Carte blanche

Délation et fraude fiscale, qui sort gagnant ?

En 2008, Dirk Brankaer, bourgmestre d’Overijse (N-VA), appela les citoyens de sa commune à dénoncer tout commerçant qui placerait des affiches en vitrine en une autre langue que le néerlandais. Ce fut ensuite au tour de la bourgmestre Marleen Mertens (CD&V) de le faire dans sa commune de Grimbergen en 2012.

L’actuel ministre-président flamand Geert Bourgeois (N-VA) avait à l’époque considéré ces deux initiatives comme étant des « exemples positifs ». La même année, le Vlaams Belang lança un site destiné à la dénonciation de faits liés à la présence d’illégaux. Initiative, illégale, qui resta vaine. En 2015, sous l’actuelle législature, Bart Tommelein (Open VLD) a établi un site internet conçu pour la dénonciation de la fraude sociale (perception indue des allocations sociales, travail au noir, non-respect de la réglementation relative à l’occupation de la main-d’oeuvre étrangère, etc.). Il avait également exprimé sa volonté d’élargir ce mécanisme aux fraudes aux allocations familiales.

Poursuivant sur cette lancée, ces dernières semaines, Valerie Van Peel (N-VA) a avancé deux propositions. La première, qui sera introduite fin de l’été, vise à supprimer le secret professionnel incombant aux CPAS, syndicats, assurances maladie et ministères en cas de soupçon de terrorisme, tout en obligeant leurs employés à dénoncer à la justice les personnes suspectes. Un projet similaire est actuellement envisagé par Willy Borsus (MR) et Koen Geens (CD&V). La seconde, à intégrer dans le cadre de la lutte contre la fraude sociale, tend à élargir le système de dénonciation des médecins donnant des « faux » certificats médicaux dits de complaisance. Il s’agirait en outre d’aggraver la sanction à charge des « faux malades ».

Ces quelques initiatives et mesures, qui révèlent une certaine dynamique politique se faisant une place de plus en plus importante, sont essentiellement caractérisées par deux éléments : l’aggravation de ce que beaucoup n’hésitent pas (abus de langage ou pas) à qualifier de délation institutionnalisée et la focalisation de l’attention sur la lutte contre la fraude sociale, particulièrement des allocataires sociaux.

Par rapport à ce premier élément, la promotion des dénonciations entre citoyens, il est évident que cela crée un climat malsain de méfiance et de chacun pour soi exacerbé. Mais n’est-ce pas une fin en soi que d’instaurer une telle atmosphère ? Ne s’agit-il pas d’une tentative de retarder l’inévitable : l’union croissante entre les citoyens, impulsée par la dégradation économique et sociale ? On constate en effet que cela tend à rompre les solidarités incarnées par les mouvements sociaux en émergence. Et indépendamment de ces considérations, l’utilité de ces mesures reste introuvable.

Venons-en au second élément en mettant en balance la fraude fiscale et la fraude sociale. Concernant le coût de la première pour l’Etat belge, bien qu’il soit impossible de le déterminer de manière exacte, il est estimé à 20 milliards d’euros chaque année d’après une étude de DULBEA. Cela revient à environ 20% des rentrées fiscales annuelles de l’Etat belge. Le Parlement européen a quant à lui estimé le coût de l’évasion et de la fraude fiscale à 2000 euros par an pour chaque citoyen européen (au total, 20% du PIB de l’Union européenne). Pour ce qui est de la fraude sociale des allocataires sociaux, elle ne dépasserait pour sa part pas les 100 millions d’euros par an, selon l’étude Sublec (KUL, ULg et ULB). Plus généralement, un constat est communément admis: aucune comparaison n’est possible entre les montants de la grande fraude fiscale et ceux de la fraude sociale.

Vu ces chiffres, il est dès lors légitime d’attendre de nos dirigeants qu’ils mettent tout en oeuvre pour lutter efficacement contre cette fraude fiscale massive. C’est pourtant loin d’être le cas, comme en témoignent les renouvellements systématiques de la déclaration libératoire unique, le démantèlement des outils fédéraux de la lutte contre la fraude à grande échelle (Office central de lutte contre la délinquance économique et financière et Federal Computer Crime Unit) et globalement le fait que, selon les mots du juge d’instruction Michel Claise, spécialiste en criminalité économique et financière, « tout ce qui avait été fait contre la grande criminalité financière a été démantelé ». Nos dirigeants se focalisent en fait sur la lutte contre la fraude sociale, plus précisément celle des allocataires sociaux (dont la solvabilité est limitée). L’on peut évoquer à ce sujet le contrôle de la consommation énergétique des chômeurs instauré par Bart Tommelein ou la réinstauration des visites au domicile des chômeurs soupçonnés de frauder sans avertissement préalable.

La dénonciation par les citoyens est vue par nos dirigeants comme étant tout à fait légitime quand il s’agit de fraude aux allocations de chômage ou de certificats de complaisance, tandis qu’elle est dite inadaptée et risquée lorsqu’il est question de toucher à des milliards perdus par fraude et évasion fiscales

Ajoutons une dernière observation révélatrice de l’hypocrisie à laquelle nous faisons face. Récemment, sur base des recommandations d’une commission spéciale, il a été demandé au gouvernement d’étendre la protection des lanceurs d’alerte dans les scandales financiers, lanceurs d’alerte agissant dans l’intérêt général, faut-il le dire. Le MR a estimé cela « prématuré » : « il faut garder à l’esprit que ce type de mécanisme risque d’aboutir à des abus (règlements de compte, délations, etc. »… Au demeurant, le manque de protection des lanceurs d’alerte dépasse nos frontières. Par exemple, le 14 avril, dans le contexte des Panama Papers, la directive européenne sur le secret d’affaire a été adoptée. Celle-ci est vivement critiquée car, de par son manque de clarté et son alignement sur les législations les plus dures en la matière (notamment celles du Luxembourg), elle rendrait plus difficile la tâche des lanceurs d’alerte dans les scandales financiers. Le 29 juin justement, les lanceurs d’alerte dans le scandale LuxLeaks ont été condamnés à une peine de prison avec sursis et à une amende par un tribunal luxembourgeois. Ainsi donc, la dénonciation par les citoyens est vue par nos dirigeants comme étant tout à fait légitime quand il s’agit de fraude aux allocations de chômage ou de certificats de complaisance, tandis qu’elle est dite inadaptée et risquée lorsqu’il est question de toucher à des milliards perdus par fraude et évasion fiscales.

Pour conclure, il semblerait que, dans l’Etat de droit actuel, l’effectivité de la loi soit en raison inverse du volume financier dont dispose le justiciable.

Adrien Farcy, étudiant en dernière année de droit à l’Université de Liège

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