Hervé Hasquin. © DIETER TELEMANS/ID PHOTO AGENCY

Hervé Hasquin dégaine, dézingue et décode

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Il pose à côté d’un globe terrestre pour illustrer ses mémoires. A 76 ans, Hervé Hasquin fait le tour du monde politique et académique. Lui, un grand timide ? « Il faut me croire. » Le libéral hyperactif dégaine, dézingue, décode. Avec jubilation, exaspération, consternation, fidèle à sa réputation : « Je n’ai jamais été de ces bois flexibles qui peuplent les jardins de la politique. » Ce « gourmand de la vie » n’a pas fini de manger du lion.

Exercer le pouvoir serait-il devenu une véritable souffrance ?

Aujourd’hui, la vulnérabilité du politique est devenue d’une gravité extrême et assez terrifiante : les véritables mises en demeure que sont l’immédiateté de la circulation de l’information, l’omniprésence des réseaux sociaux, les rumeurs et les fake news en continu, rendent de plus en plus difficile toute possibilité de porter un projet sur le long terme. A moins d’avoir une solide colonne vertébrale pour résister.

A moins d’être du bois dont on fait les hommes à poigne ?

Oui. Nous avons besoin de grands leaders charismatiques, des tribuns, capables de penser à moyen ou long terme. Ce qui implique de garder une certaine liberté. Ne vivre que de la politique vous prive d’une nécessaire indépendance. Sans capacité de prise de distance, vous êtes prisonnier de l’actualité. Je l’ai expérimenté en menant de front mon engagement politique et mon parcours académique à l’ULB, auquel je n’ai jamais voulu renoncer. Rester enseignant m’a toujours permis de garder mon franc-parler. Vous optez pour une sale vie, synonyme de 90 heures de travail par semaine, sans vacances. Mais c’est ça, la réalité.

C’est la dure réalité du « cumulard »…

C’est, comme je l’écris, le moment de tuer une imbécillité à la mode. La chasse au cumul, ça me hérisse le poil. Fixer un plafond des rémunérations ? Bon, d’accord. Il y a des gens qui travaillent vite et d’autres lentement, des gens qui ont besoin de huit heures de sommeil et d’autres de quatre heures seulement, certains ne peuvent exercer qu’une seule fonction à la fois là où d’autres sont capables d’en assumer trois simultanément : où est le problème ? Cumuler, c’est élargir son espace de connaissances et d’expériences, c’est aider le politique dans sa compréhension de ce qui se passe autour de lui et dans la prise de décisions. Mais les  » bons citoyens  » veulent des politiques indépendants, il faut couler tout le monde dans le même moule. Nous sommes dans le culte de l’égalitarisme niais, de la médiocratie. Une peste.

Attention à ne pas sacraliser la nature et à faire de l’ homme un nouveau pécheur originel.

N’est-ce pas un propos de « sachant », déconnecté du peuple ?

Je finirai par croire qu’il faut être médiocre et couleur de muraille pour être encore accepté. La connaissance devient une tare, faire étalage de votre savoir et tenter une pensée complexe passe pour de l’arrogance et de la prétention. Regardez le président français, Emmanuel Macron, un homme intelligent, brillant. La haine dont il est l’objet, c’est la haine des envieux qui n’aiment pas l’élitisme.

Ce qui ne l’aide pas à boucler son Grand débat national en France…

Et c’est hallucinant. On n’arrête pas de reprocher à Macron les mesures qu’il n’a pas encore eu le temps d’annoncer et de prendre, alors que la collecte et l’interprétation des résultats livrés par le Grand débat n’ont même pas encore eu lieu.

Il flotte chez nos voisins comme un air de révolution de 1789 ?

Il y a des parallèles, on y revient dans le chef de certains. La dissipation de l’autorité, la contestation absolue du savoir. C’est Jean-Paul Marat (NDLR : journaliste et député assassiné en 1793), un temps grand homme de la Révolution, qui déclarait :  » La République n’a pas besoin de savants.  » Cela en a conduit plus d’un à l’échafaud. Les bas instincts ne sont pas plus nombreux qu’auparavant mais ils ont trouvé l’instrument qui leur permet de se libérer rapidement et dans un anonymat assuré : les réseaux sociaux, ce grand défouloir. Plus le discours est simpliste, mieux il passe. Etre prêt à écouter n’importe qui pour être écouté, c’est la logique des chaînes d’informations en continu. La presse est devenue le  » gueulophone « des propos les plus extrémistes. Stu-pé-fiant.

« Stop meat, go vegan » : « L’esprit sectaire m’exaspère, sa contamination gagne même la signalisation urbaine ».© FREDERIC SIERAKOWSKI/BELGAIMAGE

Le peuple n’aurait-il pas toujours raison ?

Si, quand il traduit un réel malaise existentiel. Lorsque 100 000 personnes descendent dans la rue pour manifester, c’est évidemment qu’il y a un ressenti derrière une telle mobilisation. Mais ce n’est pas une raison pour céder aux humeurs de la foule. Si le président François Mitterrand avait suivi l’opinion française, la peine de mort n’aurait pas été abolie en 1981. Aujourd’hui, les Français veulent moins d’impôts et plus de services publics, dans une France à bout de souffle ! Il n’y a plus aucun sens du relatif et des réalités financières, rien que des exigences. Vous ne parviendrez jamais à l’emporter sur des arguments irrationnels par une pensée rationnelle. Il faut alors s’avouer vaincu.

Ce n’est pas votre genre. Il ne vous reste plus qu’à ramer à contre-courant ?

Toute période de grandes mutations et de ruptures s’accompagne d’une remise en cause des évolutions, du progrès, d’une volonté de retour à la nature. Ce fut le cas à la fin du xixe siècle, lors de la seconde révolution industrielle. Les grandes peurs sont brandies, les prédicateurs sont de retour, ceux qui veulent nous enfermer dans des discours qui feront bientôt de nous des moines ascètes, en sandales et robe de bure, priés de nous limiter dans tout, de nous comporter comme si le progrès n’existe pas. Pour marquer les esprits, on assène des idées toutes faites qui relèvent de l’idéologie pure et simple. Quand j’entends Raoul Hedebouw, chef de file du PTB et véhicule de l’idéologie communiste, expliquer, non sans habileté, que le capitalisme engendre la pollution et détruit l’environnement, je trouve cela extraordinaire : les pays communistes étaient les plus pollués de la planète !

Je finirai par croire qu’il faut être médiocre et couleur de muraille pour être encore accepté.

Toute idéologie est-elle nécessairement nocive ?

Non, sauf quand elle ne repose pas sur un fond scientifique et qu’elle débouche sur une forme de terrorisme intellectuel. Le développement durable ? Oui, pourquoi pas, j’adhère. La défense de l’environnement, une attention pour le climat ? Je dis oui. Mais il ne faudrait pas non plus culpabiliser systématiquement l’homme, ne pas se lancer sur la piste d’un nouveau pécheur originel parmi les milieux croyants. Comme le disait un agriculteur français à la télévision,  » la nature peut être aussi une belle salope « . Attention à ne pas la sacraliser non plus. Quand on est historien et démographe, on sait aussi les épidémies et autres ravages qu’elle peut causer. Que l’on puisse se passer des pesticides, c’est évident, mais ils ont aussi eu leur utilité : faut-il rappeler que sans eux, il y aurait peut-être aujourd’hui trois milliards d’habitants en moins sur la planète ? Moi, je crois au progrès pour résoudre les problèmes environnementaux : pourquoi faut-il postuler qu’on ne parviendra jamais à scientifiquement solutionner le problème des déchets nucléaires ?

Les
Les « bleus » de la mémoire, par Hervé Hasquin, éd. Absolute Books, 371 p.

On vous sent exaspéré…

L’esprit sectaire m’exaspère. Je suis excédé par sa contamination qui gagne même la signalisation urbaine bruxelloise : pourquoi dois-je subir au volant le slogan  » go vegan  » quand un feu passe au vert, et  » stop meat « ,  » arrêter la viande « , quand il passe au rouge ? Que dirait-on si des musulmans plaçaient sur ces feux le slogan  » go islam  » ? Les laisserait-on longtemps sans les nettoyer ?

Tout cela ne doit pas faire de vous un grand amoureux de la démocratie participative…

J’en ai toujours fait. Décider en politique, c’est d’abord s’informer et consulter largement. Mais la concertation n’aime pas qu’on ne décide pas. Un moment, tout devient question d’arithmétique et il appartient au chef de trancher. Les pouvoirs que l’on détient sont faits pour être exercés. Gouverner au consensus est un leurre, c’est la meilleure manière d’adopter des demi-mesures. Il faut oser et accepter l’impopularité. Pas grave : elle n’est jamais que passagère, les gens oublient.

Il reste votre réputation d’avoir usé du rouleau compresseur pour briser certaines résistances…

Oui, et j’assume. Il faut savoir aller au coup de force mais habilement. Faire preuve de ténacité, avoir de la suite dans les idées, ne jamais avoir peur d’aller s’expliquer mais rester inflexible devant l’invective ou la menace. Après un soufflet, ne pas tendre l’autre joue. Consulter exagérément peut mener à beaucoup de démagogie. La démocratie participative risque fort de devenir un foyer de populisme, d’extrême droite comme d’extrême gauche, qui ne fera que nourrir l’insatisfaction ou conduire à des fous qui mèneront les pays à la ruine.

Vous vous êtes souvent heurté à la  » congélation des esprits « . Une expérience enrichissante ?

(Rire tonitruant.) Elle fait des ravages dans tous les milieux, chez les gens qui restent arrêtés sur leurs positions, quels que soient les faits et les démonstrations qu’on peut leur soumettre. C’est le politiquement correct, l’académiquement recevable, l’artistiquement dominant, toutes ces choses dont il est inconvenant de parler ou de critiquer. Oserais-je aller à contre-courant de ce qui est devenu à la mode, au risque de passer pour un réactionnaire ? La pensée et l’expression libres sont en recul depuis trente ans.

Un historien en politique, c’est une plus-value ou un danger ?

Les deux ! Regardez Bart De Wever, voyez à quelle vitesse tournent ses neurones ! (Rire encore plus tonitruant.)

Les « bleus » de la mémoire, par Hervé Hasquin, éd. Absolute Books, 371 p.

Bio express

1942 : Naissance à Charleroi, le 31 décembre.

1970 : Docteur en philosophie et lettres de l’Université libre de Bruxelles. Historien, professeur à l’ULB, initié en Maçonnerie.

1982-1995 : Recteur puis président du conseil d’administration de l’ULB.

1987-2007 : Elu libéral. Sénateur, député, ministre bruxellois de l’Aménagement du territoire, des Travaux publics et des Communications (1995-1999), ministre-président de la Communauté française (1999-2004).

2008-2017 : Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique.

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