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Face à l’armée des nombres: « la vie n’est plus un roman. C’est une calculette » (chronique)

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

La vie n’est plus un roman. C’est une calculette. Que la pandémie sacre et consacre. Puisque: deuxième confinement en un an, une bulle, quatre personnes, 1m50, de 22 heures à 6 heures, quarantaine, cinq gestes barrières, etc. Hébétés, on est, sous cette masse.

Combien de temps. Combien de gens. Combien de kilomètres. Combien de likes. Combien d’espace. Combien de chances. Combien de mémoire. Combien de watts. Combien de buts. Combien de voix. Combien de pages. Combien de manifestants. Combien de pièces. Combien de saisons. Combien de pas. Combien de points. Combien de cartes. Combien de morts. Quel tarif. Quelle vitesse. Quel classement. Quelle puissance. Quelles proportions. Quel niveau. Quelle rangée. Quel étage. Quelle classe. Quel tome. Quel dossard. Quelle magnitude. Quel dividende. Quel délai. Quelles mensurations. Quelle superficie. Quel budget. Quel taux. Quel prix. Quel épisode. Quelle fréquence. Quelle heure. Quelle audience. Quel âge.

Ce n’est pas le défilé des années qui importe. C’est ce qu’on en fait. Comment on les dessine.

La vie n’est plus un roman. C’est une calculette. Un relevé d’index. Un livre de comptabilité. Le régime instauré par des unités de mesure qui quadrillent jusqu’à nos tripes. Que la pandémie sacre et consacre. Puisque: deuxième confinement en un an, une bulle, quatre personnes, 1m50, de 22 heures à 6 heures, quarantaine, cinq gestes barrières, tant de cas positifs, tant d’hospitalisations, tant de décès, 300 millions de doses de vaccin, administrées en deux temps espacés de 21 jours voire de six semaines, une personne pour les achats (sauf avec un enfant de moins de 12 ans), pas plus de deux si la surface est inférieure à 20 m2, durant une demi-heure maximum, pourvu que pas de troisième vague, entre 3,5 et 9,7% de diminution de la croissance du PIB mondial pour l’année 2020 selon les scénarios…

Un tourbillon de quantités, de volumes, de durées, de décomptes, de statistiques, une sarabande de nombres et de quotas dans lesquels on finit par s’empêtrer. Le numéro de compte, le montant à verser, le code PIN, le pourcentage de rabais, les deux pour un, le calendrier, les degrés du four et de la machine à laver, les notes d’examen, la date limite, la participation à la cagnotte, le devis reçu, la commission envisagée, les disponibilités de réservation, le délai de livraison, le quorum pas atteint, la somme minimale, la mèche de 8, le format 19 sur 23, le paquet de 10, le diamètre de 5 mm, la triple épaisseur, le zéro déchet, le circuit de 1,8 km, l’écran 10,9 pouces d’une résolution de 2 360 x 1 640 pixels, l’appareil prenant en charge le wifi 6 et le Bluetooth 5.0 pour un poids de 458 grammes sachant que c’est la 8e génération, équipée du premier processeur gravé en 5 nm… Hébétés, on est, sous cette masse. Et réduits à s’aligner comme les caractères d’une plaque d’immatriculation plutôt qu’à vivre sans compter.

Mais on a alors regardé très fort quelqu’un qu’on aime depuis, oh, un joli bail maintenant, et qui est un peu triste parce qu’elle a un anniversaire, juste là, et ça la traumatise un peu quand elle doit dire combien ça lui fait. Et en la contemplant, on a compris qu’au fond, ce n’est pas le défilé des années qui importe. C’est ce qu’on en fait. Comment on les dessine. Et elle, c’est beaucoup plus que ce qu’une période délimitée croit signifier. Et c’est ce qui la rend chaque année comme encore plus jeune. Parce que les vies, les lieux, les moments, les proches, les soleils, les histoires, on a beau nous coller des chiffres partout, c’est immensurable.

Et ça libère de toutes les armées des nombres.

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