© GAËTAN NERINCX/HUMA

Grand rabbin Guigui : « En Europe, on a peur de la différence »

La tuerie de Toulouse, le grand rabbin de Bruxelles Albert Guigui l’a perçue comme une « catastrophe » pour la communauté juive, mais aussi pour tous les Européens. Car deux symboles importants étaient visés : les enfants et l’éducation, fleuron de nos démocraties. Pour l’homme de religion, l’objectif des extrémistes est aussi politique : déstabiliser nos sociétés. Ce constat conforte Albert Guigui dans la nécessité de jeter des ponts entre les classes sociales, les cultures, les religions… Or, sur ce terrain, les Etats-Unis, lui semble-t-il, réussissent mieux le vivre ensemble que l’Europe. Le droit à la différence y est davantage cultivé. Un atout à condition qu’il s’inscrive dans le respect de l’autre.

Le Vif/L’Express : Quatre personnes juives, dont trois enfants, parmi les victimes du tueur de Toulouse : qu’avez-vous ressenti ?Grand rabbin Guigui : C’est une catastrophe pour la communauté juive parce que l’on s’est attaqué à deux symboles : tuer un enfant est le pire des crimes ; s’attaquer à une école juive, c’est s’en prendre à l’éducation, une des fleurons de nos démocraties. On a aussi visé une école juive pour déstructurer nos institutions communautaires, semer la panique parmi les parents, les perturber dans leur quotidien.

A-t-on voulu atteindre un refuge de la communauté juive ?

Non, pas essentiellement un lieu protégé. Surtout un lieu où l’on essaie d’enraciner les enfants dans la tradition de leurs parents, de leurs grands-parents tout en les ouvrant à la vie. Raison pour laquelle c’est une catastrophe non seulement pour la communauté juive mais aussi pour tous les citoyens européens, juifs ou non juifs. Pourquoi vouloir semer la panique dans nos sociétés ? Les défenseurs de la démocratie doivent tout faire pour que ces actes ne se reproduisent plus. Il est important que les Etats s’unissent, notamment au niveau européen, et rassemblent leurs forces pour combattre ceux qui veulent déstabiliser les démocraties.

Une mort violente a-t-elle une signification particulière dans le judaïsme ?

Non. Le judaïsme sanctifie la vie. Dans la tradition juive, la valeur de la vie dépasse toutes les autres. Lorsqu’une vie est en danger, on peut enfreindre tous les commandements de la Torah. Par exemple, Yom Kippour, le jour le plus sacré, peut être enfreint s’il s’agit de sauver des vies humaines.

Ne retrouvons-nous pas, dans l’islam aussi, cette valeur ? Je crois que oui. J’ai entendu souvent mes collègues imams reprendre cette phrase du Talmud et qui, semble-t-il, se trouve également dans le Coran : « Celui qui tue un être humain, c’est comme s’il tuait l’humanité tout entière. » Mais quand on instrumentalise une religion, quand on s’en sert de levier pour ses propres intérêts, on peut lui faire dire tout ce que l’on veut. C’est, je crois, ce que les djihadistes font aujourd’hui.

La tuerie du lycée Ozar-Hatorah relève-t-elle d’un cas isolé et exceptionnel ou exprime-t-elle une lame de fond d’antisémitisme durable et en expansion ?

Si nous nous référons aux événements de France, il est préjudiciable de vouloir importer dans nos sociétés européennes des conflits extérieurs. Il faut surtout £uvrer à améliorer le vivre ensemble. Si notre monde devient de plus en plus violent, c’est tout simplement parce que de l’autre on ne connaît que les préjugés. Quand on parle de l’islam, c’est le terrorisme. Quand on parle du judaïsme, d’autres préjugés dominent. L’important est d’essayer de connaître l’autre tel qu’il est et non tel que je voudrais qu’il soit. Pour cela, il faut jeter des ponts entre les différentes couches sociales, cultures, religions… Créer ce qu’Emmanuel Levinas appelle « la révélation de l’Autre ». Il faut cultiver ce vivre ensemble et favoriser toutes les initiatives qui permettent aux hommes de se rencontrer et de mieux se connaître.

Deux réflexions à la suite de votre réponse. D’une part, affirmer qu’il ne faut pas importer les conflits extérieurs, n’est-ce pas un voeu pieux à l’heure de la mondialisation, des télévisions satellitaires, d’Internet et des réseaux sociaux ?

Nous sommes dans une société devenue un village planétaire. Les informations y circulent presque à la minute. Il faut savoir éviter les amalgames et éduquer les citoyens à éviter les amalgames. Tous les musulmans ne sont pas des terroristes. Il faut le dire. C’est dramatique de condamner toute une communauté parce qu’un délinquant commet un crime. Il faut aussi savoir faire la distinction entre antisionisme, antijudaïsme et antisémitisme. En quoi une jeune fille de 8 ans d’une école juive de Toulouse est-elle responsable du conflit au Moyen-Orient ? Il faut éduquer nos enfants à cette pluralité depuis la plus tendre enfance.

D’autre part, agit-on suffisamment pour favoriser la rencontre des autres ?

Notre pays a été malheureusement endeuillé il y a deux semaines par l’attentat à la mosquée d’Anderlecht. L’imam Abdallah Badou, qui en a été victime, était l’exemple du jeteur de ponts entre les communautés religieuses. Il est venu ici à la synagogue lors de la Fête des kabbales, reçu avec une délégation de sa mosquée et d’autres leaders religieux. Il a parlé de tolérance, d’ouverture, de dignité de l’homme, de respect de l’autre. Il m’a invité chez lui dans sa mosquée. Je m’y suis rendu avec des représentants de notre communauté et d’autres leaders religieux. Je me suis adressé à eux en arabe et en français. Ce sont des hommes comme cela dont on a besoin. Et malheureusement, ce sont ces hommes-là que l’on essaie d’abattre parce que ces extrémistes ont peur de ce vivre ensemble.

Je ne sais si les hommes politiques ont une responsabilité. Mais beaucoup de jeunes se tournent vers l’extrémisme parce qu’ils se sentent un peu perdus dans cette société. Ils ne réussissent pas dans leurs études, n’arrivent pas à avoir une formation, traînent toute la journée dans la rue. Ils deviennent des proies faciles pour tous les extrémistes qui cherchent à les happer. Il faut faire davantage de discrimination positive pour ces personnes en difficulté, auxquelles on doit apporter plus d’aide qu’à d’autres.

Ces extrémistes sont-ils aussi des produits d’une société en crise économique ?

Certainement. La crise économique y contribue. Cependant, certains extrémistes veulent aussi imposer leur mode de vie à nos sociétés occidentales. Ils profitent de ces jeunes-là pour les instrumentaliser et les valoriser. Ils leur donnent ce qu’ils n’ont pas trouvé dans notre société occidentale. Pourquoi beaucoup se radicalisent-ils dans les prisons ? Parce qu’ils se sentent punis par cette société qui n’a rien fait pour les aider. Ils rencontrent des extrémistes qui leur disent : « Vous n’êtes pas des vauriens. Vous pouvez faire quelque chose de votre vie. » Ils leur donnent une mission : « Vous allez défendre l’islam. » Ils ne leur disent pas que c’est l’extrémisme qu’ils vont défendre.

A Anderlecht et à Toulouse, le salafisme, qui tue d’ailleurs surtout des musulmans, est apparu comme un vecteur commun. Cette tendance est-elle spécifique à la religion musulmane ou traverse-t-elle d’autres religions ?

Toutes les religions sont traversées par des courants divers. C’est aussi le privilège de la démocratie de pouvoir laisser la liberté à chacun de réfléchir, de penser comme il l’entend. Je ne vois pas dans la pluralité un danger, j’y vois une richesse. Chacun apporte ce qu’il a de meilleur, chacun offre son vécu. A condition que ce soit dans le respect de l’autre. C’est ce que l’on ne retrouve pas chez certains extrémistes.

A l’heure actuelle, l’islam n’est-il pas dominé par une vision très rigoriste, dont l’émergence du salafisme est une illustration, et ne souffre-t-il pas d’un manque d’interprétation des textes sacrés par rapport à d’autres religions ?

On ne peut jamais généraliser. Il y a dans l’islam des écoles qui interprètent et d’autres qui le font moins. Ce qui est inquiétant, c’est le souhait de quelques-uns de passer à l’acte et d’attenter à la vie de ceux qui pensent différemment. Que chacun pense comme il veut, c’est son droit quand il y a respect mutuel. Je crois au droit à la différence. Le mot tolérance est malheureux parce que tolérer quelqu’un signifie le supporter. Moi, je ne veux pas être toléré. Je veux être accepté tel que je suis. Et je veux que l’autre soit accepté comme il est. Chacun est libre de penser comme il veut. A condition de respecter la loi civile, l’autorité. A partir du moment où je choisis de vivre dans un pays, je dois me soumettre à ses règles. C’est ce qu’on explique dans la tradition juive par la formule « La loi du pays fait loi ». Tout en étant ce que je suis.

Antisionisme, antijudaïsme, antisémitisme : estimez-vous que la critique du gouvernement israélien peut dériver vers de l’antisémitisme ?

Souvent. L’Etat d’Israël ne doit pas être traité de manière privilégiée. Chacun a le droit de porter un jugement. Cependant, aujourd’hui, la critique d’Israël n’est pas équilibrée. Souvent l’autre aspect de la question n’est pas pris en compte. Ce que je demande aux médias, c’est qu’ils informent objectivement et pas dans le « deux poids, deux mesures ». C’est peut-être difficile à dire : l’antisionisme est parfois un exutoire pour les antisémites qui ne veulent pas se déclarer antisémites parce que ce n’est plus à la mode…

Engranger des progrès dans la résolution du conflit israélo-palestinien, le régler à terme contribuerait-il à pacifier les relations entre les communautés dans les sociétés européennes ?

Je vais vous répondre à deux niveaux. D’abord, cela n’enlèverait pas d’argument à ces extrémistes parce que leurs principales victimes ne sont pas des juifs mais des musulmans. Cela n’arrêtera pas.

Mais, c’est mon voeu le plus ardent qu’un jour je puisse voir la paix entre Juifs et Arabes. Je crois très fort à cette paix et je suis sûr que les Juifs et les Arabes sont faits pour vivre ensemble. Nous avons tellement de points communs. Je suis né au Maroc. J’ai vu cette cohabitation. Elle était merveilleuse. Je rêve d’un Moyen-Orient pacifié.

Depuis plus d’un an, des pays arabes ont connu des révoltes populaires qui ont eu pour effet de favoriser la démocratisation et l’arrivée au pouvoir des islamistes. La participation de ceux-ci dans le jeu démocratique est-elle une bonne chose à terme pour les relations israélo-arabes ?

Celui qui peut dire ce que sera le Moyen-Orient demain, je ne l’ai pas encore vu naître. Il est très difficile de faire des pronostics. Je veux être optimiste même si le climat se radicalise, que ce soit en Egypte, en Algérie… Je ne perds pas espoir que ces jeunes qui ont fait la révolution comprennent qu’il est important de retrouver la démocratie et la paix. Aujourd’hui, apparemment, elle paraît s’éloigner. Je parie sur le positif. Par exemple, dans les derniers développements en Israël, le Hamas n’est pas intervenu. Peut-on en conclure qu’il a compris que la diplomatie vaut mieux que la guerre ? Peut-être. Tout change dans la vie, surtout au Moyen-Orient. Les alliances se font et se défont. Menahem Begin était un extrémiste. C’est lui qui a conclu la paix avec Anouar el- Sadate. L’important est de renforcer les éléments qui aident à la paix pour les aider et de favoriser le dialogue à tous les niveaux, interpersonnel, interétatique, interreligieux, interculturel.

La parole suffit-elle nécessairement ? Vous insistez sur le droit à la différence. Certaines voix se sont élevées ces dernières années pour affirmer que les démocraties européennes, dans la tolérance des autres cultures, n’ont pas placé suffisamment de barrières pour éviter certaines dérives. Que vous inspire cette analyse ?

C’est exact. Les démocraties, malheureusement, ont leurs faiblesses. Certains profitent des avantages qu’elles offrent pour, ensuite, se retourner contre elles. L’exemple des Etats-Unis est intéressant. Toutes les minorités y sont acceptées, reconnues et vivent ensemble. Ici, en Europe, on a peur de la différence. Il faut donner à chacun la possibilité de s’épanouir dans son identité et dans son authenticité. Si les gens sont heureux, ils contribueront au bien-être des autres. A une condition fondamentale : le droit à la différence ne signifie pas la licence, l’anarchie, le n’importe quoi. Que je puisse vivre ma religion comme je l’entends et que l’Etat m’aide à cela, c’est bien. Mais à condition que ma religion ne soit pas un facteur de déstabilisation pour les autres, à condition que cela ne porte pas préjudice aux autres. C’est dans cette harmonie-là que chaque citoyen pourra s’épanouir. Et pourra apporter le meilleur de lui-même à la société.

PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALD PAPY

Albert Guigui en 6 dates

19 octobre 1944 Naissance à Meknès, au Maroc. 1980 Grand rabbin attaché au Consistoire central israélite de Belgique. 1987 Grand rabbin de Bruxelles . Fin des années 1990 Représentant permanent de la Conférence des rabbins européens auprès de l’Union européenne. 2007 Publication de Dieu parle aux hommes (éd. Racine). 2010 Publication de A la découverte du judaïsme en 101 mots (éd. Racine).

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