Le Gang des vieux en colère : "On se responsabilise nous-mêmes. On est encore adultes, quand même !" © PHOTO NEWS

Et si notre âge n’était plus calculé sur base de notre date de naissance? (décodage)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Il est pratique et incontestable : l’âge chronologique n’a pourtant pas que des vertus. Des rangs des plus âgés, du monde médical, et parmi les psychologues, des voix s’élèvent pour demander l’abandon de ce seul critère comme marqueur de politiques publiques. Car chacun de nous a, en fait, plusieurs âges différents.

Jusqu’ici, ce n’était pas vraiment un compliment : être « sans âge », donc d’un âge indéfinissable, c’était presque être transparent. N’être personne. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui voudraient être « sans âge » ou qui souhaiteraient plutôt que leur âge, calculé à partir de leur date de naissance, ne soit pas le seul critère, certes non discutable, mais sans nuances, qui fasse pencher la balance du temps.

Le constat est fondé. Selon votre âge, vous avez droit, ou non, à un abonnement à prix réduit de la Stib ou du TEC ; à des allocations familiales ; au départ à la retraite ; à des tarifs avantageux au cinéma, au théâtre et dans des musées ; à une formule d’ outplacement payé par l’employeur lorsque vous êtes victime d’un licenciement. Entre autres exemples. Il n’y a que dans les parcs d’attractions que la taille est déterminante : sous le mètre, l’entrée est gratuite.

Depuis que le coronavirus s’est introduit dans nos vies, l’âge est devenu plus encore un marqueur social, sanitaire, donc politique. D’emblée, les plus de 65 ans ont été rangés parmi les personnes « à risque », ce qui les a projetés dans un carcan protectionnel dont ils n’étaient pas forcément demandeurs. Cloîtrés dans les maisons de repos, les plus âgés ; privés de la visite de leurs petits-enfants ou de tout autre enfant ; interdits de sortie ou presque.

Le gouvernement a sans doute pris ces mesures très prudentes pour que rien ne puisse lui être reproché. « La Première ministre Sophie Wilmès a même évoqué une charte des seniors, visant à leur interdire certaines activités, comme s’ils pouvaient tous être mis dans le même sac, s’emporte Michel Huisman, porte-parole du Gang des vieux en colère et de ses presque 13.000 membres : il fallait les protéger à tout prix ! Je vous rappelle quand même que le philosophe français Edgar Morin a près de 100 ans ! » « J’ai 68 ans, je suis en parfaite santé et je profite agréablement de ma retraite. Et d’un coup, à cause du coronavirus, je découvre sans nuances que je suis vieux !  » s’indigne Eric, dans la foulée.

L’avancement en âge du corps, celui du coeur et celui du cerveau ne respectent pas forcément le même rythme.

La prudence du gouvernement ne l’aura donc pas mis à l’abri. Les reproches à son endroit, d’une autre nature, flambent quand même : être protégé quand on ne veut pas l’être peut être violent. « On se responsabilise nous-mêmes, assure François, jeune septuagénaire. On est encore adultes, quand même ! » Certes fondée sur la bienveillance, l’approche des pouvoirs publics aura été perçue par beaucoup comme proche de l’infantilisation. « Plus on est condescendant, plus on blesse des gens qui n’ont rien demandé », résume Stéphane Adam, professeur de psychologie de la sénescence à l’ULiège.

Pas le temps de vieillir

Vieux ? Qu’est-ce au juste que la vieillesse ? Elle frappe les footballeurs dès qu’ils ont 30 ans. « On vieillit à partir de la naissance, tranche Anabelle Decottignies, professeure de génétique à l’UCLouvain. Ça n’a pas de sens d’affirmer que l’on est vieux à tel ou tel âge. » C’est pourtant la certitude que le sens commun véhicule, dans la foulée des institutions et pouvoirs publics de tout poil. Pour l’Organisation des Nations unies, par exemple, le seuil est atteint à 65 ans. Eric, tout en forme qu’il soit à 68 ans, est donc « vieux ».  » Bien sûr, plus on avance en âge et plus on encourt le risque d’être plus faible, reconnaît Michel Huisman. Mais certains meurent sans jamais avoir eu le temps de vieillir. »

Aujourd’hui, l’exercice qui consiste à fonder des politiques publiques sur le seul âge chronologique atteint ses limites. « Pour ma part, je refuserais de fixer un seuil pour dire à quel âge on est vieux, assure Sylvie Carbonnelle, socioanthropologue de la santé et du vieillissement au Centre de diffusion de la culture sanitaire (CDCS) et assistante à l’ULB. Il faut être conscient des limites de ce type de pensée, qui relève d’un choix politique. D’ailleurs, pourquoi faudrait-il déterminer l’âge auquel on devient vieux ? Cette catégorie, on pourrait s’en passer ou, à tout le moins, la relativiser. »

De toutes parts, des voix s’élèvent, de médecins, de psychologues, de sociologues, de spécialistes de la sénescence, et des « seniors » – comme on dit pudiquement – eux-mêmes : de cet âge calculé seulement sur le nombre d’années qui se sont écoulées entre le premier cri poussé et aujourd’hui, on n’en veut plus. Faussement égalitaire, simpliste, bref incapable de prendre en compte la diversité des humains dans l’infinie complexité de leur parcours de vie.

« Les gens n’ont pas à être homogénéisés en fonction de leur seule date de naissance, argumente encore Sylvie Carbonnelle. Les découpages de la vie en grandes catégories sont arbitraires et évolutifs. L’âge de la vieillesse a d’ailleurs reculé dans le temps. Ce sont des constructions sociales, modelées par nos systèmes sociaux et nos institutions. Il est sain que les gens se rebellent car l’âge ne reflète pas la diversité du vieillir : nous ne nous réduisons pas à ce que les politiques publiques font de nous. « A classer les gens en catégories, les « vieux », mais aussi « les jeunes », on risque en outre de monter les générations les unes contre les autres.

Les vieux n'étaient pas les seuls à être potentiellement vulnérables face au Covid.
Les vieux n’étaient pas les seuls à être potentiellement vulnérables face au Covid. « Mais ils constituaient le groupe le plus facile à pointer du doigt. »© PHOTO NEWS

 » La question du « vieux » est sémantique, rebondit Michel Huisman. Nous, l’idée d’être vieux, ça nous fait marrer ; pour d’autres, cela équivaut à être sénile. C’est ce mot, « vieux », qui a permis de cataloguer la population pendant le confinement, faute de réflexion politique plus fine. Les vieux n’étaient pas les seuls à être potentiellement vulnérables : il y avait aussi les personnes diabétiques ou obèses, les patients atteints d’un cancer et ceux qui souffrent de maladies respiratoires. Mais les vieux constituaient le groupe le plus facile à pointer du doigt.  »

Bavardes cellules

Certes, le corps vieillit. « A 70 ans, même si on est jeune dans sa tête, nos cellules sont vieilles, pose Anabelle Decottignies. Les cellules s’usent : analysées chez un embryon, elles sont parfaites. Ensuite, elles s’effilochent. » Mais pas chez tout le monde de la même manière, ni au même rythme. Comme le déclarait joliment le peintre Henri Matisse, « on ne peut s’empêcher de vieillir, mais on peut s’empêcher de devenir vieux ». Selon la vie que l’on mène, la manière dont on s’alimente, le fait de fumer ou non, de consommer de l’alcool ou non, de faire du sport ou non, le vieillissement s’opérera différemment. Sans parler de l’héritage génétique.

Il y a donc des marqueurs sanguins ou cellulaires objectivables qui disent si on est en bonne forme ou sur une pente douce et vieillissante, ce lent processus qui se déroule sur des années. « La consommation maximale d’oxygène est l’un de ces critères objectivables, détaille Louise Deldicque, physiologiste de l’exercice à l’UCLouvain : sous le seuil de 18 ml d’oxygène par minute et par kilo de poids corporel, une personne n’est plus capable de soulever une casserole ou de faire une lessive, par exemple. Une fois atteint, il est pratiquement impossible de remonter au-dessus de ce seuil. Dès lors, le risque de devoir faire appel à un tiers pour sa vie quotidienne est élevé. Or, l’autonomie est un critère important de vieillesse. » A partir de 45 ans, on perd 1 % de cette capacité maximale chaque année.

Voilà pour certains des critères scientifiquement analysables, qui déterminent un âge biologique. La capacité à accomplir des gestes quotidiens ou l’aisance dans la motricité en sont d’autres, qui se recoupent. Sur le plan social, le départ à la pension marque souvent un brusque basculement : un.e retraité.e est culturellement considéré.e comme vieux ou vieille. Là encore, c’est un code : car certains travaillent largement au-delà de 65 ans, tandis que d’autres quittent le marché du travail bien plus tôt. A 77 ans, le démocrate américain Joe Biden se prépare pour la présidence de la première puissance mondiale, un job qui ne sera pas, a priori, de tout repos.

On ne peut s’empêcher de vieillir, mais on peut s’empêcher de devenir vieux.

« Plus on vieillit, plus on se distingue les uns des autres, que ce soit en matière de fonctionnement du coeur, de marche ou de vue, insiste Stéphane Adam. Si on compare deux bébés, ils sont presque les mêmes, à part leur poids et leur taille. Mais entre deux personnes plus âgées, le résultat est très différent parce qu’à ce stade de leur vie, leur programmation génétique et biologique compte moins que leurs choix de vie. Ces importantes différences s’observent même chez des jumeaux monozygotes. Opter pour des politiques publiques, comme le départ obligatoire à la pension, en fonction du seul âge chronologique n’a donc pas de sens. »

Selon certaines études, 25 à 30 % des retraités auraient d’ailleurs souhaité travailler plus longtemps s’ils l’avaient pu. Le retrait du marché du travail n’est pas sans conséquences humaines : rendu brusquement « inactif », le pensionné risque de se sentir d’un coup inutile et – cyniquement dit – d’être perçu comme sans valeur économique ajoutée. Il bascule même en un instant dans la colonne des coûts. « La perception économique des plus âgés devrait changer, suggère Stéphane Adam. En 1810, le discours sur la vieillesse était beaucoup plus positif qu’aujourd’hui. Mais on observe que plus le vieillissement d’une population est important, plus le ton est négatif par rapport aux plus âgés. Le vieillissement est en outre perçu sous le strict angle de la médicalisation : vieillir revient à être malade.  »

La mobilisation des Grands-parents pour le climat a modifié le regard des jeunes sur les plus âgés.
La mobilisation des Grands-parents pour le climat a modifié le regard des jeunes sur les plus âgés.© BELGAIMAGE

C’est un peu court. Car, dès lors, tous les bénéfices du grand âge, occultés, passent à la trappe. Les plus âgés constituent pourtant une catégorie de consommateurs intéressante, que le monde économique a tôt fait de repérer : leur épargne est souvent sérieuse, leurs frais fixes réduits et leur temps libre quasi illimité. Nombre d’entre eux jouent en outre un rôle actif dans la société, au titre de bénévoles. On a vu, durant la crise du Covid, l’impact considérable de leur soudaine absence pour nombre d’acteurs associatifs… Sans compter les heures durant lesquelles ils veillent sur leurs petits-enfants. « Or, plus une personne se sent utile et plus longtemps elle vit, rappelle Stephane Adam. Et plus les jeunes observent des plus âgés engagés, plus leur vision sur eux change. »

L’inscription active des plus âgés dans la société, à un autre titre que celui de travailleur, est donc essentielle.

Le vieux, c’est l’autre

Enfin, il y a l’âge que l’on se donne, celui que l’on ressent, subjectivement. On peut en effet se sentir plus jeune ou plus vieux que son âge réel. « En général, on se donne cinq à dix ans de moins qu’en vrai », précise Stéphane Adam. Là encore, ce n’est pas sans impact. Car ceux qui se perçoivent comme plus vieux qu’ils ne sont vivent moins longtemps et risquent davantage que les autres de développer des maladies de type Alzheimer.

A 83 ans, Raymond s’en donne dix de moins, au minimum. Victime d’une violente agression et d’un AVC il y a quelques années, il perd depuis peu la mémoire quotidienne. « Je suis en pleine forme, rit-il. Ma femme et moi, nous allons bien et nous vivons une retraite heureuse. Nous sommes entourés et nous n’avons pas de soucis de santé. » D’autant moins que sa mémoire n’en garde aucune trace. Son moral est en béton armé et son humour, intact. Sa femme Françoise, 78 ans, ne se déplace plus sans déambulateur ou canne. Mais son esprit est vif et elle n’oublie rien, veillant sur son joyeux mari à chaque minute. L’avancement en âge du corps, celui du coeur et celui du cerveau ne respectent pas forcément le même rythme. Alors parler d’un seul âge, forcément, c’est s’empêcher d’opérer la moindre distinction entre les trois.

Pour autant, la remise en cause du seul âge chronologique comme critère d’action publique ne doit pas dispenser la société de s’interroger sur sa dérive jeuniste, son recours répété à la chirurgie esthétique, bref, son refus de vieillir. « Biologiquement, le vieillissement a un sens, insiste Anabelle Decottignies. C’est une nécessité. Car plus longtemps on vit, plus on encourt le risque d’attraper un cancer. Il nous faut donc mourir.  »

« On doit accepter le vieillissement dans notre société, embraie Stéphane Adam. Mais pour cela, il faut le valoriser. » Ce qui n’est guère le cas et moins que jamais depuis l’épisode Covid. Le vieux, d’ailleurs, c’est toujours l’autre. Ils sont peu nombreux, ceux qui s’acheminent le coeur léger vers leur fin de vie. Pas forcément par peur de la mort, mais de crainte d’être un poids pour leurs proches. Aborder cette étape avec la douceur d’une plume serait idéal. Vaste programme. « Après tout, disait le chanteur français Maurice Chevalier, ce n’est pas si désagréable que ça de vieillir, quand on pense à l’autre éventualité. »

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