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Gouvernement De Croo: les coulisses de la répartition des postes et des compétences

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le 30 septembre, les présidents des sept partis de la coalition Vivaldi et Alexander De Croo bouclaient enfin les négociations visant à constituer un gouvernement fédéral. Le Vif/L’Express a pu reconstituer ces heures brûlantes où l’on s’affronta durement sur la répartition des postes et des compétences.

Quelqu’un avait apporté des croissants et du café.

Ils sortaient tous d’une nuit blanche. Ils étaient fatigués mais seraient encore tendus toute la journée. Ils n’en auraient fini entre eux qu’à 16 heures.

Quelques minutes plus tôt, un peu avant 8 heures, l’accord de gouvernement le plus longtemps attendu de l’histoire de Belgique avait été bouclé, ce mercredi 30 septembre 2020.

Le texte était alors reparti en « commission des oublis », dans une autre salle du palais d’Egmont, où les techniciens qui avaient accompagné leur président jusqu’au bout le révisaient, ligne par ligne, pour voir si personne n’avait rien oublié. Quelques instants plus tard, Joachim Coens (CD&V) entrerait dans la salle, et demanderait si c’est bien la commission des oublis, ici.

Les techniciens lui diraient que oui.

Il dirait qu’alors il faudrait faire revenir le CDH parce qu’il l’avait oublié, et tout le monde rigolerait, mais c’est une autre histoire.

Parce que la vraie histoire, elle s’écrivait dans un petit salon généralement destiné aux traducteurs, derrière une vitre bordant la grande salle Europe du palais d’Egmont, et où se trouvaient les croissants, le café, Alexander De Croo (Open VLD) et Paul Magnette (PS).

Les présidents des autres partis, qui avaient aussi du café et des croissants, s’étaient égaillés dans le palais d’Egmont.

Ils s’étaient tous mis d’accord sur un programme, et maintenant qu’ils s’étaient entendus sur ce qu’il fallait faire, ils devaient décider de qui le faisait.

Il fallait d’abord choisir qui deviendrait Premier ministre, entre Alexander De Croo et Paul Magnette. C’était pour ça qu’ils s’étaient installés, à deux, dans une des salles de traduction.

Il paraît que la veille au soir, avant leur nuit blanche, Paul Magnette avait expliqué à Egbert Lachaert qu’il ne voulait pas du 16 rue de la Loi, qu’Egbert Lachaert ne l’avait pas dit à Alexander De Croo, et qu’il a été très surpris de voir Paul Magnette le lui céder aussi rapidement, comme ça, vers les 8 heures, alors que le café était encore chaud et les croissants tièdes.

Après ça, Paul Magnette a mis devant eux le tableau de la clé d’Hondt, la liste des compétences et il a pris le paquet qu’il voulait réserver à la famille socialiste: les Affaires économiques, l’Emploi, la Relance, qui iraient au PS, et la Santé et les Affaires sociales, qui iraient au SP.A, Alexander De Croo a coché, pour la famille libérale, les Affaires étrangères qui devaient aller à Sophie Wilmès.

Gouvernement De Croo: les coulisses de la répartition des postes et des compétences

« Il faut un juriste à la Justice »

Et puis les autres présidents ont commencé à aller et venir dans la petite salle de traduction où se trouvaient les deux coformateurs, et les bilatérales ont duré une heure trente.

Dans la petite salle de traduction, Georges-Louis Bouchez (MR) est entré. Il voulait qu’on ne lui décompte pas le poste de commissaire européen offert à Didier Reynders, parce que c’était un gouvernement en affaires courantes qui l’avait désigné, qu’on ne lui décompte pas non plus le poste de ministre des Affaires étrangères, parce que Sophie Wilmès aurait pu exiger de rester Première ministre, et voulait le ministère de l’Intérieur et un secrétariat d’Etat pour les Classes moyennes et les PME.

Puis il est sorti, et Rajae Maouane et Jean-Marc Nollet (Ecolo) sont entrés pour réclamer la Mobilité, la Justice, la Protection des consommateurs et un secrétaire d’Etat si le MR en obtenait un.

« Si tu prends la Justice, tu n’auras pas de secrétariat d’Etat… Et si tu prends la Justice, il faut que le ministre ait un diplôme de droit. Annemie Turtelboom n’était pas juriste et ça a été une catastrophe », a répondu Alexander De Croo à Jean-Marc Nollet, et Rajae Maouane, qui avait bien compris à qui Alexander De Croo pensait, a dit que Georges Gilkinet n’était pas juriste, et Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane sont sortis en comprenant que Zakia Khattabi n’obtiendrait pas le ministère de la Justice.

Puis Joachim Coens a demandé si c’était vraiment sûr pour le Premier ministre, et voulait l’Intérieur, la Justice et les Finances.

Et Egbert Lachaert (Open VLD) a fait mine de revendiquer la Justice et l’Intérieur aussi.

Puis Conner Rousseau (SP.A) a pris les Affaires sociales et la Santé.

Et dans la petite salle de traduction, Meyrem Almaci (Groen) est entrée et a demandé l’Energie, sans le Climat qui devait compléter le paquet des verts francophones, et les Entreprises publiques, et deux ministres, elle est sortie, et à 10 heures, Paul Magnette et Alexander De Croo sont partis remettre au roi Philippe leur ultime rapport.

Pendant qu’il y étaient, puisqu’ils faisaient leur déclaration commune à la presse sur les marches de l’escalier du grand hall du palais d’Egmont, puis que Paul Magnette tenait à distance un bureau du Parti socialiste, les autres présidents mangeaient encore un morceau, ou allaient prendre une douche, ou faire une sieste. Tout le monde devait revenir à midi, et on prévoyait de présenter tous ensemble l’accord à la presse à 14h30.

Le premier tour de bilatérales avait été bouclé et, dans le tableau de la clé d’Hondt, il y avait des cases où il y avait plusieurs partis et des cases où il n’y avait encore rien. L’idée d’Alexander De Croo et Paul Magnette était alors toujours de limiter le gouvernement à quinze ministres, sans secrétaires d’Etat, et, pour ce qui concerne les formations francophones, à trois ministres PS, deux MR et deux Ecolo.

Alexander De Croo et Paul Magnette passeraient alors deux heures trente à aller de petite salle en grande salle, d’atrium en salon de traduction, de salle des sherpas en grand couloir, et Rajae Maouane et Jean-Marc Nollet, Georges-Louis Bouchez, Egbert Lachaert, Conner Rousseau, Meyrem Almaci et Joachim Coens aussi.

On n’aurait pas fini à 14 h 30.

On allait devoir aller butiner partout pour remplir toutes les cases vides du tableau.

Pendant ces deux heures trente, le gouvernement passera de quinze ministres à quinze ministres et cinq secrétaires d’Etat, dont un pour chaque parti francophone, parce que Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane n’accepteront pas d’obtenir la présidence du Sénat plutôt qu’un secrétariat d’Etat, parce qu’Alexander De Croo et Paul Magnette leur refuseront la Protection des consommateurs si Groen obtient deux ministres, et parce que Georges-Louis Bouchez ne voudra pas qu’on le prive de l’Intérieur sans qu’on lui donne un secrétariat d’Etat.

Le sms avec un smiley

C’est aussi au cours de ces deux heures trente que Georges-Louis Bouchez et Paul Magnette échangeront le Pacte national pour les investissements stratégiques avec les institutions culturelles fédérales, que le secrétariat d’Etat aux Classes moyennes et aux PME de Georges-Louis Bouchez deviendra un ministère, qu’Alexander De Croo lui refilera l’Agenda numérique, qu’il recevra les Affaires européennes et le Commerce extérieur et que Paul Magnette récupérera les Pensions, l’Intégration sociale et puis la Défense.

Il ne reste alors plus grand-chose à compléter, dans le tableau d’Alexander De Croo et Paul Magnette, et d’ailleurs Alexander De Croo dit finalement qu’il veut bien donner un secrétariat d’Etat à Ecolo, mais qu’il ne reste plus rien comme compétences, mais Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane, qui ont récupéré le Climat et l’Environnement, trouvent qu’un secrétariat d’Etat à l’Egalité des chances et l’Egalité des genres, c’est beaucoup mieux que la présidence du Sénat.

Alors, au bout de ces deux heures trente de papillonnage, tout le monde se rassemble dans la grande salle Europe. Alexander De Croo doit lire le tableau, ligne par ligne, avec l’intitulé des compétences et le parti qui les exercera.

Mais avant ça, il explique qu’il veut que ce gouvernement soit paritaire, et il demande à chaque président comment il va faire pour l’y aider.

Paul Magnette dit qu’il y aura deux hommes et deux femmes aux quatre postes qu’il a obtenus.

Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane disent qu’ils proposeront deux femmes et un homme, le soir, à leur assemblée générale, aux trois postes qu’ils ont obtenus.

Conner Rousseau dit qu’il y aura un homme et une femme aux deux postes qu’il a obtenus.

Joachim Coens dit qu’il y aura deux hommes et une femme aux trois postes qu’il a obtenus.

Egbert Lachaert dit qu’il y aura deux hommes et une femme aux trois postes qu’il a obtenus.

Meyrem Almaci dit qu’il y aura au moins une femme aux deux postes qu’elle a obtenus, et tout le monde pense que l’autre sera Kristof Calvo, mais elle ne dit pas que ça ne sera pas Kristof Calvo.

Alors il manque une femme pour faire le compte, et Alexander De Croo demande combien de femmes il y aura aux trois postes que Georges-Louis Bouchez a obtenus, et Georges-Louis Bouchez lui dit que ça va être difficile mais qu’il fera ce qu’il peut pour qu’il y en ait plus qu’une.

Et puis Alexander De Croo se met à lire son tableau des attributions, et Jean-Marc Nollet s’énerve parce que la Protection des consommateurs et le Pacte national pour les investissements stratégiques sont attribués à d’autres partis alors qu’il les aurait bien voulus, et il se met à les réclamer, alors Paul Magnette s’énerve parce qu’il ne le dit pas mais s’il a choisi l’Economie et la Relance en premier c’est parce qu’il y voyait Thomas Dermine depuis le début, et que c’est pour Thomas Dermine aussi qu’il a échangé le Pacte national pour les investissements stratégiques avec les Institutions culturelles fédérales, alors il se lève, il tape sur sa table, et crie que Jean-Marc, tu dépasses les bornes, que le tableau des compétences ne bougera plus et que de toute façon il doit aller préparer ses congrès du soir, alors il s’en va.

Paul Magnette crie que Jean-Marc Nollet dépasse les bornes, tape sur sa table et sort de la salle.

Il sort de la grande salle Europe et envoie un sms à Alexander De Croo pour dire que le tableau des attributions ne bougera plus.

Alors Alexander De Croo dit que Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane peuvent ajouter tout ce qui relève du Green Deal européen aux attributions de leur ministre du Climat et de l’Environnement, et ça les arrange tous les trois.

Puis il envoie un sms avec un smiley dedans à Paul Magnette, et ça les arrange tous les deux.

Et puis la séance est levée, les négociations sont finies, le gouvernement est presque formé, c’est lui qui le dirige, et ça l’arrange tout seul.

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