Tripoli, septembre 2018, des forces gouvernementales affrontent une milice locale. © HANI AMARA/REUTERS

Fonds libyens: le dégel, malgré le chaos…

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

La Libye est passée de la dictature de Kadhafi à celles des milices armées qui sèment le chaos et favorisent la corruption dans le pays. Etait-il raisonnable de dégeler les fonds libyens dans ce contexte?

Qui a décidé, en 2012, de dégeler les intérêts des fonds de la Libyan Investment Authority (LIA) bloqués chez Euroclear Bank? Le gouvernement n’a toujours pas apporté de réponse convaincante. L’ex-patron de la Trésorerie, Marc Monbaliu, est attendu à la Chambre, le 11 décembre, pour s’expliquer, de vive voix cette fois, devant les membres de la commission finances. Il va sûrement répéter, comme il l’a déjà écrit, qu’il s’est basé sur une interprétation informelle de juristes du Conseil européen, le groupe Relex, pour donner, seul, son feu vert à Euroclear. Ce qui a permis à la banque de verser mensuellement, d’octobre 2012 à octobre 2017, un total d’environ 1,5 milliard d’euros d’intérêts sur des comptes au Luxembourg, à Barheïn et au Royaume-Uni, contrôlés par le principal fonds souverain libyen.

Mais, pour nombre d’observateurs, notamment libyens, il ne s’agit pas seulement d’une question d’interprétation des textes de l’Union européenne, qui a transposé la fameuse résolution de l’ONU de 2011 sur l’embargo libyen. Le problème est surtout ailleurs : les responsables belges et européens se sont-ils tout simplement demandé s’il était opportun de libérer ces fonds alors que la Libye patauge, depuis la chute du régime Kadhafi, dans une crise existentielle grave et souvent violente? En sept ans, les Libyens n’ont jamais vraiment vécu en paix. Leur pays est profondément divisé et ces divisions se reflètent dans le contrôle d’institutions stratégiques comme la Banque centrale, la Libyan Oil Corp ou les fonds souverains.

Pendant des décennies de dictature, le colonel Kadhafi avait maintenu un équilibre artificiel entre les pouvoirs locaux du pays. Le vide créé par sa disparition a réveillé des identités religieuses et tribales. La transition amorcée en 2012 avec l’organisation d’élections libres a vite dérapé en affrontements entre milices armées. Dotées d’un important arsenal – 20 millions d’armes circuleraient dans ce pays désertique qui ne compte que 6,2 millions d’habitants -, ces thowar (brigades) continuent aujourd’hui à faire la loi. Avec des dérives mafieuses: les enlèvements contre rançon sont monnaie courante. Il y en a eu près de 700 en 2017, selon le gouvernement de Tripoli. Il y a quatre ans, le Premier ministre lui-même a été enlevé et séquestré pendant 24 heures par une milice islamiste qui lui reprochait d’avoir soutenu un raid américain contre un responsable d’Al-Qaeda en Libye.

Ces tensions ont débouché, en 2014, sur une guerre civile sanglante, faisant plusieurs milliers de morts, essentiellement à Benghazi (est) et Tripoli (ouest) où se sont concentré les conflits armés. Ce qui motivait les belligérants était le contrôle des ressources pétrolières et des institutions financières du pays. Les heurts ont commencé peu de temps après les élections du 25 juin 2014 qui visaient à remplacer le Congrès général national élu en 2012. La nouvelle assemblée, la Chambre des représentants (HoR), a rapidement été contrainte de se réfugier à Tobrouk, dans l’est, à cause des violences. L’ancien congrès, lui, a refusé de s’effacer. Le 6 novembre 2014, la Cour suprême a annulé les élections, mais la HoR, seul parlement reconnu par la communauté internationale, est passée outre cette décision. La confusion était totale.

Pays schizophrène

Et cela ne s’est pas arrangé, même après que l’ONU a réussi à imposer, fin 2015, un accord interlibyen qui a débouché sur la formation, en mars 2016, d’un gouvernement d’entente nationale dirigé par Fayez el-Sarraj. Celui-ci ne parvient pas à imposer sa légitimité au-delà de la capitale. Les tensions restent vives entre les autorités de Tripoli et celles de Tobrouk, dominées par le maréchal Khalifa Haftar. Cet ancien officier de Kadhafi, revenu d’un exil américain, s’est juré de faire la guerre à l’islam politique, avec son Armée nationale libyenne (LNA). Ni Haftar ni la Chambre des représentants n’ont reconnu le gouvernement Sarraj. Les violences reprennent régulièrement, en Libye. En septembre dernier, Tripoli a été le théâtre de nouveaux affrontements entre milices rivales, faisant une centaine de morts, dont de nombreux civils.

Ce chaos se propage jusqu’aux institutions du pays. Dans leur dernier rapport, les experts de l’ONU pour la Libye ont relevé des ingérences armées dans les bureaux de la National Oil Corporation, de la Banque centrale et du fonds souverain LIA. Ce dernier, créé en 2006 par Kadhafi pour investir les richesses pétrolières partout dans le monde, est doté de 67 milliards de dollars d’actifs, selon la dernière estimation (2012). Après la chute du Guide, il était prévu de rendre la gestion de la LIA plus transparente, mais celle-ci est en proie, depuis des années, à de profondes divisions.

D’abord, entre Tripoli et Tobrouk: en 2014, l’institution est devenue bicéphale, avec deux sièges et deux présidents, sans qu’on sache qui gérait quels actifs. Ces dissensions sont apparues à la faveur du procès intenté, en 2015, par la LIA contre les banques Goldman Sachs et la Société Générale, accusées d’avoir vendu au fonds des produits financiers « pourris » du temps de Kadhafi. Les avocats de la défense ont eu beau jeu de pointer « l’état chaotique » du plaignant. Ensuite, des divisions sont apparues au sein même de la LIA de Tripoli, entre Ali Hassan Mahmoud, l’actuel président, et Abdul Majid Breish, l’ancien qui conteste encore aujourd’hui la nomination de son successeur en 2016. Mahmoud essaie de convaincre que la LIA est désormais unifiée, mais les divisions entre Tripoli et Tobrouk restent d’actualité, Tobrouk contestant le conseil d’administration, désigné en 2017, et donc la légitimité du conseil de direction. Une procédure judiciaire est toujours en cours en Libye.

Les violences n’ont pas cessé non plus. En août dernier, la LIA a même dû fuir son bureau principal au 22e étage de la Tripoli Tower après que plusieurs de ses employés aient été menacés et un directeur pris en otage par des hommes de la milice Nawasi censée protéger la tour… Des cadres supérieurs de la LIA ont vu leur messagerie électronique coupée. Ils ont dû quitter Tripoli pendant plusieurs mois pour fuir ces agressions. Selon le Libya Herald, le fonds souverain a déménagé sans révéler son nouvel emplacement. Avant même les divisions, la LIA faisait l’objet de menaces. A Politico, Breish a récemment déclaré: « A quatre reprises, en 2013 et 2014, des factions armées sont entrées dans mon bureau armes au poing. » C’est dans ce contexte que les intérêts des fonds gelés de la LIA ont été libérés par la Belgique. De cela aussi, le gouvernement va devoir s’expliquer.

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