Carole Piront

Enseignement: « Les aménagements raisonnables, cette fausse bonne idée… »

Carole Piront Maman et enseignante

Le 23 mai dernier, plusieurs parlementaires de la FWB, issus de différents partis, ont déposé une proposition de décret visant à généraliser l’inclusion, dans l’enseignement ordinaire, d’élèves dits  » à besoins spécifiques « . Il y a quelques jours, la ministre de l’Enseignement s’est même déplacée à Namur pour assurer la promotion de cette méthode.

Régulièrement, sur les réseaux sociaux et dans certaines publications, ce terme revient pour vanter les mérites du maintien dans l’enseignement ordinaire d’enfants qui présentent des difficultés diverses : dyslexie, dyspraxie, troubles du comportement, vision, audition … Sont inclus également dans cette démarche, les enfants à haut potentiel, dont les besoins en matière d’apprentissage sont également particuliers.

Ainsi, cette proposition de décret vise à contraindre les établissements scolaires à mettre en oeuvre des aménagements raisonnables afin qu’ils gardent ces élèves en leur sein et que ceux-ci ne soient pas orientés systématiquement vers un type d’enseignement adapté. De prime abord, l’on est tenté d’applaudir une telle initiative : enfin, la discrimination disparaîtrait, au moins partiellement, de l’horizon scolaire…

Je suis maman d’un jeune homme porteur d’une trisomie 21, mais également enseignante dans le premier degré du secondaire. Et mon point de vue est tout autre. Bien sûr, il est teinté par mon expérience particulière : mon fils est porteur d’un handicap spécifique, il ne s’agit pas ici de troubles de l’apprentissage à proprement parler. Je vis néanmoins la différence en tant que maman depuis 16 ans, mais aussi en tant que professeur depuis plus de sept années.

Il est très courant, même au sein de revues destinées aux enseignants, de mêler allègrement les terminologies : tantôt, on parlera d’inclusion, tantôt d’intégration, jouant ainsi sur la confusion du public pour faire bénéficier, à la première, des résultats positifs de la seconde. L’intégration, dont mon fils a bénéficié, est effectivement bien différente de l’inclusion au sens où l’entend la proposition de décret : elle consiste en la création de classes adaptées relevant de l’enseignement spécialisé au sein même d’écoles ordinaires ou à l’insertion (partielle ou totale) de certains élèves « à besoins spécifiques » dans des classes ordinaires tout en continuant à bénéficier des aides de son école spécialisée. L’intégration, telle qu’elle existe depuis plus de 15 ans chez nous (à l’initiative de parents impliqués, à ses débuts), consiste en un réel projet d’établissement où tous, élèves, parents, professeurs et directions des écoles ordinaires et spécialisées, s’impliquent, en tant que partenaires, dans la mise en oeuvre de projets scolaires « sur-mesure » pour les jeunes : elle est le fruit d’une collaboration active et volontaire.

A l’inverse, l’inclusion souhaitée par les parlementaires à l’origine du projet de décret réside dans l’obligation, pour les établissements, de mettre en oeuvre ces « aménagements raisonnables » : ces derniers seront donc contraints, sur fonds propres (la seule aide extérieure serait celle de l’AVIQ, à condition que la demande soit acceptée), de mettre en place toutes les adaptations nécessaires à la scolarisation de l’enfant. Ici, pas de moyens supplémentaires, pas de formation spécifique des enseignants actuels (hormis via des « brochures »), pas de renfort des experts de l’enseignement spécialisé, pas de diminution de la taille des classes… Tout reposera sur les enseignants, leur bonne volonté et leurs capacités. C’est un peu comme si on obligeait un dermatologue à se mettre à la chirurgie en lui remettant les syllabi de cette discipline, sans lui fournir les scalpels nécessaires à ses opérations …

Normaliser l’enfant différent en le maintenant dans un enseignement non adapté à ses besoins, c’est ne pas lui reconnaître le droit d’être différent

Au-delà de cette problématique qui, jusque-là, n’implique que les adultes, je m’interroge également sur la place laissée à l’enfant, dans cette démarche. Où est le respect de sa différence ? D’expérience, je sais que l’épanouissement d’un enfant différent passe essentiellement par la reconnaissance de sa/ses particularité(s) : nier son handicap, ce qui le distingue des autres, c’est nier son droit à exister. Le « normaliser » en le maintenant dans un enseignement non adapté à ses besoins, c’est ne pas lui reconnaître le droit d’être différent. Oh ! Bien sûr, on me répondra que toute l’aide voulue lui sera apportée, qu’il bénéficiera de remédiation ! Mais qui souhaiterait être maintenu en permanence sous perfusion, dans une situation d’assistance continue ? Quelle valorisation pour l’enfant ? Quelle considération pour l’effort permanent dans laquelle on l’enferme ? Que penser, également, de l’avenir de ces enfants dans le cas où l’inclusion ne porterait pas ses fruits ? Si elle est inefficace et que l’enfant traîne ses difficultés et ses échecs pendant des années, quel sera l’impact sur son estime de soi, lui déjà fragilisé par sa différence dans un monde consensuel ? Quelles seront ses perspectives professionnelles ? De cela, il n’est fait nulle mention dans le projet de décret.

Ah, mais, pour celui qui soutient, c’est clair, il a l’occasion d’aider, de se montrer charitable, de prouver ô combien il est bienveillant : son rôle est beau et comment le remettre en question ? Comment ne pas applaudir à deux mains l’empathie de ces parlementaires qui pensent apporter leur pierre à l’édifice de l’évolution des mentalités… Mais ne dit-on pas de l’enfer qu’il est pavé de bonnes intentions ?

La prise en charge de ces enfants sera, en effet, absolument aléatoire, puisqu’elle dépendra quasi exclusivement des moyens de l’école, de la bonne volonté et des capacités des enseignants, des contraintes matérielles (matériel adapté, rampes d’accès, nombre d’élèves dans la classe, par exemple), … On imaginera dès lors des situations idylliques où une école nantie verra ses enseignants, motivés et bien formés aux (nombreuses) spécificités des différents troubles, prendre en charge un enfant « différent », « à besoins spécifiques », au sein d’une classe d’une petite dizaine d’élèves bienveillants… Moi aussi, je suis une utopiste, moi aussi, j’aime me laisser prendre à ces rêves d’un monde scolaire idéal… Mais je vis dans une réalité où les écoles de village ont de maigres moyens de subsistance, où les Associations de Parents mettent régulièrement la main au portefeuille pour permettre à tous les enfants de participer à des activités ; je rencontre des enseignants déjà démunis face à l’hétérogénéité de leurs classes, où les 25 élèves qui doivent apprendre à lire et à écrire peinent déjà à parler le français. Pourtant, ces professeurs se forment très régulièrement, n’hésitent pas à oser, à innover, à se retrousser les manches chaque jour pour amener leurs élèves à leur meilleur niveau. Et certains voudraient leur demander, en plus, d’être logopèdes, psychologues, psychomotriciens ??? Où seront-ils lorsque les années qui viendront apporteront leur lot de burn-out et d’abandons de la profession ? Envisagent-ils seulement l’impact de ce projet sur l’attrait d’une profession qui se complexifie de réforme en réforme ?

Les différents projets d’INTÉGRATION prouvent, depuis des années, leur efficacité, en termes de bien-être des enfants, d’image positive de la différence, d’évolution des mentalités … Nos voisins français font des kilomètres pour que leurs enfants soient scolarisés en Belgique ! Pourquoi ne pas renforcer ce qui existe et fonctionne ? Je ne peux imaginer que ce soient les coûts inhérents au maintien des structures existantes de l’enseignement spécialisé qui soient les véritables motivations de cette proposition de décret. Je ne veux pas croire que celle-ci soit au service du Pacte d’Excellence, qui n’est, rappelons-le, qu’une « feuille de route ». Mais j’ai de sérieuses craintes pour l’avenir de ces enfants que l’on cherche à tout prix à « normaliser », à faire rentrer dans le rang, sous prétexte de leur donner les mêmes droits qu’à tous les enfants : mais leur DROIT À ÊTRE DIFFÉRENT et à bénéficier d’infrastructures réellement adaptées, qu’en fait-on ?

Carole Piront

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