L'internat Don Bosco à Grand-bigaard © DR

Il y a de plus en plus d’enfants psychopathes de six ans

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Il y a vingt ans, à la suite de l’affaire Dutroux, on nomme en Flandre un commissaire aux droits de l’enfant. Knack a passé une journée avec lui. Bruno Vanobbergen visite un pensionnat pour jeunes vulnérables.

« Vous êtes de la police? » Le commissaire aux droits de l’enfant, Bruno Vanobbergen, ne semble même pas surpris par la question de l’un des étudiants. « J’entends ça souvent », me souffle-t-il. C’est peut-être parce que ces enfants sont plus souvent en contact avec la police. Un mercredi après-midi, nous nous rendons sur un grand campus scolaire en Flandre qui compte près de 2000 étudiants. Dans ses murs, se cache aussi un modeste pensionnat qui accueille vingt-cinq enfants. « C’est l’école de la dernière chance », nous dit sa coordinatrice, soeur Katelijn. Les enfants accueillis ici ne sont plus les bienvenus nulle part.

La majorité trimbale ce qu’on appelle dans le jargon un « grand sac à dos ». Soit leurs parents ne peuvent plus s’occuper d’eux, soit ils ont eux-mêmes eu des problèmes.

Vanobbergen passe la journée et la nuit ici. « Je le fais souvent, surtout pour entendre de la bouche des enfants ce qu’ils vivent, quels sont leurs problèmes et leurs désirs. Je veux être là pour eux. Ils méritent que j’y consacre du temps. Bien sûr, je suis également en contact avec de nombreux jeunes et parents à travers notre travail de médiateur à Bruxelles, mais, ici, c’est différent. Le contact est plus direct, plus clair, mais aussi plus poignant.

L’internat est un internat comme il y en a tant en Flandre: longs couloirs, meubles démodés, petites chambres et salle de bains commune. Ici et là, un crucifix est accroché au mur.

Lors de ses visites, le commissaire aux droits de l’enfant est souvent confronté à des problèmes très concrets. Par exemple, soeur Katelijn lui parle d’un de ses élèves qui a été pris à frauder dans les transports en commun. Avec, à la clé, une lourde amende de plusieurs centaines d’euros, sans avoir de quoi la payer. Vanobbergen demande qu’on lui envoie le dossier par mail. « Je vais le renvoyer au service du médiateur de De Lijn. On le fait régulièrement. Récemment, un autre enfant a reçu une amende de près de 2000 euros pour avoir fraudé dans le bus. Mais comment pouvez-vous payer un ticket de tram si vous n’avez pas l’argent pour acheter un sandwich? « 

« Les enfants qui restent ici ne sont plus les bienvenus dans les internats ‘classiques' », explique soeur Katelijn. « Souvent parce que les parents n’ont pas les moyens. On comprend mieux lorsqu’on voit qu’une de nos filles se promène dans le même pyjama depuis trois ans. La plupart des internes reviennent affamés chaque lundi à l’école. Certains n’ont presque rien eu à manger de tout le week-end. La première chose à faire est de leur donner un gros sandwich. Il est impossible d’apprendre avec l’estomac vide. « 

Le commissaire aux droits de l’enfant est confronté à la pauvreté presque tous les jours. « Comment pourrait-il en être autrement ? L’indice de défavorisation des enfants et des familles montre que près de la moitié des enfants de Bruxelles naissent dans la pauvreté. En Flandre, le risque pour les enfants est de près de 14%, mais il se situe entre 25 et 35% à Gand et Anvers. L’année dernière, sur toutes les plaintes reçues, nous avons vérifié en interne si c’était lié à la pauvreté. Cela s’est révélé être le cas pour 11% d’entre elles. Par exemple, de nombreux parents sont incapables de payer les frais scolaires. En 2018, il y a encore des écoles en Flandre qui à la fin de l’année refusent de remettre un bulletin à un élève parce que toutes les factures d’école n’ont pas été payées. Ce n’est même pas légal. « 

On ne prend pas assez au sérieux le problème de la pauvreté, selon M. Vanobbergen.  » Et c’est le cas depuis des années. On ne peut s’atteler décemment au problème sans augmenter le salaire minimum et les allocations. On ne doit pas non plus oublier le groupe de plus en plus important de travailleurs pauvres. J’ai rencontré beaucoup de mères célibataires qui ne peuvent que difficilement prendre financièrement soin de leurs enfants, et ce même si elles cumulent deux ou trois boulots mal payés.

Les lasagnes fumantes sont servies à 18h. Bruno Vanobbergen est avec Rayan, Bryan, Taylor, Tyron et Prince – des noms semblent tout droit sortis d’un groupe de hip-hop. Les garçons sont évidemment excités par la présence de leur nouveau compagnon de table: ils parlent un peu plus vite et plus fort que d’habitude. L’éducatrice Hannah, qui fut élève au pensionnat, essaie de ramener un peu le calme. Les étudiants ne sont pas tous assis à une longue table, mais répartis en groupes. « Nous voulons leur donner le sentiment d’être en famille ou dans leur salon », explique soeur Katelijn. Des dessins d’enfants sont accrochés au mur. Deux mots se détachent: maman et papa.

Les élèves les plus jeunes ont dressé les tables, les plus âgées feront la vaisselle.

Hannah: « Nous tentons tant que ce peut de maintenir une routine fixe et prévisible. Cela donne une certaine emprise. Quand tout est rangé, les anciens vont dans leur chambre pour étudier ou lire pendant une heure.

Des histoires passionnantes

Les chambres se ressemblent toutes: un lit ferme, une armoire, un bureau, un lavabo, un tableau d’affichage avec des photos d’amis, de rappeurs ou de la famille, et un crucifix sur le mur. Je demande à une des jeunes filles si c’est important. Kelly (13) hausse les épaules. Elle dit qu’elle n’est normalement pas autorisée à recevoir des visites dans sa chambre. « Et c’est mieux comme ça, car c’est ici que je trouve la paix. Ici, je peux m’isoler pour un moment. »

Dadine, 13 ans elle aussi, a un calendrier pour ses tâches affichées sur le placard: le mercredi soir, apparemment, elle doit passer le balai. Sur son ordinateur portable, elle ouvre l’application Wattpad. C’est une plate-forme gratuite où les utilisateurs publient gratuitement des histoires qu’ils écrivent. « Je ne cherche jamais d’histoires d’amour mielleuses « , dit-elle. « Mais celles où la fille se fait violer ou est mariée de force. » Une préférence étrange pour une si jeune fille, mais Dadine n’y voit pas le mal. « Ce sont des histoires passionnantes. Je suis toujours curieuse de savoir comment ça se termine. Ça me détend. « 

La majorité des enfants sont d’origine africaine. Ils sont poussés de Bruxelles vers la périphérie flamande. Bien qu’ils aient été élevés en français, la plupart parlent couramment le néerlandais. « On leur offre ici une dernière chance », explique soeur Katelijn. « Certains ont des parents qui n’auraient jamais pu devenir pères ou mères. Mais bon, il n’existe pas d’études pour être parent. Pourtant, je continue de croire que tous les parents essaient de faire de leur mieux et aiment leurs enfants. Dans la plupart des cas, il n’est plus possible de sortir les parents de la pauvreté, mais il reste de l’espoir pour leurs enfants ».

Vanobbergen: « Certains parents traversent une période vraiment difficile. On ne peut les accuser de tout, c’est trop facile. Je me souviens d’un père syrien qui vivait avec sa fille de quatorze ans dans un centre d’asile. Il avait été traumatisé par la guerre et avait beaucoup de difficultés avec la façon dont les hommes du centre regardaient sa fille adolescente. Il battait sa fille par frustration. Bien sûr, cela n’excuse rien, mais on peut aussi tenter de comprendre les raisons. Tout comme on a tendance à laisser faire certains parents durant trop longtemps. « Je comprends que c’est difficile dans le monde de l’assistance, où on a tendance à miser autant que possible sur la bonne volonté. Mais dans certains cas, il est préférable d’exfiltrer plus rapidement les enfants de leur famille et d’obliger ces dernières à collaborer avec les services d’aide.

Plus souvent renvoyé

A 19h20, les plus jeunes mangent une crêpe dans le coin salon. Ils vont dormir à huit heures, mais la première moitié du groupe doit encore prendre une douche. Dans la salle se trouvent un jeu de baby-foot et une télévision sur laquelle les anciens jouent à la Wii. Il y a beaucoup de rires, les enfants semblent, d’une certaine façon, se sentir chez eux ici. Ou presque. Une fille avec des boucles blondes s’en va, et non, nous ne pouvons pas prendre une photo de sa chambre. Elle parle à peine aux autres, et s’assoit tranquillement derrière un ordinateur pour consulter Facebook. Vanobbergen semble gagner la confiance des étudiants assez rapidement. « Ce n’est pas toujours évident. Beaucoup d’entre eux ont vécu de très vilaines choses dans leur jeune vie.  » Comme Jenny, une fille d’origine congolaise. Il y a quelques années, elle a vu sa mère se faire assassiner par des soldats du président Joseph Kabila. Il a fallu un an et demi avant qu’elle n’en parle pour la première fois. Son frère a lui été renvoyé de l’internat: ingérable. Il terrorisait toute sa famille et sa classe. Le nombre d’élèves renvoyé définitivement est en hausse. « Cela m’inquiète », dit Vanobbergen. « Nous devons maintenir aussi longtemps que possible nos enfants au sein de notre société. Au cours des dernières semaines, le nombre de plaintes concernant les exclusions définitives de l’école a doublé. On a, en moyenne, une vingtaine de ce type de renvoi par mois, là en quinze jours nous en sommes au double. Ce n’est pas normal. »

Si vous être renvoyé d’une école en mars, il est presque impossible de trouver une autre école pour les derniers mois de l’année scolaire. Ces jeunes vont rester à la maison pendant quelques mois. Au mieux. « La plupart d’entre eux sont expulsés de l’école en raison de problèmes de comportement ou pour détention de petite quantité de drogues. « Pour un groupe limité de jeunes, une exclusion définitive peut être justifiée. Par exemple, si le jeune ignore les sept avertissements qu’il a déjà reçus, vous n’avez d’autre choix que de renvoyer. Mais dans la grande majorité, une telle décision pose question », explique Vanobbergen. Car il s’agit souvent de cas limite.

Récemment, un élève a été expulsé de l’école parce qu’il prenait des photos de ses professeurs. Il avait photoshopé la photo d’un enseignant corpulent et l’avait initialement posté sur un compte Instagram fermé. Bien sûr celle-ci a fuité et l’école s’en est aperçue. Elle a renvoyé l’élève. Alors, d’accord, la photo était blessante pour l’enseignant, mais est-ce une raison suffisante pour renvoyer un élève qui risque d’en payer les stigmates le restant de sa vie ? Je pense que c’est exagéré. Vous n’aidez personne en agissant comme çà.

L’approche doit être plus axée sur la réinsertion. Nous perdons trop de nos enfants et de nos jeunes. Dans certaines familles, il n’est pas bon de grandir. Il arrive que certains jeunes demandent de pouvoir rester dans ce pensionnat, parce qu’ils se rendent compte que leurs parents ne sont pas capables de les élever. Ils nous demandent: « Donnez-moi un endroit pour me détendre, afin que je puisse mieux réussir à l’école. »

Petits psychopathes

Il est aussi frappant de constater que les enfants qui sont renvoyés de l’école semblent de plus en plus jeunes. « Certains membres du personnel soignant m’ont dit que de plus en plus de jeunes de six et sept ans devaient quitter l’école parce que leurs parents, leurs superviseurs ou leurs enseignants les voyaient comme de petits criminels et des psychopathes. Pardon ? Nous parlons ici de tout-petits. Quelles blessures ont été infligées à de si jeunes enfants pour qu’ils commencent à se comporter comme ça?

Bruno Vanobbergen se rappelle le cas de Mateo. Un garçon de neuf ans qui passe son temps depuis deux mois dans le bureau du directeur. Il est interdit de classe, de réfectoire et de plaine de jeux. À l’école, il doit aller directement chez le directeur tous les matins rester occupé. Vanobbergen: « Selon l’école, c’est un cas désespéré. Je comprends le désespoir de l’école, mais comment peut-on dire d’un enfant de sept ou neuf ans que c’est un psychopathe? »

Il est bientôt dix heures et même les élèves les plus âgés ont rejoint leur chambre une demi-heure plus tôt. Les lumières s’éteignent et le silence s’installe. Bruno Vanobbergen parle encore un moment avec soeur Katelijn et quelques éducateurs. L’un d’eux demande s’il a des enfants. « Bien sûr, et je pense souvent à eux quand je suis ici », dit-il. « Vous réalisez à quel point vous êtes privilégié d’être né dans un bon foyer. L’enfant n’a rien à faire pour cela. Vous naissez dedans, si vous avez de la chance. »

Le lendemain, alors que l’internat dort encore, le commissaire aux droits de l’enfant part à Courtrai pour passer la journée à la Hogeschool Vives pour une conférence. Son titre : « Comment rendre notre société plus adaptée aux enfants ». Parce qu’il y a encore du travail à faire. « Le problème est que nous ne considérons toujours pas les enfants et les jeunes comme des citoyens à part entière », explique M. Vanobbergen.

« Si on refait la cour de récré d’une école, on fait appel au conseil des élèves. Mais pas lorsqu’il s’agit d’élaborer une nouvelle politique de sanctions. Mais pourquoi dans le fond ? « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire