© Julien Chatelin/fedephoto pour le Vif/L'Express

George Soros : « L’Europe est prise dans un cercle vicieux »

Traquer la vérité derrière les apparences. Chercher les failles des plus brillants discours. Guetter les brèches des constructions triomphantes. De cette obsession d’enfant George Soros aurait pu faire un sacerdoce, lui qui se définit lui-même comme un « philosophe raté ». Il a préféré en faire un commerce, d’autant plus lucratif que, sur les marchés, les comportements moutonniers sont la règle et la sagesse, l’exception. On lui a suffisamment reproché ce choix, depuis ce jour de 1992 où il empocha 1 milliard de livres en pariant que la banque d’Angleterre serait contrainte à la dévaluation. La zone euro, elle, lui est toujours apparue comme un espace bancal, condamnée à traverser des crises dont elle ne pourrait se dépêtrer qu’en changeant radicalement de logiciel. Autant dire que le « financier philanthrope », qui publie Le Chaos financier mondial (Presses de la cité) n’a pas que des bonnes nouvelles à annoncer.

Le Vif/L’Express : A diverses reprises, vous avez exprimé votre scepticisme quant à la survie de la zone euro. Quel est votre diagnostic aujourd’hui ?

George Soros : Je suis toujours aussi pessimiste. Certes, la Banque centrale européenne a soulagé le secteur bancaire, grâce aux mesures exceptionnelles de refinancement à long terme mises en place depuis l’automne 2011. Elle a calmé temporairement la crise. Mais cette initiative risque aussi malheureusement d’être contre-productive à moyen terme : en effet, il y a dans ces mesures une très forte incitation pour les banques à racheter des titres de dettes des pays dont elles sont originaires. On assiste en filigrane à une forme de renationalisation des économies : si ce mouvement devait se poursuivre, cela signifie que la sortie d’un Etat de la zone euro pourrait se produire sans que cet événement se traduise par une catastrophe généralisée. Pour des pays qui se trouvent en grande difficulté économique, cela risque de renforcer la tentation de revenir à une monnaie nationale.

Ce scénario vous paraît-il se profiler à court terme ?

Non, c’est quelque chose qui prendra quelques années. Mais, que la zone euro explose ou non, la politique aujourd’hui imposée par l’Allemagne aux autres pays européens l’a fait entrer dans une spirale déflationniste où la dette et la récession s’alimentent l’une l’autre, et dont elle mettra longtemps à sortir. L’Europe s’oriente vers une longue période de stagnation, comme en a connu par exemple l’Amérique latine dans les années 1980, ou le Japon dans les années 1990.

Vous critiquez beaucoup l’Allemagne. Pour quelles raisons ?

Vous ne pouvez pas sortir d’une crise de la dette uniquement par la diète. On ne peut en sortir que par le haut, par davantage de croissance. Or que constate-t-on ? Berlin impose aux pays du Sud une politique d’austérité budgétaire drastique. Cette politique pourrait à la limite fonctionner si elle était compensée par une augmentation de la demande dans les pays en meilleure santé, comme l’Allemagne justement. Or la Bundesbank mène au contraire dans son pays une politique de restriction de l’accès au crédit ! La conséquence est claire : du fait d’un manque de croissance, les pays du Sud vont être incapables d’atteindre leurs objectifs de réduction du déficit, et alimenter ainsi la défiance des marchés. L’Europe est prise dans un cercle vicieux dont il sera très difficile de sortirà

Selon vous, que devraient faire les autorités européennes pour sortir de cette spirale ?

Je pense que, si l’on fait rapidement le bon diagnostic, le problème peut être résolu. Ce que je propose, c’est une solution – un peu technique, il est vrai – pour alléger le fardeau de l’austérité budgétaire. L’idée générale est qu’on ne peut pas uniquement punir les pays qui se comportent mal, mais qu’il faut aussi récompenser ceux qui atteignent les objectifs de réduction des déficits. C’est pourquoi je défends l’idée de créer, au travers de la Banque centrale européenne [BCE], un holding qui pourrait prêter aux bons élèves à moindre coût. Cela pourrait se faire sans violer les traités. Encore faut-il que l’Allemagne soit prête à sortir d’une vision exclusivement punitive des choses, ce qui serait pour elle une sorte de conversion. Le problème, c’est que la Bundesbank est, dans le monde moderne, ce qui se rapproche le plus d’une institution religieuse.

Comment ce discours est-il accueilli en Allemagne ?

Cela ne m’a pas rendu très populaire ! C’est difficile pour eux de comprendre que ce qui a fonctionné dans leur pays pourrait ne pas marcher ailleurs. J’ai discuté avec Wolfgang Schaüble [NDLR : le ministre des Finances allemand] : nous étions d’accord sur la nécessité, pour les pays européens, de faire des réformes structurelles. Mais lui pensait que c’était suffisant, alors que moi, non ! Cependant, il y a une reconnais-sance de plus en plus grande, en Allemagne, de la nécessité de changer en profondeur la politique européenne. Par exemple, des gens comme Peer Steinbrück ou Frank-Walter Steinmaier [dirigeants du SPD, le Parti social-démocrate d’Allemagne] ont défendu des positions proches des miennes. La situation actuelle est très dangereuse, mais je pense qu’il y a de bonnes chances de changement lors des prochaines élections en Allemagne.

Les marchés n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité dans la crise ?

Je le pense en effet. Leur appréciation n’est pas toujours exacte. Dans la crise de la zone euro, ils ont mis longtemps à comprendre que la solution imposée par l’Allemagne n’était pas la bonne. Au début de la crise grecque, au printemps 2010, les remèdes apportés par les dirigeants de la zone euro ont suscité une forme de soulagement. Les marchés sont loin d’être totalement efficients. Mais c’est aussi aux régulateurs d’adopter les mesures nécessaires pour améliorer leur fonctionnement. Souvent, les législations sont soumises au lobbying des intérêts particuliers. Cette question complexe n’a toujours pas été résolue. Il faudrait repenser la théorie économique pour intégrer les imperfections du marché et des régulateurs. C’est dans cet objectif que je subventionne une fondation pour une nouvelle pensée économique.

Vous-même êtes souvent présenté comme la caricature du spéculateur. En février 2010, le Wall Street Journal a même affirmé que vous faisiez partie d’un petit groupe de dirigeants de fonds spéculatifs qui, lors d’un dîner, auraient décidé d’attaquer l’euro…

Le Wall Street Journal a mis ma photo en Une, alors que je n’avais même pas assisté à ce dîner, où d’ailleurs l’euro a à peine été évoqué ! Pour autant, je comprends qu’il puisse y avoir de la suspicion, pour une raison simple : les marchés sont effectivement manipulables ! Prenez les CDS [NDLR : credit default swaps, des produits financiers créés pour prémunir les détenteurs de dette contre un éventuel risque de faillite] : c’est comme si vous pouviez acheter une assurance-vie sur la vie de quelqu’un d’autre, et qu’ensuite on vous donne le droit de le tuer pour toucher la prime ! Voilà où nous en sommes. En ce qui me concerne, j’ai toujours reconnu la dangerosité de ce type de produits. Et je me suis toujours fait l’avocat de règles plus appropriées, alors même que cela allait à l’encontre de mes intérêts financiers.

Il y a une élection aux Etats-Unis cette année. Vous avez déclaré qu’il y avait « peu de différences entre Obama et Romney »…

Cette citation a été sortie de son contexte. Je pense qu’il y a une grande différence, notamment en ce qui concerne leurs entourages respectifs. Si Mitt Romney gagne, il sera contraint de prendre un vice-président de l’aile la plus conservatrice des républicains, pour satisfaire cet électorat. Ce choix ne sera pas sans conséquences. Plus généralement, les lignes de fracture entre les deux camps sont assez claires. Pour réduire la dette, Obama propose d’augmenter les impôts des riches, alors que Romney veut couper dans les services publics. Ce sont deux politiques distinctes, et c’est la raison pour laquelle je préfère clairement Obama. Le problème, c’est qu’aux Etats-Unis l’argent a une très grande influence sur l’élection. D’autant plus du fait de la décision récente de la Cour suprême, qui permet aux entreprises de subventionner des candidats sans limite. Des flots d’argent vont ainsi pouvoir continuer à se déverser sur Romney. En ce qui me concerne, je vais soutenir la campagne d’Obama, mais pas dans les mêmes proportions qu’en 2004, où je m’étais totalement impliqué pour empêcher la réélection du président Bush.

Vous ne voulez pas essayer de faire contrepoids en subventionnant massivement Barack Obama ?

On ne peut pas nager contre le courant…

Votre activité philanthropique semble désormais occuper une grande partie de votre temps…

Oui, j’ai pris ma retraite en tant que gérant de hedge fund [fonds spéculatifs]. Je suis très engagé dans ma fondation, dont le but est de soutenir les personnes vulnérables, celles qui ne peuvent pas se défendre par elles-mêmes : nous aidons ainsi les Roms, les personnes ayant des déficiences mentales ou encore les immigrants sans papiers. Nous travaillons aussi avec les pays qui disposent de vastes ressources naturelles, mais qui sont gaspillées par des gouvernements corrompus. Avec la fondation, nous essayons de réorienter ces ressources vers les populations. Durant la dernière décennie, je me suis ainsi beaucoup impliqué dans les pays francophones, comme la Guinée ou le Sénégal.

Votre motivation est-elle uniquement philanthropique ou désirez-vous contrebalancer votre activité de spéculateur ?

Je ne suis en aucun cas animé par un quelconque sentiment de culpabilité. Dans ma vie, j’ai toujours suivi une philosophie, inspirée de Karl Popper, qui m’a permis de gagner beaucoup d’argent. Cette philosophie dit que notre compréhension du réel est nécessairement incomplète, et que nous avons besoin d’une société ouverte et transparente pour améliorer cette compréhension. Il est vrai qu’au fil du temps j’ai découvert certaines failles dans la philosophie de Popper, et que je l’ai amendée. Et puis, finalement, j’ai découvert des failles dans ma propre philosophie !

Vous avez fait beaucoup de choses dans votre vie. De quoi vous êtes le plus fier ?

J’ai toujours été mû par le désir de comprendre la réalité. Mon ambition était d’être un philosophe, mais, toute ma vie, je me suis considéré comme un philosophe raté : ma philosophie m’a aidé dans ma vie personnelle et professionnelle, mais, jusqu’à récemment, elle n’avait pas fait grande impression sur la communauté intellectuelle ni sur le grand public. Depuis le krach de 2008, je suis un peu plus pris au sérieux, et je me dis que je n’ai pas été aussi mauvais philosophe que cela, même si je suis conscient de mes limites en tant que penseur.

Et que regrettez-vous le plus ?

S’agissant des regrets, j’ai une chance : j’ai développé une certaine perte de mémoire. C’est ce qui me permet de ne pas répondre à votre question !

PROPOS RECUEILLIS PAR BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

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