Le secrétaire d'Etat Philippe De Backer s'attend à récolter 275 millions de la lutte contre la fraude. Mais quid des dossiers de la Ctif ? © NICOLAS MAETERLINCK/belgaimage

Fraude fiscale en Belgique: que sont devenus ces 300 millions ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Les dénonciations de la Cellule antiblanchiment (Ctif) au parquet ont explosé en matière de fraude fiscale grave. Mais quel suivi est accordé à ces dossiers ? Que rapportent-ils à l’Etat ? Mystère.

Il y a un mois, L’Echo révélait que le secrétaire d’Etat Philippe De Backer (Open VLD) s’attend à récupérer 275 millions d’euros de la lutte contre la fraude, soit deux fois plus qu’il y a quatre ans. Une semaine plus tard, le conseil des ministres a approuvé un paquet de mesures visant à mieux traquer les capitaux dissimulés à l’étranger : selon le ministre des Finances, Johan Van Overtveldt (N-VA), ces mesures devraient rapporter 150 millions d’euros au budget 2019. Voilà de belles promesses. Mais un autre chiffre, passé totalement inaperçu, interpelle : 300 millions d’euros. Soit le montant des dossiers de fraude fiscale grave que la Cellule de traitement des informations financières (Ctif) a transmis aux parquets en 2017. L’année précédente, les dossiers du même type communiqués par la Ctif représentaient 150 millions d’euros, soit deux fois moins. C’est dire l’importance que ceux-ci ont pris, ces derniers temps. Mais que rapportent-ils, in fine, aux caisses de l’Etat ? Suivez le guide.

La Ctif est une autorité indépendante chargée de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Elle reçoit des déclarations de suspicion de la part de professionnels du chiffre : banquiers, assureurs, réviseurs, comptables, notaires, avocats, huissiers, agents immobiliers… Après un premier écrémage, elle confie à la justice les dossiers qu’elle juge devoir faire l’objet d’une enquête. En matière de fraude fiscale, le parquet se concerte alors avec le fisc, selon la règle Una Via, pour répartir les dossiers entre la voie judiciaire et la voie administrative.

En 2017, deux fois plus de dossiers de fraude fiscale grave transmis par la CTIF au parquet.

Dans son dernier rapport, la Ctif constate elle-même l’explosion de dossiers :  » Le nombre de déclarations de soupçon présentant des connotations fiscales a fortement augmenté dans un environnement international propice à une plus grande transparence fiscale.  » Plusieurs éléments expliquent cette hausse, selon le rapport. Tout d’abord, l’échange automatique de renseignements financiers entre Etats. Depuis l’entrée en vigueur de l’Accord multilatéral élaboré par l’OCDE, le secret bancaire s’est vu écorné. La Ctif elle-même reçoit davantage d’informations à caractère fiscal de ses homologues à l’étranger.

Autre explication avancée par la Cellule : l’attention portée par les médias à la fraude fiscale grave, en particulier les différents leaks révélant des milliers de comptes offshore, dont les Panama Papers à la mi-2016. Par ailleurs, les amnisties fiscales (DLU) décidées par le gouvernement ont également engendré davantage de soupçons de blanchiment méritant une enquête.

Enfin, la nouvelle loi du 18 septembre 2017 établit que  » ce n’est pas aux entités assujetties d’identifier la criminalité sous-jacente aux opérations de blanchiment  » avant de faire une déclaration de soupçon à la Ctif.  » Il n’y a là rien de nouveau, nous précise Kris Meskens, secrétaire général de la Cellule, mais c’est désormais inscrit explicitement dans la loi. Il n’y a plus d’interprétations erronées possibles.  » Et cela a dû aussi contribuer à l’augmentation des déclarations.

La note au bas de la page 48 du dernier rapport de la CTIF.
La note au bas de la page 48 du dernier rapport de la CTIF.

Des chiffres éloquents

Bref, les statistiques parlent d’elles-mêmes. En 2017, la Ctif a transmis 1 192 nouveaux dossiers aux autorités judiciaires, dans lesquels il y a des indices sérieux de blanchiment. C’est davantage (entre 15 et 30 % de plus) que les années précédentes. Surtout, parmi ces 1 192 dossiers, une centaine (soit 8,5 %) concernent la fraude fiscale grave : c’est deux fois plus qu’en 2015 et 2016. Ces dossiers spécifiques transmis au parquet représentaient 300 millions d’euros, en 2017, soit plus d’un quart du montant total de tous les dossiers sélectionnés, cette année-là, par la Ctif (corruption, fraude sociale, abus de biens sociaux, trafic de drogue, terrorisme, criminalité organisée…). C’est également le double du montant enregistré en 2016 par la Cellule pour la fraude fiscale grave. Le chiffre a donc de quoi interpeller.

Aussi avons-nous voulu savoir ce que ces dossiers étaient devenus après leur transmission à la justice. Sont-ils instruits ? Ou classés ? Qu’en fait alors le fisc ? Dans son rapport annuel, la Ctif dresse un tableau des suites judiciaires données à ses dénonciations, mais celles-ci ne sont pas distinguées par type de criminalité, donc pas moyen de savoir ce qui correspond à la fraude fiscale grave. Nous avons alors interrogé la Cellule qui nous a renvoyé vers le fisc en indiquant que  » dès qu’un dossier était transmis au parquet pour fraude fiscale, organisée ou non, la Ctif en avisait le ministère des Finances « .

Du côté du fisc, les rapports annuels ne comportent aucune information chiffrée sur le sujet. La porte-parole du SPF Finances nous a confirmé que  » la Ctif transmettait bien les informations pertinentes en matière de fraude fiscale, organisée ou non, aux Finances et que ces informations étaient prises en considération par les services concernés de l’ISI (Inspection spéciale des impôts) ou de la fiscalité générale « . Mais, pour les chiffres, elle nous renvoie vers… la Ctif.

Vraiment curieux, car le fisc – l’ISI en particulier – est censé avoir un regard sur ces dossiers, ne fût-ce que par la concertation Una Via entre le parquet et l’administration. Cela devrait aussi intéresser le gouvernement pour ses prévisions budgétaires, d’autant que les amendes pénales ou administratives peuvent être salées (jusqu’à 200 %), en cas de fraude fiscale grave.

Friture sur la ligne

Certaines autorités (douanes, fisc, Sûreté, Ocam…) peuvent, elles aussi, faire état de soupçons de blanchiment. Or, dans son dernier rapport, la Ctif souligne, dans une note au bas de la page 48, un  » problème technique  » entre le SPF Finances et la Cellule : en 2017, le premier n’a pu se connecter automatiquement au système de déclaration de soupçons de la seconde. Résultat : alors qu’en 2015 et 2016, le SPF avait envoyé respectivement 1 941 et 1 163 déclarations à la Ctif, il n’y en a eu que… 19, en 2017.

Au sein des Finances, ces déclarations proviennent du point de contact-régularisations, connu pour son rôle dans le rapatriement de fonds dissimulés à l’étranger (DLU). La Ctif et le fisc nous ont expliqué avoir essayé de remplacer le transfert des données sur papier par une méthode automatique, en reliant les deux systèmes informatiques entre eux. Mais cela n’a pas fonctionné et on a attendu un an pour s’en apercevoir. Mais, qu’on se rassure, tout est revenu dans l’ordre. Des employés de la Ctif ont repris l’encodage manuel et auraient même rattrapé le retard de 2017.

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