Carte blanche

Ecole: nos enfants ont plus besoin de tendresse que de jugement (carte blanche)

« Il nous revient, nous, les grands, les adultes, les élus, de décider qu’en juin, nos enfants seront évalués, évidemment, mais que derrière, après, sous la table, ils ne seront ni classés, ni triés », estime le sociologue Olivier Marchal.

Depuis le début de cette crise inédite, nos sociétés fonctionnent à plein régime pour comprendre et agir à toute vitesse. Certain s’irrite, d’autre s’agace. Au lieu : réjouissons-nous d’une telle vigueur, dont la dernière en date qui n’a pas dit son dernier mot, mérite qu’on s’y arrête à nouveau : la question du bien-être des jeunes. Du sujet beaucoup d’encré a coulé, de textes circulés, et de décisions été prises, louables autant que discutables, avec en creux : une manière biaisée de traduire les besoins de la jeunesse.

Manière Biaisée, quand les mesures accordées, résume la jeunesse en des besoins très « au présent » : la fête, les voyages, les amis, du sport, de la bière et des bonbons. Neutralisant en elle, par la puissance des représentations, ce qu’elle comporte de fondamentalement politique, au sens noble du terme. Feignant ne rien voir de leurs peurs d’un futur qui s’éteint, du sentiment d’être abandonné avec entre leurs mains un héritage social, climatique, économique et maintenant sanitaire, lourd à porter.

Manière Biaisée et très « passe ton bac d’abord », quand face à la souffrance d’un présent parfois insoutenable, et d’un avenir plus qu’incertain, la réponse fut et est : plus d’école, dès et autant que possible. Si pour les relations sociales, la continuité pédagogique, le vivre ensemble, et extrader certains enfants de quotidiens familiaux complexes, ces décisions étaient les meilleurs qui soient, il n’en reste pas moins que donner à la jeunesse du pain, des jeux, et des heures sup’ c’est oublier (ou décider de ne pas voir) que dès la fin l’école primaire et durant toute l’adolescence et la période estudiantine, ce qui (pré)occupe les corps et les coeurs, c’est la compétition scolaire. Durant près de 15 ans, et plus qu’à temps plein, c’est elle qui dicte lois et calendriers. C’est dans ce bain angoissant par essence que les jeunes sont sommés de se construire, de grandir, d’apprendre et de performer, avec en ligne de mire : ces mois de juin, comme autant de sas, ces barrages filtrants et couperets, que sont les examens.

Ce mois de juin redouté où l’évaluation légitime des matières apprises, assume aussi une autre fonction moins noble mais admise, et dont la justesse, la justice et la pertinence sont rarement discutées : celle de classer, hiérarchiser, positionner, en vue de justifier sous le couvert de la méritocratie et de la tradition scolaire, un tri sélectif, vécu lorsqu’il est négatif, comme une condamnation. En termes de perpétuité biographique et professionnelle, on trouve peu de processus aussi puissamment déterminant (et destructeur) que l’effet performatif de l’examination scolaire. Le nombre très élevé, près de 1,4 millions, de citoyens n’ayant pas obtenu plus que le certificat d’étude secondaire inférieur, montre que la disqualification scolaire précoce n’est ni une anecdote, ni un dommage collatéral minimum du système. Et que ses conséquences et les coûts engendrés, tant économiques, que sociaux, psychologiques et démocratiques, sont des angles morts de l’analyse politique actuelle.

Pour qu’un système aussi injustement sélectif affronte la critique, il lui faut trois ingrédients : la théorie de l’égalité des chances et de la méritocratie, l’obligation scolaire et un service public gratuit de qualité uniforme, offrant partout et pour tous les mêmes espaces-temps-ressources pédagogiques. En temps normal, ils constituent la base du contrat que chaque citoyen signe implicitement avec la Société. Sauf que nous ne sommes pas en temps normal. Deux années scolaires durant, la Société n’a pas été en mesure de tenir sa part du contrat, et ce malgré le courage et la bonne volonté des acteurs de terrain. Because les confinements, Because nos lacunes ou nos peurs technologiques, Because l’inégal informatisation des foyers, Because les quatorzaines, les fermetures de classes.

Si donc, on peut dire que les jeunes ont beaucoup manqué l’école, on doit aussi avouer et assumer qu’ils ont aussi beaucoup manqué d’école. Dès lors après des mois de yo-yo, de rupture de cordée, d’ascensions inégales, d’abandons et de décrochages, comment peut-on, avec devant nous si peu de mois et avec les moyens que l’on a, exiger de nos enfants, une telle remontada ?

Pour atténuer les stress, les angoisses, la pression d’un avenir qui se jouerai en juin, sur papier. Pour ne pas faire de cette période, les tournants obligées d’une destination subie, et parce qu’avec ce qu’ils ont vécus, nos enfants ont plus besoin de tendresse que de jugement. Il nous revient, nous, les grands, les adultes, les élus, de décider qu’en juin, nos enfants seront évalués, évidemment, mais que derrière, après, sous la table, ils ne seront ni classés, ni triés. C’est à nous de leur assurer, les rassurer, que cette année au moins, l’effet performatif des examens sera neutralisé. Il en va d’une certaine idée de la justice et de la morale publique. Mais aussi du devoir de bienveillance que l’Etat a vis-à-vis de ses enfants.

Il nous reste peu de temps pour faire les choses avec soin : Redoublement pour tous (j’entends déjà les cris) ; enjambement (on le fait bien pour les étudiants) ; étalement des savoirs à cheval sur deux années scolaires (pourquoi ne pas nous appuyer sur la certification par unité), et décider, au moins un temps, d’envoyer promener cet attachement mythologique que nous avons pour nos fonctionnements et particulièrement notre calendrier.

L’enjeu est réel : ne pas condamner injustement. Ne pas sélectionner sans avoir donné à chacun les mêmes moyens de se préparer. Symbolique aussi : montrer qu’on peut changer nos systèmes, modifier leurs paramètres, bouger les lignes et le faire avec tous les talents qui les composent. L’enjeu est enfin éminemment démocratique : celui d’éviter qu’une cohorte massive et énergique ne se construise sur le ressentiment. Eviter que le souvenir de cette injuste disqualification ne la rende plus perméable encore aux tentations de la méfiance, de la violence et du rejet, et qu’ensuite, par le truchement invisible de ses milliers de Brexits intérieurs, nous nous voyions forcés de faire Société avec un nombre grandissant de gens porteurs de fractures infligées par notre cécité. Des fractures profondes, parmi les pires à soigner : celles des coeurs évincés.Olivier Marchal Sociologue

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