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Dépendances et cuisine

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Les addictions se sont insinuées dans le monde de la restauration. Pour des raisons de stress grandissant, essentiellement. Etat des lieux en Belgique.

Depuis une dizaine d’années, le petit monde de la restauration belge est en ébullition. En cause ? Une lutte féroce pour la survie. Un territoire comme Bruxelles concentre 4 600 établissements. « C’est beaucoup trop, commente un restaurateur. Il n’y a pas la place pour autant d’adresses ». Pourtant, le secteur suscite de plus en plus de vocations. Tout particulièrement à une époque où le chef est devenu une figure médiatique aux allures de rock star.

Bref, pour exister dans le paysage gastronomique, il faut pouvoir être au four et au moulin. Pascal Devalkeneer, chef du Chalet de la Forêt, restaurant doublement étoilé, confiait encore récemment : « A l’heure actuelle, bien faire à manger ne suffit plus. Si je prends mon exemple, il est clair que lorsqu’on se lance dans un projet avec un certain nombre de couverts et une idée de la gastronomie, on est condamné à tourner à plein régime. A la moindre baisse, on s’inquiète. »

Les soucis s’accumulent, parmi lesquels le fameux SCE. Ce Système de Caisse Enregistreuse en vigueur depuis le 1er janvier 2015 – chez tout exploitant Horeca dont au moins 10 % du chiffre d’affaires provient de repas consommés sur place – n’est pas fait pour apaiser les esprits. « Tout le monde sait que c’est l’argent en noir qui motive le personnel à faire des horaires coupés, commente un restaurateur du sud du pays qui préfère rester anonyme. C’est la carotte au bout du bâton… Si vous ne lui en proposez pas, il va voir ailleurs. » Autre facteur propice au stress : les contrôles fréquents de l’Afsca, l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire, que les professionnels de la restauration estiment « aléatoires et tracassiers ». Sans parler de la législation qui est carrément jugée « impossible à appliquer ».

Cette situation est-elle favorable aux addictions ? Les chefs cherchent-ils le réconfort dans l’alcool et la drogue ? Officiellement, non. Quand on prend la température auprès des plus en vue, ils promettent la bouche en coeur que « tout va très bien, merci de poser la question ». Bien sûr, il y a des dérapages mais « ce sont des cas isolés », assure-t-on. Ainsi de Peter Goossens, chef flamand 3-étoiles, installé au sommet de la gastronomie nationale, qui a fait un burnout retentissant. Un cocktail de stress et d’alcool auquel les mauvaises langues n’hésitent pas à ajouter un soupçon de cocaïne. Toujours est-il que l’homme s’en est sorti et a renoué avec l’excellence.

L’un des rares à ne pas parler la langue de bois est Yvan Roque. Le président de la Fédération Horeca de Bruxelles monte au créneau pour soutenir son secteur tout en reconnaissant que le problème de la consommation d’alcool et de drogue est bien réel. Bien conscient du fléau, le porte-parole des restaurateurs bruxellois voit dans la technologie une solution : « Il existe des aberrations dans les cuisines. Parmi celles-ci, les taques coup-de-feu. Elles produisent une chaleur qui vous assèche les poumons à 70 %. Vous pouvez boire toute l’eau que vous voulez, cela ne vous désaltèrera pas. Seul l’alcool, avec le sucre qu’il contient, procure un soulagement. Il n’y a aucun doute, ces taques contribuent à l’alcoolisme qui se perpétue depuis des années en cuisine. Il est crucial que les chefs les fassent disparaître au profit de plaques à induction. »

Quand on sonde les commis et autres plongeurs en cuisine, le son de cloche est différent, plus sombre. Tout porte à croire que les problèmes d’alcool laissent petit à petit la place à d’autres addictions. « C’est l’ancienne génération qui avait des soucis d’alcool, explique un sommelier bruxellois. Aujourd’hui, on trouve surtout de la cocaïne en cuisine et de l’herbe en salle. Les premiers sont dopés au fantasme de toute-puissance, avec comme effet secondaire de pouvoir tenir tout un service sans ressentir la faim, ni la soif… Tandis que les seconds fument de l’herbe pour aborder la clientèle en toute décontraction. Malheureusement, certains sont parfois totalement déconnectés. »

Un autre professionnel détaille cette répartition des paradis artificiels qui n’est pas sans poser de problème : « Les chefs sont superspeedés avec la cocaïne, les serveurs eux sont au ralenti. Cela donne naissance à des retards incompréhensibles entre une demande et la réaction attendue. Un chef peut ainsi attendre le sel qu’il a demandé pendant cinq secondes, exactement le genre de scénario qui rend un cocaïnomane fou. »

Généralement bien gérée, la consommation de cocaïne chez certains peut engendrer des problèmes économiques. Un plongeur ayant passé plusieurs années dans une enseigne en vue en témoigne : « Le chef sniffait de la neige à chaque service, 7 jours sur 7. Cela a commencé à lui poser des soucis financiers. A 50 euros le gramme, ça fait cher. Il a dû faire un break de plusieurs mois pour décrocher ».

Un chef de partie, ayant travaillé dans plusieurs maisons en Belgique et à l’étranger, confirme le succès croissant de la « cc ». « Le problème c’est le rythme de vie, souligne-t-il. Quand vous terminez un service, vous êtes sur les nerfs, impossible d’aller se coucher, alors vous faites la fête avec vos collègues. Votre vie sociale n’a rien à voir avec celle des autres personnes. Au départ, vous tenez grâce à l’alcool et vous vous en contentez, vous vous dites « pas question de passer à la coke ». Seulement, au fil du temps, vous êtes de plus en plus crevé, sur les genoux. Alors vous sniffez de temps en temps avant le service et c’est magique : vous retrouvez une énergie de dingue. A la fin, sans vous poudrer le nez, vous êtes agressif et déprimé… du coup, vous faites le plein pour ne jamais redescendre. »

Pour un vieux routard de la restauration bruxelloise, le phénomène n’a rien de nouveau. Ayant oeuvré en salle dans de nombreuses brasseries, il raconte : « Il y a vingt ans, j’étais responsable de salle d’un restaurant qui existe toujours en centre-ville. Le personnel arrivait déjà défoncé à l’ecstasy. Autre temps, autre moeurs ! Aujourd’hui, c’est l’herbe et la cocaïne. Ce qui ne varie pas, en revanche, c’est le cocktail qui permet cela. A savoir, souvent des gamins peu formés qui gagnent bien leur vie et font la fête après le boulot pour évacuer le stress d’un boulot pas facile. Une partie de l’argent qu’ils gagnent est au noir, ils le dépensent sans laisser de traces… et consument leur vie par les deux bouts. »

Le dossier dans Le Vif/L’Express de cette semaine . Avec les exemples français.

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