Carte blanche

Devant l’inconnu, la science et la politique doivent se parler

François-Xavier Heynen, docteur en philosophie des sciences, rappelle que la volonté d’ingérence du « pouvoir » dans la communication scientifique est vieille comme le monde. Mais la crise du coronavirus est inédite car elle suscite des conflits entre différentes vérités provisoires.

Dans une carte blanche remarquée, une docteur en biotechnologie se dit effrayée par une volonté d’ingérence du « pouvoir » dans la communication scientifique. Ce phénomène est pourtant vieux comme la science. Par contre, cette crise du coronavirus chauffe à blanc, à cause notamment de la rapidité de la transmission des informations, une caractéristique plus fondamentale de la science: sa capacité de réagir face à l’inconnu. Devant la nouveauté, certains scientifiques se souviennent que le doute cartésien fonde leur légitimité intellectuelle, d’autres beaucoup moins. Ainsi, comment être expert de l’inconnu ? En redéfinissant le champ épistémologique, mais cela prend un temps peu compatible avec les exigences sanitaires et politiques. Tiraillements, incompréhensions et règlements de comptes apparaissent.

Mme Vandermeeren mentionne dans sa carte blanche une interprétation d’une interview de M. Bouchez. Cette interprétation a été dénoncée par le principal intéressé mais cela n’affecte pas notre propos. Nous reprendrons directement la conclusion tirée par Mme Vandermeeren: « Dans cette interview, il (M. Bouchez) recommande aux scientifiques de faire valider leurs communications par le pouvoir politique, prétendant ainsi vouloir éviter de générer de la confusion parmi la population. ». Formulée de la sorte, la proposition est maladroite et est effectivement difficilement recevable par les scientifiques. La vulgarisation scientifique est une activité particulière qui nécessite à la fois la connaissance de la science et celle de la pédagogie, cela n’est pas neuf. Le pouvoir politique n’a pas pour ambition d’assurer cette compétence spécifique.

Nous postulerons que les propos portent sur la crise actuelle et donc sur la communication scientifique autour du coronavirus et du covid. C’est sur ce sujet, et plus spécialement sur base des rapports publics de Sciensano, que Mme Vandermeeren construit son analyse : à ses yeux, ces documents ne relèvent pas de la seule rigueur scientifique. Autrement dit, ils ont été manipulés. Ce qui l’autorise à dire : « Nous assistons impuissants à des dérives inquiétantes. Il est dangereux de permettre une ingérence politique dans la communication scientifique. Aucun argument sociétal ne peut prévaloir dans un état de droit au respect de l’indépendance des pouvoirs et de la science. Ce n’est pas aux scientifiques de plier leurs conclusions aux besoins des politiques »

L’inconnu

Cependant, si on se limite à la crise du coronavirus, nous devons alors tenir compte d’un fait essentiel : la connaissance scientifique est lacunaire. Les symptômes de la maladie et surtout son fonctionnement sont encore mal connus. Les observations ne sont pas terminées, les théories sont au stade de l’ébauche. Il existe donc actuellement des conflits entre diverses vérités provisoires. Et cela est très saint pour le développement futur de la science.

Ce à quoi nous assistons réellement, et peut-être pour la première fois d’une façon si ouverte, c’est au déploiement en direct de la science avec ses errements, ses réussites, ses redéfinitions… Même si ce processus est classique pour une science en construction, il peut apeurer le profane. Tout comme il peut être angoissant de présenter ses symptômes à trois médecins et d’obtenir trois explications différentes.

Ces multiples théories provisoires (sans compter les élucubrations venues de l’internet ) créent un sentiment d’incertitude dans la population. La parole politique pourrait alors être un lieu de gestion de la confusion intellectuelle. Mais pour cela il faudrait que le gouvernement puisse compter sur des experts. Or cette expertise n’existe pas encore. Certes des spécialistes pourront apporter leur précieuse collaboration pour éclairer sous tel ou tel angle ce que leur paradigme perçoit de la situation actuelle. Mais la synthèse n’a pas eu lieu. C’est une caractéristique de la science moderne d’avoir découpé le réel en parcelles à analyser. Et cela fonctionne bien quand le réel se plie au rythme de croisière de la société. Ici le réel se déchaîne; il sort des chaînes habituellement lancées autour de lui par la science. Le scientifique, comme l’homme de la rue, se trouve face à l’Inconnu. Et l’Inconnu devrait nous conduire, tous, à l’humilité.

Scientifiques et politiques

D’une part, que les scientifiques profitent de cette humilité pour pousser leurs conceptions jusqu’à leurs limites et, surtout, c’est essentiel au progrès, qu’ils ne s’y enferment pas et regardent un peu plus loin que leur champ habituel. Et qu’ils comprennent que leur parole a un impact politique. En l’occurrence, pour reprendre l’expression de Mme Vandermeeren « Aucun argument sociétal ne peut prévaloir dans un état de droit au respect de l’indépendance des pouvoirs et de la science », il apparait aujourd’hui criant, à cause de la diffusion massive et virale de l’information, que la science, malgré elle ou pas, ne respecte pas cette indépendance. La polémique autour du professeur Raoult en est un exemple : l’utilisation de la chloroquine a rapidement quitté le cadre scientifique pour s’installer, via les réseaux sociaux, dans le débat politique. Tout ceci n’est pas neuf mais le phénomène est exacerbé par l’immédiateté devenue mondiale et le caractère sanitaire qui peut potentiellement impacté chacun d’entre nous. Ainsi des jurys virtuels se mettent en place sur les réseaux sociaux pour scruter sans délai ni recul les propos des experts. Bien qu’incompétente, cette justice est capable de détecter une erreur basique et trop fréquente: l’expert qui sort de son champ de connaissance. Cette attitude risque de discréditer la science.

D’autre part, que les politiques gèrent la vie en commun en se basant sur des données scientifiques, cela devrait couler de source dans un Etat moderne. Mais dans la crise, le politique ne va pas attendre la conclusion définitive de la science qui sera peut-être établie dans un an. Le politique va gérer des risques, parmi lesquels figurent les doutes scientifiques. En effet les doutes scientifiques vont générer des réactions dans la population : mettre le masque ou pas, envoyer les enfants à l’école, ou pas …

Le doute scientifique est un risque qu’il faudra gérer. On aura alors recours à la propagande, rarement compatible avec l’objectivité et la complexité de la science. Et pourtant nécessaire pour mettre les citoyens en action et leur faire respecter des consignes. C’est cela l’argument sociétal qui justifie ici l’interaction politique – science. Enfin et sur ceci il faut être très clair: le scientifique maîtrise une méthode de travail qui a déjà montré son efficacité, il est donc habilité à rendre ses avis et ses conclusions selon ses critères. La science est faillible : c’est une force, pas une faiblesse. La méthode qu’elle applique a montré sa puissance depuis plusieurs siècles, mais elle requiert du temps. En attendant, notre démocratie est précieuse, encore plus en cette période de pouvoirs spéciaux, et nous devons rester vigilants: que l’opposition largement majoritaire, les scientifiques et les médias veillent bien à ce que l’inconnue sanitaire n’ouvre pas la porte à des dérives…

François-Xavier HEYNEN

Docteur en philosophie des sciences

Philofix.be

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