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Ecriture inclusive, tunnel Annie Cordy, Père fouettard…: les « guerres culturelles » débarquent en Belgique francophone

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

De plus en plus, le débat politique francophone se crispe sur des questions symboliques d’identité, de traditions ou de dénominations, plutôt que sur des sujets économiques et sociaux. Les Américains appellent ça des « guerres culturelles » et, ça y est, Wallons et Bruxellois s’y engagent.

L’écriture inclusive vous dérange? La couleur du cirage appliqué sur la peau de Père Fouettard vous préoccupe? Le nom devenu trop saisonnier des vacances scolaires vous embête? Le changement de dénomination d’un tunnel vous met en colère? La perspective qu’une musulmane voilée apprenne l’algèbre à vos enfants vous inquiète? La question palestinienne vous semble pouvoir être résolue sur Twitter? Si oui, vous êtes prêt à être enrôlé dans un des camps qui se livrent de plus en plus à des « guerres culturelles ».

Ces successions de querelles, qu’en anglais on nomme « cultural wars », « Christmas wars » lorsqu’elles concernent les fêtes de fin d’année, n’influent pas sur l’existence matérielle de ceux qui s’y livrent. Ce qui se trouve sur la tête d’une prof de maths ne vous aidera pas à les comprendre, le nouveau nom d’un tunnel ne supprime pas les bouchons qui s’y forment, un Père Fouettard blanc n’aidera pas à payer les dringuelles, aussi peu que les factures de fin d’année, et l’écriture inclusive ne vous fera jamais perdre votre emploi. Mais, souvent, ces questions, culturelles au sens large, émeuvent et, de ce fait, paraissent installer deux camps apparemment irréconciliables. Elles opposent les défenseurs, majoritaires, de traditions attribuées à la communauté nationale, et les offensants, minoritaires, dont les revendications seraient partagées par certaines élites multiculturalistes. Ces questions émeuvent, donc elles mobilisent. Elles sont de ce fait un très puissant carburant politique et un utile matériau médiatique. Elles se construisent sur un carré revendication-émotion-politisation-médiatisation.

Sans concurrence à droite, le MR a tout à gagner à porter ces thématiques dans le débat public francophone.

La Belgique francophone avait pris du retard sur ses voisins français et flamand, qui importèrent bien plus tôt cette tradition américaine.

Mais, depuis quelques mois, la succession des polémiques, qui a jusqu’à présent culminé avec l’incident suscité par Rajae Maouane et Georges-Louis Bouchez autour du conflit israélo-palestinien, semble avoir transformé la Fédération Wallonie-Bruxelles en champ de bataille pour guerriers culturels.

Rajae Maouane a politisé l’émotion de ceux que la cause palestinienne émeut, revendiquant des sanctions à l’encontre d’Israël, puis Georges-Louis Bouchez a politisé l’émotion de ceux que ceux que la cause palestinienne émeut mettent en colère, refusant des sanctions à l’encontre d’Israël, ensuite les journalistes politiques des médias francophones n’ont pu que commenter et raconter cette algarade sans que la politique étrangère du gouvernement fédéral soit le moins du monde perturbée.

Rien n’avait changé là-bas, mais chacun avait espéré recruter des soutiens ici, chez les minoritaires pour les verts, chez les majoritaires pour les bleus. Les camps, pour leurs stratèges, s’étaient consolidés, et la guerre matérielle de là-bas est bien devenue une guerre culturelle d’ici.

Ces « guerres culturelles », controverses symboliques et autres querelles de dénomination ne sont donc pas que des passe-temps d’accros aux réseaux sociaux. Leur répétition, largement encouragée par certains acteurs du débat public, pose un contexte qui a vocation à changer le système politique. La défense des traditions culturelles porte en effet une puissante attaque contre les équilibres politiques traditionnels. Le journaliste américain Thomas Frank, dans Pourquoi les pauvres votent à droite (éd. Agone, 2013), a décrit comment la droite religieuse américaine avait réussi à recruter des électeurs issus des classes populaires en clivant le débat public sur ces questions culturelles, de l’avortement à la prière à l’école, des excès des libertés sexuelles à la discrimination positive, plutôt que sur les inégalités sociales, et comment ces recrutements massifs avaient mené à de très importants réalignements électoraux. « Les porte-voix de la réaction minimisent systématiquement l’importance de la politique économique. Le principe de base de ce mouvement est que la culture l’emporte de loin sur l’économie en matière d’intérêt public: Les Valeurs avant tout, comme le proclamait le titre d’un livre de la littérature réactionnaire », résumait-il.

Rajae Maouane, coprésidente d'Ecolo, accusée d'instrumentaliser la cause palestinienne.
Rajae Maouane, coprésidente d’Ecolo, accusée d’instrumentaliser la cause palestinienne.© BELGA IMAGE

Protéger nos traditions

Les enquêtes d’opinion identifient depuis longtemps cette demande de « protectionnisme culturel ». Celle-ci n’a pas attendu l’émergence de partis d’extrême droite pour être répercutée – sans quoi les pays européens, gouvernés à gauche et à droite, n’auraient pas tous mis en oeuvre un « stop migratoire » dans les années 1970. Mais, aujourd’hui, toujours plus de partis politiques se proposent de faire correspondre cette demande à une offre. Il est dès lors de leur intérêt stratégique de faire exister ces sujets dans le débat public. C’est pourquoi les « guerres culturelles » ne sont en fait pas tant déclarées par ceux qui veulent faire évoluer nos traditions que par ceux qui veulent rameuter ceux qui veulent les conserver. Ces défenseurs des majoritaires se présentent alors en dominés, en butte à des élites qui, elles-mêmes, instrumentaliseraient les minorités qu’elles prétendent défendre. « Frank insiste sur ce point, les conservateurs jouent aux persécutés. Plus la droite domine, plus elle se prétend dominée, anxieuse de « rupture » avec le statu quo. Car, à ses yeux, le « politiquement correct », c’est toujours les autres. Tant que demeurera un petit journal de gauche, un universitaire qui, quelque part enseigne Keynes, Marx ou Picasso, les Etats-Unis resteront décriés comme une caserne soviétique », explique ainsi Serge Halimi dans sa préface à Pourquoi les pauvres votent à droite.

Ainsi, d’ailleurs s’exprimait Jean-Luc Nix, député MR de la Fédération Wallonie-Bruxelles, lors du dépôt d’une proposition de motion visant à « inscrire la tradition de Saint-Nicolas et Père Fouettard au patrimoine immatériel de l’Unesco afin de la protéger », dans une interview au Soir qui fut la seule percée sur la scène médiatique nationale de sa carrière parlementaire: « Avec cette proposition, nous souhaitons mettre un terme à une tendance fort regrettable de ces dernières années, à savoir gommer ou modifier des éléments clés de nos traditions afin de ne pas déplaire à certaines communautés ou cultures qui, dans les faits, n’ont absolument rien revendiqué de tel! ». En effet, en Belgique francophone, c’est le Mouvement réformateur qui a le plus intérêt à politiser et à les faire médiatiser. Il ne s’en prive d’ailleurs pas, usant d’une stratégie peu coûteuse, qui n’oblige qu’à trouver des sujets proches (une réunion en non-mixité sur un campus, un déguisement dans une fête locale, etc.) ou lointains (les déclarations d’un écologiste français sur Noël ou d’un journaliste américain sur Blanche-Neige) sur lesquels réagir.

La question palestinienne vous semble pouvoir être résolue sur Twitter? Si oui, vous êtes prêt à être enrôlé dans un des camps qui se livrent de plus en plus à des « guerres culturelles ».

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La chasse aux « électeurs non desservis »

Dans Comment l’importance d’une question pousse les électeurs vers la gauche ou vers le droite, un chapitre de l’ouvrage collectif Les Belges haussent leur voix (Presses universitaires de Louvain, 2020), le politologue de l’université d’Anvers Stefaan Walgrave et son équipe démontrent combien cette tactique est, pour un parti de droite, fructueuse

Interrogeant un total de seize mille électeurs flamands, ils classent leurs réponses sur deux axes gauche-droite. Le premier traite des problématiques économiques (le rôle de l’Etat et des syndicats, la fiscalité, etc.), le second des thématiques socioculturelles (les migrations, l’insécurité, l’Europe, etc.). En répartissant ces seize mille répondants dans les quatre quadrants que dessinent ces deux axes, Stefaan Walgrave constate qu’ils sont répartis de manière moins homogène qu’on pourrait le croire, autrement dit, qu’il y a beaucoup d’électeurs flamands qui se situent en même temps à gauche sur l’économie et à droite sur la culture, et vice versa: au total, ils sont un peu plus d’un quart. Or, l’offre politique flamande, où les partis de droite sont autant de droite lorsqu’il s’agit de migrations que de pensions, et où les partis de gauche sont aussi de gauche lorsqu’il est question d’impôts que d’homos, ne correspond pas à ces électeurs-là, dits dès lors « non desservis ». En Flandre, si ce gros quart électoral est allé gonfler le résultat historiquement élevé des partis de droite, en mai 2019, c’est parce que les thématiques culturelles ont pris le dessus, dans leur esprit et dans les débats de campagne. C’est la « saillance » des questions, plus que les réponses des partis à ces questions, qui a déterminé ce grand mouvement électoral. « Nos conclusions sur le rôle joué par la « saillance » ont des implications sur les résultats des élections, non seulement en Flandre, mais aussi plus largement dans le pays. […] Plus concrètement, si l’importance de la question de la migration diminue et celle des questions économiques augmente, les résultats des élections divergeront considérablement de ceux des élections que nous avons analysées ici », concluent Stefaan Walgrave et son équipe.

En Flandre, les partis de la droite démocratique avaient pourtant une raison de ne pas trop faire saillir ces questions: la concurrence, la pureté même, d’une formation à l’intransigeance immaculée, le Vlaams Belang. Dans sa thèse de doctorat présentée en 2019 à Cambridge (The Success and Failure of Right-Wing Populist Parties in the Benelux), la politologue à l’université de Groningen Léonie De Jonge démontrait que les formations démocratiques perdaient toujours face à leurs adversaires radicaux lorsqu’ils « politisaient les premiers des sujets relatifs à l’immigration et à l’identité nationale pour attirer de nouveaux électeurs, et ensuite devaient « se retirer » en convergeant à nouveau vers le centre ». Débarrassé des concurrences de la Liste Destexhe et du Parti Populaire, le MR, lui, n’a plus rien à craindre de porter ces thématiques dans le débat public francophone. Il n’a donc pas fini de faire parler de ce que des musulmanes et un grand Saint portent sur leur tête.

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