Le Conseil national de sécurité, au coeur de la gestion de la crise. © Belga

Dix mille morts du coronavirus, la métaphore d’un Etat belge malade (analyse)

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Manque d’anticipation et complexité institutionnelle ont été préjudiciables. Politiques démocratiques et experts ont pris leurs responsabilités, mais les citoyens n’y croient plus.

Le cap des dix mille morts, que la Belgique se prépare à franchir, symbolise un drame humain d’envergure. Il reflète aussi un Etat trop souvent malade de ses errements, englué dans une vision à trop court terme et rendu difficilement gérable par la complexité de ses institutions. Une vision trop noire? Partiellement. Le bilan aurait pu être bien plus lourd et les partis démocratiques, soutenus par des experts, ont pris leurs responsabilités. Mais l’adhésion citoyenne, en chute libre ces dernières semaines, illustre le malaise provoqué par cette crise.

1. Un manque d’anticipation

Oui, il était écrit qu’une pandémie telle que celle du coronavirus affecterait un jour le monde, sans que notre pays soit épargné. Et non, la Belgique n’y était pas préparée correctement, alors qu’elle aurait pu l’être. La faute à cette vision « court-termiste » qui s’est renforcée au sein du monde politique depuis l’explosion des réseaux sociaux. La faute, aussi, à ces économies budgétaires à répétition, imposées par les normes budgétaires, à la foi aveugle au marché et à l’endettement du siècle passé, aggravé par la crise financière de 2007-2008.

Des plans de pandémie existaient bien sur papier, mais ils n’ont jamais été exécutés. Les masques chirurgicaux faisaient partie d’un stock stratégique, mais il a été détruit et non renouvelé. A chaque étape de la crise, depuis le début du mois de mars, notre pays a réagi avec un temps de retard. C’était « en permanence too little, too late« , estimait Catherine Fonck (CDH), en guise de préambule à une commission spéciale de la Chambre qui devrait déceler les failles de notre système. Trop peu, trop tard… A la saga des masques succédera la saga du tracing ou celle des tests, toujours dans la confusion.

2. Un Etat trop complexe

A chaque crise, le sujet revient tel un leitmotiv: l’Etat belge est malade de sa complexité institutionnelle, façonnée au rythme de réformes de l’Etat qui ont sans cesse morcelé les compétences entre niveaux de pouvoir. Parmi elles, la santé: la sécurité sociale reste fédérale, mais la prévention est une compétence régionale, pas moins de huit ou neuf ministres étant en charge de la gestion de ce dossier!

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La crise du coronavirus est d’une telle ampleur qu’une gestion globale s’est imposée pour tout le pays, au sein du Conseil national de sécurité. Mais les différences de sensibilités entre la Flandre, Bruxelles et la Wallonie y donnent lieu à des réunions à rallonge pour décider des secteurs à confiner ou à déconfiner ou pour déterminer la sévérité des mesures de restriction. Sans oublier les effets d’annonce de la Flandre pour monter sa détermination… Les arbitrages ont toujours lieu, mais dans la douleur. Et peu à peu, en matière de test ou de tracing, les responsabilités diluées n’aident pas à accompagner la gestion de la crise.

3. Une gestion politique chaotique

La situation politique dans laquelle le pays se trouve n’aide pas non plus à trouver des solutions rapides. Alors que les prémices de la crise du coronavirus se font jour en Europe, on cherche toujours un gouvernement. Les partis prennent finalement leurs responsabilités, dans une formule alambiquée: neuf partis soutiennent le gouvernement minoritaire de Sophie Wilmès (MR), dix (les mêmes avec la N-VA) appuient les pouvoirs spéciaux dont il dispose trois mois durant pour gérer l’urgence sanitaire. Mais en juin, alors que la crise n’est pas terminée, tout se détricote. L’été se fait avec un gouvernement à nouveau impuissant et des négociations auxquelles plus personne ne comprend plus rien. Tandis que le rebond de l’épidémie donne lieu à des interprétations divergentes.

Le Conseil national de sécurité, organe de gestion des crises créé par Charles Michel au moment des attentats terroristes, élargi aux ministres-présidents des Régions et Communautés, tient le cap. Mais il s’éclipse, par moments. La kyrielle d’organes créés pour la gestion des différentes facettes de la crise – entre G.E.E.S, Celeval et autres – ne rend pas forcément le processus de décision lisible. Un bémol, toutefois: au vu du blocage politique, tout cela aurait pu être… bien pire.

4. Des rapports experts/politique tendus

La crise sanitaire a donné lieu à une première, de mémoire d’observateur politique: jamais les « experts » n’avaient à ce point été associés à la prise de décision, même s’il y avait déjà eu des tentatives dans ce sens. Une évolution indispensable au vu de la plongée dans l’inconnu que représente le coronavirus. Les Emmanuel André, Marc Van Ranst, Yves Van Laethem et autres Marius Gilbert sont devenus des personnalités médiatiques. Au bout de quelques semaines, des tensions sont apparues entre experts et politiques suite à des divergences de vues et à des fuites dans les médias. En bref, les logiques des uns (obsédés par le virus et le sanitaire) et des autres (intérêt général et gestion de la cohabitation santé/économie) se sont affrontées.

La situation ne s’est pas améliorée avec le rebond et les analyses singulièrement divergentes de la situation entre experts. D’un côté, les voix alarmistes plaidant pour des mesures plus strictes; de l’autre, des analyses rassurantes affirmant que la rentrée de septembre se passerait bien. Le tout sur fond d’attaques frontales de politiques de plus en plus exaspérés. Cette « polarisation » n’est pas la meilleure façon d’avancer, dixit Emmanuel André, ancien porte-parole du Centre de crise qui a pris un mois de retrait des médias sociaux… après avoir, lui aussi, été critiqué. Mi-août, la Première ministre, Sophie Wilmès, s’est même vue obligée d’expliquer longuement que la situation est « nuancée ».

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5. Une adhésion citoyenne perdue

Le résultat de ce charivari, au moment où le cap des dix mille morts du coronavirus va être franchi en Belgique? C’est un recul de l’adhésion citoyenne aux mesures sanitaires: ils ne seraient plus que 35% à les respecter, contre une large majorité au début de la crise. La lassitude est évidemment en grande partie responsable, après près de cinq mois de restriction des libertés. Mais les communications variables dans le temps (ce masque superflu, puis indispensable et rendu obligatoire), ainsi que les expressions divergentes des experts et des politiques, ont complété une forme de désenchantement. De même que le sentiment croissant d’une politique de « deux poids, deux mesures » entre les plus nantis et les plus démunis de la société.

Le cap des dix mille mortsva être franchi, alors que la Belgique est toujours sans gouvernement de plein exercice. Et avec des perspectives d’avenir qui restent floues.

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