Le Premier ministre, Alexander De Croo, lors de la visite d'un hôpital, en octobre dernier. © Belga

« Faire fonctionner l’Etat, une mission aussi essentielle que celle des médecins » (analyse)

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Les politiques peuvent-ils ne pas respecter les règles sanitaires qu’ils édictent? La gestion démocratique de la cité, a fortiori en période de crise, mérite des écarts, mais ne justifie pas tout, disent nos experts. Et les élus ont un rôle d’exemple.

Nos responsables politiques sont-il au-dessus des lois qu’il édictent eux-mêmes? En ne respectant pas les règles sanitaires (télétravail obligatoire, interdiction de se rassembler, interdiction de voyager…), méritent-ils de recevoir une amende ou d’être contraints de démissionner? La politique est-elle une « fonction essentielle » qui mérite la dérogation qu’elle s’octroie? Le débat est intense sur les réseaux sociaux, à l’heure où les restrictions sanitaires sont de plus en plus décriées et méritent incontestablement un débat démocratique.

Intéressant s’il en est, le sujet fait surtout l’objet de dénonciations de comportements d’élus: le Premier ministre parce qu’il participe à la réception de Nouvel An de son parti, un député écologiste parce qu’il visite une entreprise, un président de parti parce qu’il ne travaille pas chez lui, un bourgmestre parce qu’il reçoit une maire française à Bruxelles, des élus locaux parce qu’ils participent à une inauguration… N’en jetez plus. Des critiques justifiées de la part de citoyens au bord de la crise de nerfs? Dans certains cas, oui, pas de façon générale. Le sujet, est sensible en cette ère de jugement immédiat, mérite une réponse nuancée.

« La règle doit être respectée ou dérogée »

Première étape auprès d’un juriste réputé, qui doit rester discret en raison de ses fonctions, mais dont le raisonnement n’est pas moins instructif. « Une fois qu’une règle existe, il faut qu’elle soit respectée, entame-t-il. On peut évidémment créer des exceptions à cette règle, mais une fois qu’elles existent, le juriste en a terminé avec ça. Le débat dont on parle concerne plutôt la philosophie politique. »

Pour autant, celui-il argumente en évoquant aussi le caractère sensible du sujet. « Prenez le cas des onze dérogations possibles pour les voyages, reprises dans l’arrêté ministériel qui vient d’être publié, il y a des exceptions pour les diplomates, mais pas pour les parlementaires, souligne-t-il. Or, personnellement, je ne serais pas contre l’idée que l’on permette à un parlementaire, qu’il soit de la majorité ou de l’opposition d’ailleurs, d’effectuer un voyage dans un pays voisin pour étudier la façon dont on gère le crise sanitaire. On pourrait sans problème prévoir des exceptions pour les politiques, la difficulté étant en l’occurrence qu’ils devraient se les octroyer pour eux-mêmes. »

Le fait est, prolonge-t-il encore, que le présentiel offre une plus-value qui dans certains cas est indispensable. Les missions démocratiques – que ce soit la gestion de la cité ou le contrôle parlementaire – pourraient le justifier. Mais en l’état, des dérogations devraient être accordées et, juridiquement, ce n’est pas le cas pour l’instant. Le débat est trop sensible, la jurisprudence sur le terrain prévaut.

Les « médecins de l’Etat »

Poursuivons la réflexion. Etape numéro deux. Marc Uyttendaele, professeur de droit constitutionnel à l’ULB et avocat, ne mâche pas ses mots., avec nuance, mais fermeté. « Faire fonctionner l’Etat, a fortiori dans une période de crise telle que nous la connaissons, c’est une mission aussi essentielle que celle des médecins ou des infirmiers, plaide-t-il. Or, personne n’imginerait dire qu’un médecin ou un infirmier doit exercer son métier par vidéoconférence. »

Il doit certes y avoir une différence évidente entre l’exercice de la fontion et les priviléges personnels, prolonge-t-il. « Le fait de participer à une réception de nouvel an d’un parti, c’est une maladresse et, de mon point de vue, c’est une erreur d’appréciation. Les responsables politiques doivent avoir un rôle d’exemple, c’est évident. Mais ce ne peut en aucun cas être à la source d’une demande de démission, il faut que l’on arrêter de fustiger nos élus à tort et à travers. Quelle fonction est plus essentielle que celle d’être aux manettes de la démocratie? »

Selon Marc Uyttendaele, l’importance d’un fonctionnement aussi optimal que possible vaut d’ailleurs pour les trois pouvoirs: exécutif, législatif et judiciaire. « En tant qu’avocat, dit-il, j’ai refusé toute audience par Zoom. Je sais combien est important le côté charnel et présentiel pour plaider et je ne veux pas que cela porte préjudice à mes clients. Le bon fonctionnement des trois pouvoirs, pour moi, est vital. Un Comité de concertation doit pouvoir s’organiser en présentiel. » Au même titre que toute action du politique nécessaire au plein fonctionnement du mandat d’un élu.

« Le politique doit être exemplaire »

Partons vers la troisième étape de notre tentative de réponse. Si la question est aussi d’ordre philosophique, Vincent de Coorebyter, philosophe politique à l’ULB, est bien placé pour contribuer à la réflexion. Son avis rejoint davantage celui des citoyens qui critiquent les comportements des politiques, mais avec d’importantes nuances.

« Le premier élément qui me vient à l’esprit, c’est que tout citoyen doit se soumettre à la loi et que cela vaut particulièrement pour ceux qui l’élaborent, souligne-t-il. C’est précisément parce qu’ils y sont soumis qu’ils vont rédiger ces textes de la manière la plus juste possible, la plus pertinente, la plus proportionnée. S’ils s’y soustraient, ils seraient suspects d’adopter des lois potentiellement néfastes. »

Deuxième point important: leur rôle exemplatif. « Ils ont un devoir d’exemplarité pour des raisons pédagogiques et morales, souligne Vinent de Coorebyter. Pédagogiques car s’ils veulent convaincre les citoyens d’appliquer ces lois, même si elles sont désagréables, il est important qu’ils montrent le bon exemple et qu’ils en démontrent la nécessité. Exactement comme des enseignants ne peuvent pas faire l’inverse de ce qu’ils enseignent. Morales, aussi, parce que leur attitude de personnalités publiques peut avoir un effet sur le comportement des autres: le non-respect des règles peut avoir un effet boule de neige, ce qui aurait un impact désastreux en pleine crise sanitaire. »

Cela étant dit, le rôle du politique est spécifique. « Le fonctionnement de la démocratie, à travers les trois pouvoirs, est incontestablement essentiel pour le bien commun, dit le philosophe. Prétendre le contraire serait tendre vers une forme de poujadisme, en effet. » Cela veut-il dire qu’il y a matière à déroger à la règle? Je peux bien imaginer qu’il est difficile d’avoir des débats efficaces à distance, par vidéoconférence, mais le débat vaudrait alors aussi pour l’enseignement, dont le caractère essentiel me paraît aussi important. »

Cela étant, Vincent de Coorebyter insiste surtout sur le respect des gestes barrières, du port du masque et considère que des voyages, des visites, des réunions… dans le cadre de la fonction d’élus peuvent se justifier pleinement. « Le fait de rendrede tels événements publics avec le port du masque et les distances peut même accroître le caractère exemplatif », dit-il. Une rencontre en présentiel dans une entreprise, avec le respect des règles, ne peut donc pas être condamnable si cela permet d’exercer « pleinement sa fonction », de même qu’une interview sur un plateau de télévision s’il s’agit d’expliquer en finesse des mesures. « Quand le ministre fédéral de la Santé, Frank Vandenbroucke, s’exprime, il le fait par vidéoconférence, mais il le fait aussi sur les plateaux ou un public, en portant son masque. » Au passage, le professeur fait d’ailleurs remarquer que le port du masque, par exemple, n’est pas de mise de la même manière sur toutes les chaînes, ce qui pose un autre type de question.

« A mes yeux, tout ce qui relève du parti politique ou du rapport avec les électeurs ne relève par contre pas du registre de ce qui est essentiel« , précise encre le philosophe. Mais là encore, des nuances sont de mise: « Je ne vois pas commnt un élu inaugurerait un lieu, par exemple, sans se rendre sur place. »

Bref, le débat est complexe: le politique doit être exemplaire dans le respect des règles, son rôle est vital pour la démocratie quand il s’inscrit dans le contexte de sa fonction et, oui, du présentiel est possible. Dans tout cela, il restera toujours, forcément, une marge d’appréciation. Mais ces balises contribueront sans nul doute au débat.

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