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Eliane Gubin : « Aujourd’hui, le féminisme est moins joyeux »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Spécialiste de l’histoire sociale et de l’histoire du féminisme, Eliane Gubin a coordonné l’Encyclopédie d’histoire des femmes, qui a mobilisé 70 auteurs. Où l’on découvre que les femmes, même reléguées à la sphère privée, furent aussi un moteur de l’histoire ; que même privées de droits civiques, elles s’engagèrent en politique ; qu’elles créèrent alors même que leurs oeuvres étaient regardées de haut… Une brèche dans l’amnésie générale.

Réaliser une encyclopédie, témoigne-t-il d’un souci de mémoire ? Vous parlez d’une « amnésie » sur le passé des femmes en Belgique.

Je dirais qu’il s’agit plutôt d’en faire un outil de travail, de raconter l’histoire de Belgique, de l’indépendance de 1830 à nos jours, sous l’angle des deux sexes. La culture générale n’a pas fait une place très large à l’histoire des femmes. Cette histoire ne fait pas partie des connaissances à la sortie du lycée. Ainsi peu savent que le slogan  » A travail égal, salaire égal  » date du xixe siècle ou que jusqu’en 1976, la femme mariée ne pouvait pas ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de son mari. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. C’est en ce sens que l’ouvrage vient combler une certaine amnésie.

L’ Encyclopédie prend en compte la période des xixe et xxe siècles. Le féminisme n’existait pas avant ?

Bien entendu, nous aurions pu remonter plus haut. Le combat pour l’égalité a commencé bien avant, comme le rappellent plusieurs figures du Moyen Age. Il nous aurait alors fallu plusieurs volumes. Cela dit, il nous fallait un cadre de travail. Nous avons choisi le cadre belge et ses institutions.

Existe-t-il un féminisme « belge » qui se distinguerait, par exemple, du féminisme anglo-saxon ?

Oui, en Belgique, on peut parler d’un féminisme modéré, qui est le premier à émerger au xixe siècle. Il cherche l’amélioration de la condition féminine mais se fonde sur une différence entre les sexes. Ce féminisme fait l’éloge de la maternité, y voit la force des femmes. C’est au nom de cette maternité qu’il revendique des droits pour les femmes. Il prend également appui sur les  » qualités dites naturelles  » des femmes pour justifier leurs actions dans l’espace public. C’est le cas notamment des pacifistes quand elles estiment que les femmes sont  » naturellement  » opposées à la guerre.

A contrario, le « féminisme égalitaire » propose d’effacer les différences entre individus.

Entre individus, non ; en revanche, entre deux groupes appelés  » hommes  » et  » femmes « . Il s’agit bien d’une  » égalité totale  » qui consiste à refuser toute mesure de protection spécifique à l’égard des femmes, car elle vient justifier l’inégalité salariale, par exemple. Ainsi, si l’on considère que le travail de nuit est nocif pour les femmes, il doit l’être également pour les hommes. Ce versant du féminisme, le vrai, demeure minoritaire en Belgique.

Des femmes défilent au Rassemblement universel pour la paix, à Bruxelles, en 1936.
Des femmes défilent au Rassemblement universel pour la paix, à Bruxelles, en 1936.© DR

Vous mentionnez que l’obtention du droit de vote n’était pas la priorité des féministes en Belgique.

La question du suffrage féminin, chez nous, faisait relativement l’unanimité : pourquoi libérer les femmes politiquement alors qu’elles étaient soumises économiquement et civilement à leurs maris. Pour les féministes belges, ce sont donc en priorité l’égalité économique et la révision du Code civil qui sont à l’ordre du jour. Elles finiront par céder sous l’influence du féminisme international et par créer tardivement un front féministe réclamant le droit de vote.

Est-il de mauvaise foi que de dire que le féminisme est un mouvement bourgeois ? Cela semble transparaître à la lecture de l’ Encyclopédie.

Tous les mouvements d’émancipation sont toujours, ou presque, menés par des personnalités qui ont une instruction. Le féminisme n’y échappe pas. La proportion de femmes issues de classes supérieures est très forte et les premières féministes sont des pionnières de l’instruction. Ce n’est pas un engagement qui est à la portée de la masse des ouvrières, des paysannes. C’est une cause militante qui suppose d’avoir des capitaux et du temps. Donc, oui, on peut lui coller un cachet bourgeois, mais cela ne veut pas dire que les combats ne concernent que la défense de cette catégorie bourgeoise… C’est quand même un peu de mauvaise foi. L’accusation remonte en réalité à une vieille vision socialiste. Dès lors que les femmes obtenaient l’égalité de vote, cela devenait gênant aux yeux des dirigeants socialistes qui ne pouvaient plus les encadrer, au sens premier du terme. Le discours de l’Internationale socialiste a été d’affirmer que l’infériorisation des femmes était en réalité liée au capitalisme, qu’une société égalitaire mettrait naturellement fin à toutes les inégalités. Il vise à écarter les femmes du mouvement féministe afin qu’elles rejoignent le mouvement socialiste. C’est un discours qui montre la rivalité entre deux mouvements d’émancipation.

Peut-on relier le féminisme à un courant politique ?

Toutes les idéologies politiques, tous les partis, ont créé en leur sein leur propre mouvement féministe. Chaque parti veille à encadrer, à canaliser ses femmes. De son côté, le féminisme ne réussit pas à former un front féminin qui transcende les divisions idéologiques. Même s’il a su s’unir sur un certain nombre de revendications fortes, de sorte qu’il y a eu des avancées.

L’intérêt porté à l’histoire des femmes et à leur condition est récent en Belgique. Comparée à des pays comme le Canada et les Etats-Unis, la reconnaissance n’est-elle pas tardive ?

Ecrire l’histoire invisible des femmes, c’est une discipline récente, développée dans les années 1970. En Belgique, ça n’existait pas jusque dans les années 1990, faisant des femmes des refoulées de l’histoire, cantonnées à l’espace privé, la famille, à l’exception bien sûr de quelques icônes qui occupent l’imaginaire collectif.

Comment s’est imposé alors l’angle mixte dans la production et la recherche historiques ?

Avec mes collègues historiennes, nous avons bataillé pour démontrer que s’interroger sur la place des femmes dans tous les aspects de la vie en société, c’est faire de l’histoire pertinente et scientifique, construite sur des sources. C’était difficile, parce que la conception historique proposée était centrée sur les batailles et les grands hommes, c’est-à-dire une histoire stéréotypée, datée, et essentiellement masculine. Le choix de privilégier une histoire politique et militaire et d’accorder si peu de place à l’histoire sociale, renvoyait les femmes aux oubliettes de l’histoire. Et même si l’on observe à présent un bouillonnement autour de la discipline, ça reste compliqué. Ainsi, par exemple, le récit de l’histoire de l’Europe qui nous est présenté est centré sur les pères fondateurs. Et pendant ce temps, que faisaient les femmes ? Personne n’a le réflexe de poser la question. Or, dès qu’on cherche, on les retrouve, on les débusque, tant il est vrai que les femmes sont pleinement actrices, présentes pratiquement dans tous les domaines. Et quand elles sont absentes, cette absence dit aussi l’histoire.

Encyclopédie d'histoire des femmes. Belgique, xixe-xxe siècles, sous la direction d'Eliane Gubin et de Catherine Jacques, Racine, 655 p.
Encyclopédie d’histoire des femmes. Belgique, xixe-xxe siècles, sous la direction d’Eliane Gubin et de Catherine Jacques, Racine, 655 p.

Les historiennes ont été entendues et les manuels d’histoire en portent aujourd’hui la trace, non ?

Dans les manuels scolaires récents, il est de bon ton de consacrer un chapitre à part sur la place des femmes. Que les professeurs traitent s’ils n’ont pas de retard sur le programme… On peut faire le même constat dans les universités. Les femmes font partie, comme les hommes, de l’histoire. Preuve que proposer un récit mixte demeure sensible.

On parle des trois vagues féministes. #MeToo amorce-t-il la quatrième, celle du xxie siècle ?

Toutes les vagues féministes sont nécessaires les unes aux autres. Elles viennent se superposer et non pas s’effacer. #MeToo marque-t-il le début d’une nouvelle vague ? Il me semble qu’il manque des éléments concrets pour l’affirmer. D’ailleurs, s’agit-il bien d’un mouvement féministe ? On a des difficultés à percevoir une unité idéologique, des stratégies communes. Je dirai qu’il s’agit plutôt d’un fait de société, que je compare à la crise que traverse l’Eglise : tout le monde savait, tout le monde se taisait ; aujourd’hui, c’est fini, on sort du silence.

Qu’est-ce qui fait la particularité du féminisme en 2019 ?

Je dirais qu’il s’exprime autrement. Certes, il est plus grinçant, mais je perçois aussi une espèce de rancoeur. Il se montre moins festif, moins humoristique que celui que j’ai connu dans les années 1980. Aujourd’hui, le féminisme est tourné vers des domaines moins bien régulés, comme la lutte contre les violences faites aux femmes et la pauvreté. Il porte également sur le choix de l’identité sexuelle, qui doit être libre. Aujourd’hui, les luttes contre le sexisme sont souvent associées aux luttes contre le racisme et les LGBT-phobies. On ne peut pas faire l’impasse sur l’écoféminisme, pour lequel la défense des droits des femmes doit aller de pair avec la défense de l’écologie, d’un autre rapport aux animaux, d’une autre manière de se nourrir. Je pense que cette conception est appelée à se développer. Mais cela ne résume pas le féminisme d’aujourd’hui, qui reste très pluriel.

A la tête du mouvement des jeunes pour une politique climatique ambitieuse, ce sont quatre jeunes filles. Les femmes seraient-elles aujourd’hui les nouvelles combattantes ?

Je crois qu’il s’agit là d’un phénomène médiatique. Pour les médias, lorsqu’une femme apparaît, elle est désormais médiatiquement intéressante. J’en conclus que les femmes ne sont plus invisibles. D’ailleurs, il y a cinquante ans, on aurait dit d’elles qu’elles étaient des hystériques. Pour autant, ces jeunes s’inscrivent dans un mouvement mixte. Cela démontre que les femmes et les hommes portent un même intérêt aux questions climatiques.

Le féminisme est un combat qui remonte à la Révolution de 1789, et même avant. Vous évoquez des revendications récurrentes depuis les années 1970 : le progrès est lent. Etes-vous optimiste ?

En tant qu’historienne, on a un regard sur le long terme qui nous fait observer la progression des avancées. Il y a des améliorations, même si, c’est vrai, le progrès est lent, les acquis demeurent fragiles. Ce qu’on remarque, cependant, c’est que les améliorations se notent dès qu’elles pénètrent les couches les moins favorisées. Je suis donc raisonnablement optimiste. Je pense qu’il faut voir le féminisme comme une résistance.

Encyclopédie d’histoire des femmes. Belgique, xixe-xxe siècles, sous la direction d’Eliane Gubin et de Catherine Jacques, Racine, 655 p.

Bio express

1942 : Naissance à Bruxelles.

1989 : Rentre du Canada et introduit l’histoire des femmes à l’ULB.

1995 : Codirige le Centre d’archives pour l’histoire des femmes.

2006 : Publie le premier Dictionnaire des femmes belges.

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