Carte blanche

Il y a assez pour tout le monde ! Arrêtez les mensonges et les économies

« Il n’y a pas d’argent » est le refrain que nous entendons depuis presque quarante ans maintenant. C’était la raison (excuse) pour nous imposer des efforts d’austérité Mais ce mantra est basé sur un mensonge grossier auquel de moins en moins de gens croient.

Le tour de magie

Depuis les années 1980, les gouvernements d’austérité se succèdent, les uns après les autres. C’est très étrange car depuis 1980, notre économie a connu une croissance réelle annuelle moyenne de près de 2 % alors que la richesse produite par habitant a augmenté de 77 % dans le même laps de temps.[i] Nous sommes de plus en plus riches mais nous devons continuer à faire des économies et des sacrifices. Comment diable conciliez-vous cela ? De quel tour de magie s’agit-il ici ?

L’examen du gouvernement précédent le montre clairement. Le gouvernement Michel a réussi à faire dérailler complètement le budget. D’ici 2022, le déficit devrait atteindre pas moins de 14 milliards d’euros, de sorte que… nous n’aurons pas d’autre choix que de combler le déficit.

Attendez une minute, un déficit de 14 milliards d’euros : avons-nous vécu au-dessus de nos moyens ? Non : nous avons subi une perte de salaire de 2 % (saut d’index), nous devrons tous travailler deux ans de plus, des économies ont été réalisées sur les allocations familiales et les indemnités de maladie, la facture d’électricité a augmenté ainsi que le diesel à la pompe, etc. En 2018 les salariés ont collectivement perdu pas moins de 9 milliards d’euros par rapport à 2014. Donc ça ne dépendra pas de vous et moi.

En 2018 les salariés ont collectivement perdu pas moins de 9 milliards d’euros par rapport à 2014.

Tax shift et mauvais choix

Alors pourquoi ce trou béant dans le budget ? C’est principalement dû à un certain nombre de mesures favorables aux riches. Tout d’abord, le gouvernement précédent a réduit l’impôt des sociétés. Selon le Service Public Fédéral Finances, le gouvernement perd ainsi chaque année près de 5,5 milliards d’euros de recettes.

Deuxièmement, les cotisations ont également été réduites. Les cotisations patronales sont la partie de votre salaire que les employeurs doivent verser à l’Office national de sécurité sociale. C’est la caisse de sécurité sociale qui assure qu’en cas de maladie, de chômage ou de retraite, vous puissiez bénéficier d’un revenu de remplacement. Eh bien, selon le Bureau du Plan, cette mesure implique une réduction annuelle de 5,8 milliards d’euros de revenus.

Une troisième mesure consistait en une série de subventions salariales et de réductions de cotisations pour les employeurs. Elles s’élèvent à 7,2 milliards d’euros en 2017.

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Ces trois mesures devraient, pour ainsi dire, servir à créer des jobs à part entière. Mais ce n’est pas le cas. En effet, quelque 230 000 emplois ont été créés ces dernières années mais la grande majorité d’entre eux l’ont été grâce à l’amélioration de la situation économique en Europe. Dans notre pays, l’augmentation des emplois a été presque la plus faible d’Europe. En outre, moins de la moitié d’entre eux étaient des contrats à temps plein. Selon le professeur Paul De Grauwe de la London School of Economics, les entreprises belges n’ont pas utilisé les réductions d’impôts pour créer des emplois mais pour augmenter leurs marges bénéficiaires.

Enfin, il existe également de multiples avantages extra-légaux dont bénéficient les salariés tels que le bonus salarial, la prime de rendement, les chèques-repas, la pension complémentaire, la voiture de fonction, l’assurance hospitalisation, … Dans la plupart des cas, aucune cotisation de sécurité sociale n’est prélevée. La sécurité sociale perd ainsi également au moins 2,6 milliards d’euros de revenus.

Nous n’avons donc pas à chercher bien loin pour trouver l’origine du trou dans le budget et la raison pour laquelle nous serons soumis à de nouvelles mesures d’austérité. Le mot magique du gouvernement précédent était « tax shift » (transfert fiscal). Il y a eu en effet un transfert du simple travailleur vers le riche. Les soutiens de famille, les chômeurs, les retraités et les malades en ont payé le prix fort, tandis que les riches ont vu leurs profits exploser et le trésor a été pillé.

Fraude et surplus d’argent

Vingt milliards de mauvais choix. Ce n’est pas rien. Mais il y a encore autre chose. Il ne s’agit pas seulement de mauvais choix, il s’agit aussi d’un manque de volonté. Chaque année, le gouvernement belge perd environ 30 milliards d’euros en raison de l’évasion fiscale (fraude) et de l’évitement fiscal (légal).

Grâce à ces cadeaux fiscaux et à la fraude fiscale, des dizaines de milliards d’euros affluent chaque année vers les personnes riches et super-riches de notre pays. Ils accumulent tellement de capital qu’à long terme, ils ne savent plus quoi en faire. En l’absence de possibilités d’investissement rentable, ils le déposent dans des paradis fiscaux pour éviter les impôts. Chaque année, les super-riches y déposent 100 à 200 milliards d’euros, des montants scandaleusement élevés. Qui a dit qu’il n’y avait pas d’argent ?

Une question de priorités

Même une petite partie de ces énormes fortunes suffirait non seulement pour combler le déficit budgétaire mais aussi pour investir considérablement dans des projets sociaux. Les besoins sont nombreux et pas forcément très coûteux. [2]

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Un Belge sur six vit dans la pauvreté. L’augmentation des salaires de subsistance et autres allocations au-dessus du seuil de pauvreté coûte 2 milliards d’euros par an.

Un quart des femmes doit se contenter d’une pension inférieure à 750 euros et pour la moitié d’entre elles, elle ne dépasse pas 1000 euros par mois. Pour joindre les deux bouts, il faut 1330 à 1500 euros.[3] Le coût pour assurer à chacun une pension minimum de 1500 euros est de 3,2 milliards d’euros.

Il est urgent d’investir dans l’éducation : la qualité de l’enseignement est en baisse et la pénurie aiguë d’enseignants est imminente. Coût : au moins 2 milliards d’euros.

Plus de 17 000 personnes handicapées sont sur une liste d’attente. Le temps d’attente peut aller jusqu’à 18 ans. L’élimination de ces listes d’attente s’élève à 1,6 milliard d’euros.

Il y a beaucoup à faire dans les cercles de droite concernant le coût énorme de l’hébergement des réfugiés. Il s’agit d’un montant total de 800 millions d’euros sur une base annuelle.[4] C’est deux fois rien en comparaison aux montants des « mauvais choix » que nous avons mentionnés. En tout cas, ce ne sont pas les réfugiés qui pillent notre sécurité sociale. Au fil du temps, les réfugiés en tant que groupe génèrent même un « retour » sous forme d’impôts et de cotisations de sécurité sociale. Pour la Belgique, ce montant est estimé à environ 2,8 milliards d’euros.

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Et puis il y a les mesures très urgentes que nous devons prendre pour arrêter le réchauffement de la planète. Notre pays est à la traîne. Pour atteindre les objectifs climatiques d’ici 2030, des investissements d’une valeur de 35 milliards d’euros, soit environ 3,5 milliards d’euros par an, sont nécessaires.

Le coût des investissements sociaux et verts est même beaucoup plus bas que ne le suggèrent les chiffres. En effet, avec ces deux investissements, vous avez un effet de retour considérable en augmentant le pouvoir d’achat, en créant des emplois et en payant des cotisations à la sécurité sociale. C’est la différence avec le transfert fiscal en faveur des riches qui favorise en grande partie la circulation de l’argent vers les paradis fiscaux ou provoque la spéculation.

Arriver à l’essentiel

Dans le monde entier, le franc commence à tomber : l’austérité et les politiques néolibérales ont prouvé leur échec. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’ économies mais d’investissements sociaux et verts. Partout, les gens descendent dans la rue : en France, aux Pays-Bas, au Chili, au Liban, en Équateur, en Irak, en Colombie, en Algérie, à Haïti, en Égypte, etc. Dans notre propre pays également, la résistance à la frénésie d’austérité en cours est en train de prendre forme.

Cette résistance est une bonne chose. Mais pour porter des fruits durables, il faudra aller au fond des choses. Tout d’abord, nous devons mettre fin au mensonge selon lequel il n’y a pas d’argent. Tant que nous accepterons ce mensonge, nous continuerons à faire des économies inutiles. Dans le meilleur des cas, nous apporterons quelques miettes dérisoires, qu’ils pourront ensuite emporter au prochain cycle d’austérité.

Deuxièmement, nous devons nous assurer que l’argent – qui est là – soit utilisé pour les bonnes choses. En d’autres termes, que nous obtenions l’argent là où il est et là où il ne devrait pas être. Bien sûr, ce n’est pas une tâche facile. L’histoire nous enseigne que cela n’est possible que sur la base d’une lutte soutenue et d’une construction patiente de relations de pouvoir favorables.

Nous savons donc ce qu’il nous reste à faire. En tout cas, la période à venir promet d’être passionnante.

[1] La croissance réelle annuelle moyenne, qui tient compte de l’inflation, a été de 1,86 % depuis 1980 et l’augmentation réelle du produit national brut pendant cette période a été de 105 %. Le PNB par habitant a augmenté en moyenne de 1,48 % par an pendant cette période et de 77 % sur l’ensemble de la période.

[2] L’éducation et le bien-être social ne relèvent pas du gouvernement fédéral et ne sont donc pas directement liés au déficit budgétaire fédéral. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Il s’agit de placer les besoins sociaux en regard des énormes quantités de « cadeaux » donnés aux riches. En outre, une partie des recettes d’une lutte adéquate contre la fraude pourrait être reversée aux Régions.

[3] Selon que vous avez besoin de soins chroniques ou d’une voiture.

[4] 500 millions pour l’accueil des demandeurs d’asile, 260 millions en salaires de subsistance pour les réfugiés reconnus et 33 millions en allocations familiales.

Marc Vandepitte, Écrivain et enseignant (PTB)

Guido Deckers, Ancien éducateur au syndicat (PTB)

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