Giovanni Cosentino

Ecole : comment la réussite des élèves va devenir « contractuelle »

Giovanni Cosentino Licencié en sciences physiques - Professeur de physique à l’Athénée royal de Mons 1

Une mutation aussi importante qu’inédite, et qui s’inscrit dans la droite ligne du Pacte pour un enseignement d’excellence, est en train de se produire dans le monde de l’enseignement francophone. Pour l’instant, elle passe pratiquement inaperçue dans le grand public.

Seules les personnes concernées – les enseignants – peuvent apprécier, dès à présent, l’ampleur et les conséquences de cette mutation, puisqu’elle concerne leurs conditions de travail ou plus exactement les nouvelles responsabilités qu’on veut leur faire endosser.

Les nouvelles mesures, qui sont en train de voir le jour, vont obliger les enseignants à concevoir et à mettre en application des « plans de pilotage », lesquels consisteront en un ensemble de stratégies pédagogiques qu’ils devront eux-mêmes imaginer et s’engager à mettre en place afin d’augmenter les taux de réussite, le nombre de diplômés, de diminuer les redoublements et les décrochages scolaires, etc.

Une fois conçus et ensuite validés par une autorité compétente, ces plans de pilotages sont destinés à devenir, par un habile glissement sémantique, des « contrats d’objectifs » qui impliqueront la responsabilité de tous les acteurs de l’enseignement.

Si les objectifs de ces mesures peuvent faire consensus (qui ne souhaiterait pas voir s’améliorer la qualité de notre enseignement ?), en revanche, ce qui pose problème, c’est la manière bien peu réaliste qui a été choisie pour les atteindre.

L’idée de vouloir imposer aux établissements ces plans de pilotages peut paraître de prime abord une excellente chose, mais il faut bien se rendre compte qu’ils ne sont rien d’autre qu’une injonction faite aux enseignants d’accroître leur efficacité et non le dévoilement d’une méthode particulière pour y parvenir.

Même si la formule peut sembler lapidaire, il s’agit bien, par ces nouvelles mesures, de faire de la réussite des élèves l’objet d’un « contrat » !

Par l’entremise de ces contrats d’objectifs, on se contente en effet de demander aux enseignants de s’engager à accroître les résultats de leurs élèves, mais en réalité, pour ce qui est de savoir comment ils pourraient y arriver, aucun projet pédagogique particulier n’est évoqué : c’est à eux de se débrouiller avec les moyens du bord.

Le changement attendu par l’adoption de cette nouvelle manière de gérer l’enseignement apparaît clairement dans ces quelques lignes, extraites du « Projet d’avis numéro 3 du Groupe central » qui trace les lignes directrices du Pacte pour un enseignement d’excellence : « L’amélioration des résultats de notre système scolaire, que ce soit en termes d’efficacité ou d’équité nécessite un renforcement de la responsabilisation des acteurs de l’enseignement par rapport à ces résultats« . (Les italiques sont de moi)

Les termes utilisés laissent peu de place au doute : on comprend qu’à l’avenir, les enseignants seront considérés comme responsables des résultats de leurs élèves. Une telle redéfinition de leur mission pédagogique doit nous interpeller et ses implications sont trop graves pour qu’on puisse l’accepter sans s’interroger sur sa pertinence.

Car si le réflexe de certains serait de penser que cette responsabilité des enseignants par rapport aux résultats scolaires a toujours existé, il faut en réalité la nuancer, car jusqu’à présent, dans la mesure où l’on pouvait prouver que les professeurs effectuaient correctement leur travail, on ne pouvait légitimement leur reprocher les éventuelles mauvaises performances de leurs élèves.

Tout le monde s’accordait, jusqu’à maintenant, pour considérer que lorsqu’il y avait un problème, il fallait en rechercher les causes et non incriminer d’office l’une ou l’autre partie.

Or, ce qu’il y a regrettable dans la nouvelle manière de concevoir le fonctionnement de l’école, c’est justement le fait qu’à l’avenir, et dans l’optique de l’instauration de ces contrats d’objectifs, les établissements scolaires seront régulièrement évalués sur base de performances chiffrées, et lorsque celles-ci ne seront pas à la hauteur des espérances, c’est une mauvaise qualité du travail des enseignants qui sera de fait invoquée.

On comprendra sans peine que cette confusion qui est faite entre le travail des uns (les enseignants) et les résultats que devraient automatiquement obtenir les autres (les élèves) est de nature à engendrer un profond malaise.

En somme, le message qui est implicitement adressé aujourd’hui aux enseignants, sans leur laisser la possibilité de se défendre, c’est d’une part que le travail qu’ils avaient fourni jusqu’à présent était insuffisant et d’autre part que la réussite des élèves et la qualité de l’enseignement qu’ils leur dispensent sont une seule et même chose.

Il n’est pas du tout exagéré de dire que tout se passe actuellement comme si l’on voulait faire de l’école une entreprise dont les travailleurs seraient tenus d’accroître la rentabilité, le « chiffre d’affaires » ; comme si les professeurs étaient aux commandes d’une machine dont ils pourraient contrôler le rendement.

Des mesures spéciales sont même prévues pour les écoles qui montreraient « une incapacité ou une mauvaise volonté manifeste pour mettre en oeuvre le plan de pilotage ou certains de ses objectifs » et, « en dernier ressort, des sanctions peuvent être prononcées en termes de réduction, voire de suppression, des moyens de fonctionnement et d’encadrement ».

Avec ces nouvelles dispositions, n’est-on pas en train d’infliger aux professeurs une véritable brimade dont les conséquences morales pourraient bien s’avérer catastrophiques ?

Nos décideurs politiques ne semblent donc pas avoir compris que si les enseignants – comme n’importe quels autres travailleurs – sont bien responsables de la qualité du travail qu’ils fournissent, on ne peut légitimement les rendre responsables de ce que les élèves en feront, en d’autres termes, on ne peut les rendre responsables des résultats que ces derniers produiront aux épreuves, à moins de considérer, ce qui serait évidemment absurde, que leur rôle serait strictement passif et se limiterait à être présents à l’école.

Il est interpellant de constater que pour ce qui concerne les stratégies pédagogiques qu’il serait opportun de mettre en place pour arriver à de meilleurs résultats, la Fédération Wallonie-Bruxelles ne donne aucune précision à ce sujet et se dédouane totalement grâce à une formule astucieuse qui consiste à dire que pour arriver à atteindre leurs objectifs, les établissements pourront disposer « d’une plus grande autonomie », ce qui, évidemment, en pratique, ne signifie pas grand-chose dans la mesure où les marges de manoeuvre de ceux-ci sont très limitées pour ne pas dire inexistantes.

Comment faut-il faire, par exemple, pour organiser des remédiations, c’est-à-dire des accompagnements pédagogiques pour des élèves en difficultés si l’on ne dispose pas de moyens supplémentaires spécialement dégagés à cet effet ?

Tout aussi interpellant est le fait que dans ce projet d’imposer des plans de pilotage aux écoles, les contrôles, puisque contrôles il y aura, porteront essentiellement sur l’atteinte de résultats chiffrés (taux de réussite, nombres de diplômés, etc.) et non sur des performances de nature pédagogique, c’est-à-dire en fin de compte, sur l’art d’enseigner.

Une aberration, en somme, qui montre que pour tenter de donner plus d’efficacité à notre système éducatif, nos politiques ont choisi la solution de facilité qui consiste à rejeter toute la responsabilité sur les enseignants et à leur dire que, si problèmes il y a, c’est à eux et à eux seuls de les identifier et de leur trouver des solutions.

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