feu à ce bâtiment » a-t-on entendu dans l’assemblée. Une députée VB, Annick Ponthier, s’était elle aussi montrée particulièrement virulente contre le projet, regrettant après l’incendie que celui-ci ait eu lieu. Incendie lors duquel les pompiers se firent dire par quelques badauds : « Laisse brûler tout cela ! ».

La limite franchie

Fedasil estime qu’une limite a été franchie. Si des paroles proférées ont sans doute initié ce projet d’inhumanité, les mots qui commentèrent l’acte sont tout aussi ignominieux. Les propriétaires des lieux eux-mêmes, et Maggy De Block, outrés, se sont engagés à oeuvrer pour que le lieu d’accueil soit remis en état : une solidarité s’est instaurée ; ce lieu d’accueil est indispensable, au nom de l’éthique, seul sens de la vie en commun sur la planète, comme en celui d’une politique d’accueil de tous, quelles que soient leurs origines ou convictions.

L’urgence

Il est urgent de ne pas laisser les Droits de l’Homme et plus particulièrement ceux du réfugié s’enfoncer dans les oubliettes de la mémoire : notre humanité est en péril grave ; il est urgent de savoir que l’autre n’est que celui avec lequel je partage un peu de temps et que mon espace et mes droits sont aussi les siens. Politiquement et existentiellement. En l’altérisant, en brûlant sa terre d’accueil, je brûle aussi mon prénom humain et l’espace qui me permet d’être au monde. C’est un crime.

Nous, l’Europe

Nous sommes ce marcheur, cet homme et cette femme qui cherchent un havre dans la nuit, fuyant les flammes réelles ou l’enfer de sa patrie ; chacun.e la porte encore en sa mémoire fraîche et douloureuse. Nous avons trouvé un havre. C’est vers celui-ci que d’autres que nous marchent. Avec espoir et désespoir mêlés. Y mettre le feu, c’est incendier notre humanité.

Encore ces mots de l’écrivain : « Je pense à ces millions d’hommes et de femmes, nos parents, grands-parents, aïeux, qui ont vécu dans leur chair l’expérience douloureuse de la frontière. Ils sont nombreux, ceux qui ont fui, tout quitté en pleine nuit, ceux que l’Histoire a fait basculer d’un pays à un autre » (Laurent Gaudé, Nous, l’Europe. Banquet des peuples, Actes Sud, Arles, 2019).

Enflammer un abri, c’est anéantir l’humanité.

Signataires

Martine Demillequand, collaboratrice pédagogique UCLouvain et professeure de français

Nadia Echadi Bouchaâla, Coordinatrice, à Maxi-Liens, Être bon pour les enfants

Sarah Degée, professeure de psychopédagogie

Anne-Catherine Denies, citoyenne

William Donni, militant associatif et politique, membre du mouvement Demain

Benjamin Hannesse Vanlerberghe, président de CLAP culture ASBL

Eva Maria Jiménez Lamas, syndicaliste féministe antiraciste

et

Sébastien Belleflamme, professeur de religion, chroniqueur, collaborateur pédagogique à l’ISCP (Liège)

Véronique Biot, professeure de français et d’espagnol, conteuse et auteure

Paul Blum, citoyen

Fabienne Brion, professeure UCLouvain

Antoine Buxant Ingénieur agronome retraité

Raphaële Buxant, humaine parmi les humains

Karin Clercq, Comédienne et auteur compositrice

Hélène Coppens, psychologue

Pia Cornejo Montero, Santiago-Oostende

Christine Crabbé, psychologue

Francis Dannemark, écrivain

Viviane De Groodt-Rossignel, membre de la plate-forme citoyenne de soutien aux réfugiés

Christine De Keuster, professeur de FLE (français langue étrangère)

André Debongnie, fonctionnaire européen

Anne Debongnie, citoyenne

Sabine Delfosse, citoyenne

Matthieu Delespesse, étudiant

Adeline Dellisse, Empreinte et moi

Frédérique Demeuse, professeure de français, Marketing Manager, à CAP48 – RTBF

Béatrice Denis, retraitée

Sandra De Pauw, Hébergeuse

Dr Lionel Duck, médecin oncologue

Johanne Dupuis, citoyenne

Fadia Elbouz, traductrice indépendante

Christian Fiasse, professeur de français et responsable de la cellule Amnesty dans son lycée

Pénélope Hardy, juriste

David Hercot, citoyen

Benjamin Heyden, fonctionnaire

François Kabeya, doctorant UCLouvain, aumônier CSPO et vicaire à Basse-Wavre

Marianne Lemineur, Centre belge des Pratiques narratives

Charlotte Lequeux, kinésithérapeute, citoyenne et maman

Sylvia Lucchini, professeure à UCLouvain

Paule-Rita Maltier, psychologue mais avant tout humaine

Marie Maerevout, médecin hématologue Bordet et hébergeuse

Jacinthe Mazzocchetti, professeure UCL et auteure

Didier Meeus assistant social

Stéphane Moyson, citoyen

Odile Remacle, professeure de français et responsable de projets interdisciplinaires

Brigitte Ruppol, infirmière Domus et psychothérapeute

Dr Anne-Pascale Schillings, médecin radiologue

Michel Torrekens, auteur et journaliste

Coralie Vantomme, hébergeuse citoyenne, bénévole à Tournai Refuge asbl et Plateforme Soutien aux Réfugiés

Ketevan Vekua, étudiante en art

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