Doha, capitale du Qatar, un Etat richissime à l'influence inversement proportionnelle à sa taille. © © Zoonar.com/Erich Meyer

Financement des cultes par l’étranger : la Qatar Charity a repris son million

Le financement des cultes par l’étranger reste insuffisamment contrôlé. En 2016, Le Vif/L’Express avait révélé le don de plus d’un million d’euros de la Qatar Charity à la Ligue des musulmans de Belgique. La suite dans les Qatar Papers

En 2004, Christian Chesnot, grand reporter à la rédaction internationale de Radio France, et Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro, ont été otages pendant quatre mois de l’Armée islamique en Irak, un groupe spécialisé dans les enlèvements contre rançon. Fort de son expérience du Moyen-Orient, le duo se reconstitue régulièrement pour écrire des livres-chocs, aux éditions Michel Lafon, dont Qatar. Les secrets du coffre-fort (2013), Nos très chers émirs (2016) et Qatar Papers (2019). Ce dernier (1), a servi de base à un documentaire diffusé le 5 septembre à la RTBF et bientôt sur Arte (2). Les deux journalistes ont bénéficié d’une source inattendue : une clé USB contenant des centaines d’échanges de courriers entre la Qatar Charity (QC) et les associations qu’elle finance un peu partout en Europe pour construire des écoles, des mosquées ou acheter des biens immobiliers. Se dessine en filigrane le réseau des Frères musulmans que soutient cette ONG, la plus puissante du Qatar, proche de la famille régnante al-Thani.

La question du financement des cultes par l’étranger est un problème récurrent.

La Qatar Charity finance ainsi la future mosquée-cathédrale de Mulhouse, estimée à 26 millions d’euros, le plus important de ses 140 projets européens. Son ambition est présentée dans un communiqué du 18 septembre 2015 :  » Etre le premier mécène à renforcer la capacité de rayonnement de la culture islamique en Occident et dans le monde entier.  » A ceux qui doutent de l’existence d’une nébuleuse FM en Europe, ce livre démontre, documents à l’appui, comment son influence politico- religieuse s’incarne de façon très concrète dans des projets en France, en Suisse, en Italie, en Allemagne et dans les Balkans. Christian Chesnot et Georges Malbrunot ne brandissent pas un risque terroriste dans le chef des membres de la confrérie, mais une stratégie :  » Avancer lentement leurs pions, parfois masqués, afin d’adapter le droit commun à leur conception de l’islam. Une conception conservatrice qui renforce le communautarisme.  »

Et en Belgique ? Faute de place, nos confrères n’ont pas pu approfondir le sujet, mais ils publient en annexe des Qatar Papers un échange de courriers éclairant, où le directeur de la Qatar Charity United Kingdom (qui jouait les intermédiaires), Ayyoub Abouliaqin, exige du président de la Ligue des musulmans de Belgique (LMB), Karim Azzouzi, la restitution immédiate d’un subside dont Le Vif/L’Express avait révélé l’existence le 10 mars 2016 ( » Le Qatar investit chez les Frères « ).

Dix ans après sa création sous sa forme actuelle (sa fondation par des membres avérés des Frères musulmans est plus ancienne), la LMB déposait pour la première fois ses comptes au greffe du tribunal francophone de commerce de Bruxelles, le 23 septembre 2015. Son bilan interne pour l’exercice 2014 mentionne ainsi les dons de la Qatar Charity (1 081 940 d’euros) et de la Kuwait Charity (159 327 euros). Le document évoque aussi une avance de 750 000 euros pour le  » Projet Anvers  » et une autre de 138 500 euros pour le  » Projet Bruxelles « .

Le Vif/L’Express avait demandé à la LMB à quoi devait servir ces subsides qatarien et koweïtien. Sans succès. La Ligue a son siège rue Joseph Claes, à Saint-Gilles, et revendique cinq associations membres : à Bruxelles, Anvers, Gand, Liège et Verviers. Jusqu’en 2015, elle organisait à Tour&Taxis, à Bruxelles, la Foire musulmane de Belgique, avec l’aide de la Grande Mosquée pour la partie académique (et des invités parfois convaincus d’antisémitisme) et le support opérationnel de Gedis, la société qui organise le Rassemblement du Bourget pour le compte de la coupole française des Frères musulmans, l’UOIF, renommée Musulmans de France. En fait, l’argent qatarien, plus d’un million d’euros, n’a fait qu’un aller-retour entre les caisses de la Qatar Charity UK et celles de la Ligue des musulmans de Belgique.

(1) Qatar Papers. Comment l'émirat finance l'islam de France et d'Europe, par Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Michel Lafon, 295 p.
(1) Qatar Papers. Comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe, par Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Michel Lafon, 295 p.

« Remboursez ! »

Visiblement, la confiance n’y était plus, d’après la correspondance exploitée par le tandem Chesnot-Malbrunot. Les 17 et 18 octobre 2014, le directeur général de Qatar Charity UK, Ayyoub Abouliaqin, rend une visite qu’on devine difficile à Karim Azzouzi et à son vice-président, Karim Chemlal. Dans une lettre datée du 20 octobre, il confirme à Karim Azzouzi, que  » toutes les sommes perçues pour les deux projets en question  » doivent être remboursées dans les dix jours. Le 27 octobre, Youssef Kuwari, directeur exécutif de la maison mère, Qatar Charity, précise, en arabe, la somme à rendre :  » Un million de dollars dans les meilleurs délais.  » Soit 750 000 euros. Dans sa réponse à Youssef Kuwari (29 octobre), Karim Azzouzi se défend d’avoir, à l’époque, pressé la Qatar Charity pour obtenir les financements le plus vite possible, comme le prétend une rumeur malveillante. Il accepte le principe d’un remboursement, mais regrette son caractère précipité.

Grâce aux bribes de correspondance exhumées par les Qatar Papers, on apprend que le projet anversois soutenu par la Qatar Charity et appelé Waaf était déjà bien avancé. La LMB avait déposé 750 000 euros chez le notaire à la demande de la Banque islamique de développement, qui attendait ce signal pour libérer sa propre contribution. Le retrait rapide de la Qatar Charity risquait d’entraîner des coûts supplémentaires (pénalités, droits d’enregistrement), avait plaidé le président de la LMB. Qui avait brandi le même scénario catastrophe à propos du projet bruxellois (un centre cultuel et culturel), la LMB ayant déjà versé 138 500 euros au notaire et lancé un mandat hypothécaire de 150 000 euros sur le bâtiment convoité à Saint-Gilles, rue Théodore Verhaegen, d’une valeur d’un million d’euros. Les responsables de la Ligue n’avaient pas prévu que la commune de Saint-Gilles allait exercer son droit de préemption au bénéfice d’un centre d’entreprise éligible au Fonds européen de développement régional (Feder), qui n’a pas eu le soutien escompté, mais le bien est resté la propriété de la commune. Lors de ses contacts avec les responsables saint-gillois, dont le bourgmestre, Charles Picqué (PS), la LMB était accompagnée d’une personne présentée comme un  » conseiller de l’ambassade du Qatar  » et qui se portait garante du sérieux de la transaction.

La fin de l’épisode est connue. La LMB a remboursé la Qatar Charity, a déclaré Karim Azzouzi à Christian Chesnot, expliquant laconiquement au Vif/L’Express que  » c’était une question de principe « .

L'ambassade du Qatar, à Bruxelles : elle s'est portée garante de la transaction.
L’ambassade du Qatar, à Bruxelles : elle s’est portée garante de la transaction.© HATIM KAGHAT

Eviter les dons étrangers

Après la parution de notre article  » Le Qatar investit chez les Frères « , Christophe Boeraeve, avocat fiscaliste et spécialiste des asbl, avait pris la défense de la Ligue sur le site www.lmbonline.be, le 13 mars 2016, rappelant discrètement les intérêts économiques de la Belgique au Qatar :  » Les entreprises belges comme Besix et Tractebel ne peuvent-elles pas témoigner de la richesse des échanges entre notre royaume et d’autres pays du Moyen-Orient ?  »

Selon lui, le don de la Qatar Charity n’impliquait nullement une allégeance :  » Les financements que la LMB reçoit se font sur base de projets qu’elle conçoit elle-même, qu’elle présente et pour lesquels elle garde sa totale indépendance dans ses décisions, dans le choix de la construction, de la vision, de la pédagogie et des activités.  » Il assurait que, dès le départ, la LMB avait pris contact  » avec un service du ministère de la Justice pour s’informer sur la nécessité ou non d’obtenir une autorisation préalable pour l’obtention de dons de l’étranger.  » La personne en charge  » avait précisé que tant que ces dons sont transférés de compte bancaire à compte bancaire, cela ne nécessitait pas d’autorisation particulière et qu’il n’y avait aucun problème.  » Vraiment ?

Christian Chesnot et Georges Malbrunot : les deux journalistes accumulent les livres-chocs.
Christian Chesnot et Georges Malbrunot : les deux journalistes accumulent les livres-chocs.© REPORTERS

La question du financement des cultes par l’étranger est un problème récurrent, pas seulement pour l’islam, même si, en période troublée, comme on a pu le constater à propos du financement du terrorisme, les regards se tournent forcément dans cette direction. Dans son rapport 2014, la Cellule de traitement des informations financières (Ctif) observait que les fonds détectés  » en relation avec le financement du terrorisme et celui de la prolifération  » (nucléaire) provenaient essentiellement du Qatar et du Koweït et étaient ensuite transférés vers le Koweït et l’Arabie saoudite, le plus souvent en espèces.

Le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), a voulu remédier au flou entourant les dons étrangers aux asbl et fondations avec un projet de loi approuvé en conseil des ministres et voté en commission au Parlement, mais qui a été recalé en plénière, après la chute du gouvernement, fin 2018. Il prévoyait d’obliger toutes les asbl, pas seulement religieuses, à tenir un registre de toutes les libéralités entrantes et sortantes (depuis et vers l’étranger) et de le mettre à la disposition des autorités. En mars dernier, encore, Koen Geens, alors en affaires courantes, insistait auprès des cultes et des organisations laïques afin qu’elles évitent les dons financiers provenant de l’étranger, car susceptibles de porter atteinte à leur  » indépendance « .

Les dons de la Qatar Charity et de la Koweït Charity sont-ils passés sous le radar de la Ctif, des services de renseignement, de la police fédérale ou des Affaires étrangères ? Figuraient-ils, anonymisés, dans les flux financiers assez significatifs détectés par la Ctif en 2014 ? Quelle analyse a-t-on fait de l’impact sociétal de ce financement moyen-oriental sur le tissu associatif musulman de Bruxelles et d’Anvers ? Même si la Qatar Charity a récupéré son million de dollars, ces questions demeurent et elles s’adressent plutôt aux responsables de notre pays.

(2) Qatar, guerre d’influence sur l’islam d’Europe : sur La Une (RTBF) le 5 septembre, à 22 h 15, et sur Arte, en version longue, le 24 septembre à 20 h 50.

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