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Di Rupo, histoire d’une marque

Depuis ses débuts en politique, Elio Di Rupo peaufine son image de marque. Au fil des ans, en bon chimiste, il a développé un subtil alliage de tradition et de modernité. Et donné au Parti socialiste une longueur d’avance sur le terrain de la communication. Récit d’une mise en scène.

Nous sommes le 13 juin 2010, ce long dimanche électoral dont la Belgique n’est toujours pas sortie. Le Parti socialiste vient d’enlever une victoire éclatante : 35 % des voix francophones. L’euphorie étreint les militants. Les têtes tournent. Le poste de Premier ministre est en vue. Mais, en Flandre, la N-VA indépendantiste a recueilli près de 30 % des suffrages. Stratège brillant, machiavélique, toujours attentif au coup d’après, Elio Di Rupo perçoit les misères que cela laisse augurer. Lui qui préside à la destinée du PS depuis onze ans sait qu’il doit délivrer un message clair, et vite. Il est 16 heures. Il a passé l’après-midi enfermé dans son bureau, au quatrième étage du 13, boulevard du l’Empereur, à Bruxelles. Autour du chef, une poignée de fidèles. Anne Poutrain, son bras droit, directrice de l’Institut Emile Vandervelde. Gilles Doutrelepont, délégué à la rénovation du PS. Ermeline Gosselin, sa porte-parole. Marc Lerchs, un conseiller de l’ombre, spin doctor officieux du président. Gilles Mahieu, secrétaire général du parti et ancien chef de cabinet de Di Rupo à Mons. Florence Coppenolle, qui a été porte-parole du PS entre 2000 et 2008, et qui occupe à présent la même fonction chez Belgacom. Jean-Marc Liétart, chef de cabinet du ministre Michel Daerden, après avoir été directeur financier du PS. Jean-François Mahieu, directeur de la communication. En cours de soirée, ils sont rejoints par Frédéric Delcor, secrétaire général de la Communauté française et ex-directeur de l’Institut Emile Vandervelde, ainsi que par Martine Clerckx, la tête pensante de l’agence Wide, spécialisée dans l’étude des tendances en marketing.

Autour d’Elio Di Rupo, ces dix personnes de confiance forment un staff informel, au fonctionnement bien rodé. La plupart le conseillent depuis presque dix ans. Ce 13 juin, leurs avis sont précieux. Le président du PS marche sur des £ufs. Les mois à venir s’annoncent périlleux, mais pas question d’effrayer les citoyens en dramatisant trop.

Le soir même, sur le plateau de RTL, Di Rupo déploiera en un geste tout son art de la communication. A peine a-t-il rejoint son siège qu’il enlève aussitôt son veston. Une décontraction qui rassure. Une attitude qui signifie qu’il a gagné, et qu’il est cool.

« Obnubilé par la communication »

Dès ses premiers pas en politique, Elio Di Rupo s’est intéressé à la communication et à ses techniques. « Lui et moi sommes devenus députés la même année, en 1987, se souvient Charles Janssens, l’actuel bourgmestre de Soumagne. Eh bien, à ce moment-là, Elio avait déjà le sens de la com’, le souci de donner une bonne image de lui. »

En 1989, il migre vers le Parlement européen, où il persuade ses quatre collègues PS d’engager un attaché de presse. « Il nous a dit que nous devions affecter à ce poste une partie de nos moyens financiers, plutôt que d’engager une secrétaire ou un assistant parlementaire de plus, rapporte l’ex-député européen Claude Desama, aujourd’hui bourgmestre de Verviers. Jusqu’alors, nous n’avions pas du tout été sensibilisés à cet aspect-là. Elio Di Rupo était à peine plus jeune que nous, mais il avait une longueur d’avance. Il avait compris tout ce qu’on pouvait tirer de la médiatisation. Plus encore que maintenant, il paraissait obnubilé par la communication, par la nécessité de se construire une image. »

Au Parlement européen, l’anonymat le guette. Pour sortir du lot, il a besoin de deux ou trois coups d’éclat. Alors, il se rend au Festival de Cannes, où il convie la presse pour s’indigner publiquement du peu de films d’amour programmés dans les salles. Le magazine Première relaie l’information, mais pour railler la naïveté et le manque d’à-propos du député belge.

D’autres initiatives atteignent leur cible. Elio Di Rupo interroge la Commission européenne sur les subsides publics que reçoivent les clubs de foot français : ne s’agit-il pas là de concurrence déloyale vis-à-vis des autres clubs européens ? Son intervention fait la Une de La Dernière Heure, puis est reprise dans Le Monde. Peu après, La Gazetta dello Sport y consacre un long article, illustré par une photo du jeune député. La gloire.

« Il était précurseur. C’est la première personnalité belge qui a mesuré à quel point l’image et la communication sont cruciales en politique. Au début des années 1990, il a développé un véritable marketing politique – un mot réputé barbare à l’époque », note Philippe Delusinne, patron de RTL-TVI, ancien directeur général adjoint de l’agence de pub McCann Erickson.

En 1992, Elio Di Rupo devient ministre de l’Enseignement. Conseillé par McCann Erickson, il met en avant un concept flambant neuf : « l’école de la réussite ». « Pour défendre ses réformes, il s’était adressé directement aux enseignants, ce qui était tout à fait inédit, rapporte Philippe Delusinne. Jusqu’alors, il fallait passer par les syndicats, par les organismes de concertation… De mémoire, un courrier personnalisé a été envoyé à 38 000 profs. Et ce n’était pas une lettre bête et stupide. Il y avait un logo : une école dessinée. L’ensemble de la présentation était soignée, pour qu’elle soit digeste et attirante. »

L’Enseignement constitue un poste toujours périlleux. Prudent, Di Rupo dialogue beaucoup, agit avec tact. Avec son compère Philippe Delusinne, il perfectionne ses apparitions médiatiques. « Il me fixait régulièrement rendez-vous à 7 heures dans son bureau, rue du Commerce. On passait les journaux en revue, on réfléchissait aux messages à faire passer, on analysait ce que les journalistes retenaient comme infos après une conférence de presse. »

Di Rupo quitte la Communauté française pour devenir ministre fédéral, en 1994. Son aura grandit. Mais, au gouvernement, il doit appliquer les mesures d’austérité drastiques concoctées par le Premier ministre Jean-Luc Dehaene. C’est l’époque des fameux 3 %, le déficit maximal autorisé pour intégrer la zone euro. L’impitoyable logique de la rigueur budgétaire suscite une vive opposition parmi la base du Parti socialiste. Pour vulgariser les enjeux, Di Rupo entame un tour des sections locales de son arrondissement. Pédagogue, il s’exprime sur le ton de la parabole. Celle, notamment, du chef de ménage forcé de rembourser, après avoir emprunté tant et plus. « On venait avec un rétroprojecteur, se rappelle Marc Janssen, son porte-parole de 1995 à 1999. Dans une Maison du peuple au c£ur du Borinage, expliquer les 3 % avec des tableaux PowerPoint, c’était extraterrestre. Mais il rendait cela percutant et efficace. »

Ouvrir les portes et les fenêtres du PS

En 1999, Elio Di Rupo remplace Philippe Busquin à la tête du PS. Aussitôt, il entreprend de renouveler le staff présidentiel. « Il n’y a rien du tout, ici. Il va falloir professionnaliser tout ça », s’exclame-t-il auprès de ses proches. « Ouvrir les portes et les fenêtres du parti » devient son leitmotiv.

Il montre la voie – celle de la rupture – dès son congrès d’investiture, en octobre. Celui-ci doit se tenir à l’hôtel Crown Plaza, non loin de la gare de Bruxelles-Nord. Mais Di Rupo impose in extremis un autre lieu, plus jeune, plus progressiste : l’auditoire Paul Emile Janson de l’ULB. Ce congrès doit être l’acte fondateur d’une nouvelle ère. Dans l’entourage du président, certains proposent de clôturer le congrès par Il changeait la vie, de Jean-Jacques Goldman, au lieu de la vieille Internationale. Di Rupo, lui, aimerait conserver ce qui sert d’hymne aux socialistes depuis un siècle. Mais l’ouverture aux chrétiens de gauche, qu’il veut favoriser, s’accommode mal du cri « A bas les calotins », qui ponctue d’ordinaire la fin de la chanson. Une solution est trouvée : à la fin du congrès, les baffles font résonner un couplet et un refrain de l’ Internationale, avant de basculer vers Goldman. Un fondu enchaîné pour symboliser le passage de témoin entre l’ancienne et la nouvelle génération. Sans vexer personne. Du pur Di Rupo.

Le renouveau se concrétise dès les élections communales de 2000. Le président impose 30 % de femmes et 30 % de moins de 35 ans sur les listes. Les cerveaux du Boulevard de l’Empereur conçoivent un film de campagne décalé. Tourné à La Manufacture, un restaurant bruxellois installé dans les anciens ateliers de la maroquinerie Delvaux et réputé pour sa cuisine fusion, le spot réunit autour d’une table quatre candidats et candidates, pour une conversation sans tralala. Aucun ténor parmi eux, mais bien une ex-présentatrice de Mediamix (Lydia Gervasi), l’inventeur de la Roller parade (Carl de Moncharline), un vétéran du PS saint-gillois (Gilbert Lebrun) et une parlementaire liégeoise à l’accent du cru (Marie-Claire Lambert). De « vraies gens », quoique triés sur le volet. Et au milieu d’eux : Elio, chemise blanche, n£ud pap’, mais sans veste. Images en noir et blanc, montage nerveux à la MTV, la vidéo fait un tabac. Elle provoque aussi quelques grincements de dents, certains élus la jugeant « trop marketing ».

Nouveau logo

Un air de glasnost souffle sur le Boulevard de l’Empereur. A la façon d’un Gorbatchev, Di Rupo veut rénover le parti de fond en comble. Tout est remis en cause. Y compris le logo. A cette époque, la rose au poing n’a déjà plus cours. Elle a été abandonnée sous la présidence de Busquin et remplacée par une rose stylisée, dont la tige s’enroule autour de la lettre P du sigle PS. « Ringard, nullissime », juge l’entourage de Di Rupo.

Le parti fait appel à Base Design, une référence dans le domaine du branding, la construction d’une image de marque. « Elio Di Rupo m’a dit : « Je veux un lifting », raconte Thierry Brunfaut, la tête pensante de Base Design. La rose au poing avait un côté trop combattant, trop revendicatif. Il souhaitait quelque chose de plus moderne, plus jeune, plus contemporain. Mais il ne voulait pas non plus se contenter d’un changement cosmétique. Le nouveau logo devait être le signe d’une rupture, et correspondre à un rajeunissement en profondeur. » Le parti social-démocrate allemand, avec son logo sobre, classe et minimaliste (un carré rouge), inspire les créatifs de Base Design. Après tâtonnements, ceux-ci aboutissent à un rectangle rouge où le sigle PS s’inscrit en lettres blanches dans le coin supérieur gauche, en typographie Helvetica. Surtout, une histoire est greffée sur le logo. Un : le signe de ralliement historique des socialistes, ce n’est pas la rose, mais le drapeau. Deux : le P est fin et le S est gras, car les valeurs socialistes priment sur le parti.

Ce nouveau départ n’implique-t-il pas, aussi, de rebaptiser le parti ? Di Rupo ne l’exclut pas. Plusieurs collaborateurs le poussent à franchir le pas. Quelques pistes sont imaginées : Parti du progrès, Parti du travail, Parti de la solidarité… Aucune n’aboutit. Le PS restera le PS. « Le logo représentait déjà un changement énorme. Changer aussi le nom, cela aurait été trop. Le bon sens l’a emporté », indique Donald George, directeur de la communication en 2002-2003.

Le siège du parti, boulevard de l’Empereur, est lui aussi conservé de justesse. Associé aux affaires Agusta et autres, d’apparence lugubre, il accumule les défauts. A tel point que les dirigeants du PS partent en recherche d’un nouveau quartier général. Ils contactent des promoteurs immobiliers. Puis se ravisent, et confient la rénovation de leur siège au bureau d’architectes Lhoas & Lhoas. Le 15 septembre 2002, l’inauguration dévoile un lieu qui tient davantage de l’aquarium que du bunker. Tout en transparence, le « nouveau » siège laisse entrer la lumière. Depuis la rue, le passant peut observer les collaborateurs du parti assis derrière leur ordinateur. Au rez-de-chaussée, une bibliothèque est accessible au grand public. Le mobilier est sobre, mais bien choisi – le PS a notamment acquis des chaises Vitra, une marque de design suisse.

Ce dimanche-là, le président du PS arrive en poussant le fauteuil roulant d’un vieil homme de 98 ans : Maxime Brunfaut, l’architecte qui a dessiné le bâtiment en 1962, mais aussi le fils du député socialiste Fernand Brunfaut, et le grand-père de Thierry Brunfaut, de Base Design. Une illustration parfaite du credo dirupien : moderniser sans jamais perdre le fil de la tradition.

Pionniers du BlackBerry

Les Ateliers du progrès, qui se tiennent en 2003 et 2004, accélèrent l’ouverture du PS. Au monde chrétien, aux femmes, aux communautés étrangères. Pour accentuer l’impression de renouveau, Di Rupo nomme une kyrielle de ministres jamais passés par la case parlementaire : Jean-Claude Marcourt, Marie Arena, Isabelle Simonis, Philippe Courard… Le procédé n’est pas neuf, mais son utilisation intensive frappe les esprits.

« Sur l’événementiel, on avait également une longueur d’avance, indique Rémi Velazquez, alors proche collaborateur d’Elio Di Rupo. On courait un peu derrière Ecolo, qui bénéficiait à ce moment-là d’une image très moderne. Mais ce qu’on faisait, on le faisait mieux qu’eux. Pour la journée contre le sida, j’ai par exemple commandé aux Pays-Bas une capote géante, de 21 mètres de hauteur. Le jour où on l’a installée Boulevard de l’Empereur, toutes les caméras étaient là. Du coup, la petite brochure d’Ecolo est passée inaperçue. »

Une évolution impensable quelques années plus tôt se produit : le PS devient branché. Il prend très tôt le train de la révolution Internet, recourant en masse aux smartphones BlackBerry, bien avant les autres partis. Di Rupo est aussi le premier leader politique à ouvrir un blog, développé sur un compte wordpress, comme n’importe quel blogueur anonyme. Pas question pour autant de renier l’héritage du Mouvement ouvrier, une erreur stratégique commise par les socialistes italiens. Au contraire, Di Rupo gauchit son message. Il se rend dans les forums sociaux. « J’ai essayé de l’attirer vers l’altermondialisme, relate Rémi Velazquez. On a par exemple organisé un entretien croisé avec l’économiste Riccardo Petrella, qu’on a publié sur le site du parti. Elio Di Rupo se montrait ouvert à ce genre de démarches, mais il voulait toujours s’assurer de leur pertinence : quel est notre intérêt ? Est-on sûr que les militants altermondialistes ne nous détestent pas par atavisme ? Et si oui, comment changer ça ? »

Pour les fédérales de 2003, entre autres technologies politiques, les spin doctors du PS s’ingénient à distiller dans la campagne un climat militant de gauche, une atmosphère qui rappelle les luttes latino-américaines. Aux meetings, les roadies sont mal rasés, ils portent des pantalons kaki, arborent des tee-shirts rouge vif. Des standards latinos sont diffusés en boucle : Hasta siempre, de Carlos Puebla, Oriente, d’Henry Fiol, Corazon espinado, de Santana. Cette imagerie à la Che Guevara donne à la mobilisation un côté no pasarán, « Au secours, la droite revient ». Le but : créer de l’émotion, pour encourager les militants à se mobiliser. Les meetings se clôturent avec le tube de Ricky Martin, La Copa de la vida, customisé pour l’occasion. Les oreilles attentives décernent en effet dans les refrains un « pour Elio, allez allez allez » subliminal (au lieu de « tu y yo, ale ale ale » dans la version originale). C’est Philippe d’Avilla, l’une des voix de la comédie musicale Roméo et Juliette, qui a enregistré les ch£urs additionnels.

Communication de crise

Jusqu’en 2005, le PS vit en état de grâce. Mais le vent tourne. A Charleroi, le secteur du logement social est éreinté par un grave scandale. Dépenses somptuaires, gestion calamiteuse, passe-droits à tire-larigot… Trois échevins socialistes, parmi lesquels l’inénarrable Claude Despiegeleer, sont acculés à la démission. La situation de Jean-Claude Van Cauwenberghe, grand timonier du PS carolo, devient vite intenable. Le vendredi 30 septembre, en fin d’après-midi, le ministre-président wallon démissionne avec fracas. Pour Elio Di Rupo, c’est une longue saison en enfer qui commence. Le samedi après-midi, il s’enferme au Lotto Mons Expo avec son état-major. L’urgence : remplacer Van Cau à la tête de l’exécutif wallon. Par qui ? Marcourt ? Onkelinx ? Daerden ? Demotte ? Finalement, Elio Di Rupo ira lui-même.

Même au c£ur de la tempête, la com’ n’est pas oubliée. Le 6 octobre, le nouveau ministre-président wallon doit prêter serment devant le roi. Frédéric Delcor et Florence Coppenolle lui suggèrent d’apporter un cadeau de naissance pour Emmanuel, le dernier petit-fils d’Albert II. Di Rupo arrive donc chez le souverain avec, dans les bras, un nounours Noukie’s (de fabrication wallonne, s’il vous plaît).

Pendant deux ans, le Boulevard de l’Empereur va vivre en mode communication de crise. « Notre règle no 1, c’était d’éviter de commettre une erreur fatale, se souvient Florence Coppenolle. On devait penser à tous les effets collatéraux, dans les messages, dans les timings, dans le long et le court terme… »

Au final, pas d’erreur fatale, mais une humiliation. En juin 2007, les libéraux devancent les socialistes en Wallonie et à Bruxelles. Le contexte carolo a lourdement pesé sur le scrutin. « Autant le PS est vraiment très, très fort quand ça va bien, autant il a éprouvé plus de mal à communiquer durant les affaires », analyse avec le recul Alain Raviart. Pour l’ex-porte-parole de Joëlle Milquet, la communication de crise représente le talon d’Achille du Parti socialiste. « L’objectif, c’est d’arrêter la saga. Quand Obama dit : « J’ai foiré », ça dure vingt-quatre heures et on tourne la page. Avec le PS, on constate souvent une difficulté à éteindre l’incendie. La douche de Marie Arena est un bon exemple. Dans cet épisode, le mea culpa aurait dû venir beaucoup plus tôt. La polémique n’aurait pas traîné en longueur si les responsables du parti avaient réagi vite en disant : cette douche coûte autant, OK, on a peut-être commis une erreur. »

« Nazes communicants » Et si les scandales carolos n’expliquaient pas tout ? Si le parti s’était fourvoyé en recherchant la branchitude à tous crins ? Si la communication style « PS and love », moderne, mais peut-être trop, avait fini par déboussoler une partie de l’électorat socialiste ? C’est en substance la thèse de Marc Bolland, bourgmestre de Blégny. Peu après les élections de juin 2007, il l’explique dans une carte blanche qui paraît dans Le Soir et La Libre Belgique. Son texte provoquera un formidable raffut. Devenu entre-temps député wallon, Marc Bolland précise aujourd’hui son propos : « En 2007, cela me faisait mal de voir mon parti embarqué dans une dérive, vers une gauche snob et parisienne, que je trouvais méprisante par rapport aux gens qui vivent dans la détresse et qui ont besoin d’un coup de main. »

A l’époque, une expression fait fureur dans les coulisses du pouvoir socialiste : « les nazes communicants ». Ce qui en dit long sur la ranc£ur accumulée à l’égard des maîtres de la com’, accusés d’avoir vidé le parti de sa substance idéologique. « Pourtant, derrière les coups médiatiques d’Elio Di Rupo, il y avait toujours du fond, réfute Rémi Velazquez. Quand on utilisait des moyens décalés, c’était pour élargir l’audience des idées de gauche, jamais pour le plaisir de faire branché. »

A-t-on tiré, en haut lieu, les leçons de la défaite ? Toujours est-il que les régionales de 2009 marquent un retour aux fondamentaux de la communication politique. Partout en Wallonie et à Bruxelles, les socialistes mènent une campagne de terrain. Ils renouent avec le porte-à-porte à haute dose et s’érigent en rempart rassurant, protecteur face à la crise. Le clivage gauche-droite est présenté comme « plus que jamais » d’actualité. Dans un duel télévisé mémorable, face à Didier Reynders, Elio Di Rupo brandit le spectre du « bain de sang social » en cas de victoire libérale. Et assène son « Je ne gouvernerai pas Bruxelles et la Wallonie avec le MR ». Bingo. Le Waterloo socialiste, pronostiqué par tous, n’aura pas lieu.

Après coup, le débat télé du 6 juin apparaît comme décisif. Sur le plateau de RTL-TVI, Reynders a matraqué son adversaire à coups de casseroles socialistes. A propos de l’évolution supposée du PS sur les questions de gouvernance, le Liégeois ironise : « Ce sont les braconniers qui font les meilleurs gardes-chasse. » Di Rupo contre-attaque sèchement, sans nommer son adversaire, qu’il désigne juste par un « lui » dédaigneux. « Moi, j’ai un minimum d’éthique. Je reconnais les erreurs chez moi. Mais chez lui, on ne paie pas d’impôts. L’ancien président du MR [NDLR : Daniel Ducarme] ne paie pas d’impôts. Des échevins MR ne paient pas d’impôts. Et comme ministre des Finances, peut-être qu’il le savait. » Ce soir-là, Di Rupo joue sa partition habituelle : attendre d’être d’abord attaqué pour apparaître en position de légitime défense au moment de porter l’estocade. « Didier Reynders a commis une erreur monumentale en le défiant frontalement, décode a posteriori Alain Raviart. Qu’il le veuille ou non, en s’attaquant à Di Rupo, il a attaqué un personnage de roman, que les Wallons aiment. »

Di Rupo, héros romanesque ? « Contrairement à la plupart des personnalités politiques belges, il a créé un vrai personnage, analyse Alain Raviart. Il s’est donné un côté Rastignac, comme chez Balzac. Il ressemble à ce jeune homme brillant, plein de panache, monté à Paris pour y grimper les échelons du pouvoir. A une différence près : pour devenir ministre de la Justice, Rastignac va commettre des crimes. Or Di Rupo n’en commet pas. On ne lui connaît pas d’ennemis au PS, des gens qu’il aurait écrasés pour assouvir son ambition. N’empêche, toute sa biographie est présentée comme un roman. Ses origines sont modestes, il a été boursier, il a conquis de haute lutte le maïorat de Mons, etc. Dans ses discours, Di Rupo raconte toujours une histoire. »

L’art de la narration, le story telling, est devenu l’une des clés de la communication politique. Pour capter l’attention des électeurs, mieux vaut leur raconter une histoire. Pour remporter l’après-élection, il est impératif d’imposer sa lecture de l’Histoire. Deux règles dont on se soucie peu au Boulevard de l’Empereur, à en croire Jean-François Mahieu, le directeur de la communication du PS. « Dans les discours d’Elio, on ne pratique pas le story telling. On essaie d’éviter la superficialité. Raconter aux citoyens des histoires bidon, comme Barack Obama et John McCain avec « Joe le plombier », ce n’est pas notre style. »

Comment expliquer alors l’insolente maestria du PS sur le terrain de la communication ? La même réponse fuse à plusieurs sources : la communication d’Elio Di Rupo est efficace parce qu’elle est maîtrisée. « Chez Di Rupo, rien n’est anodin, précise Philippe Delusinne. Ni le style de ses vêtements, ni les mots qu’il emploie, ni les couleurs qu’il porte… Il sait que, quand on aspire à d’importantes fonctions politiques, tout doit être communicant. »

De fait, Di Rupo ne laisse rien au hasard. « Pour les cartes de v£ux, il s’intéresse à tout, des couleurs à la taille des caractères », indique Jean-François Mahieu. La veille d’un débat télé, il ne sort pas, il va dormir tôt. Pas question de bafouiller alors que ce sont potentiellement 600 000 spectateurs qui vont le regarder. Si on lui propose Mise au Point, le lendemain de son bal annuel, il décline, car il sait qu’il sera fatigué.

« Elio Di Rupo se positionne partout, tout le temps », ajoute Alain Raviart, à présent directeur de l’agence KO Communications. Pour illustrer son propos, il rapporte cette anecdote vécue en 2000, alors qu’il était encore journaliste à RTL. « Je cherchais une place de parking pendant le Doudou, à Mons. On était quelques semaines avant les élections communales. Je tombe par hasard sur Di Rupo, et il me lance : « Si j’étais bourgmestre, tu trouverais une place immédiatement. » »

En vingt-cinq ans de carrière politique, Di Rupo s’est construit une image de marque qui a de quoi complexer ses adversaires politiques. Il suffit désormais de prononcer son prénom, Elio, pour que la plupart des Wallons et des Bruxellois se représentent un univers polymorphe, où l’on retrouve, pêle-mêle, le socialisme, la solidarité, le rouge, la fête, le sérieux, la défense des francophones, la jeunesse, etc. Le président du PS incarnerait presque à lui tout seul l’ensemble du paysage politique francophone. C’est en tout cas l’impression qu’il a réussi à créer. Homme du monde et de Mons, socialiste tradi-moderne, l’enfant de Morlanwelz ne sera peut-être jamais Premier ministre. Il aura en revanche marqué son époque. De quelle façon ? L’Histoire jugera.

FRANÇOIS BRABANT

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