Alexander Mattelaer © Joris Casaer

Défense belge: « Si on économise encore, on va se faire coloniser par les grandes puissances »

Kamiel Vermeylen Journaliste Knack.be

L’armée belge veut plus d’argent. Mais où le trouver, dans un contexte d’énormes déficits budgétaires? « Demandez plus d’efforts aux régions pour faire face aux coûts du vieillissement de la population », déclare Alexander Mattelaer, professeur à la VUB.

Sur les réseaux sociaux, la marche pas vraiment cadencée d’une série de cadets au défilé militaire du 21 juillet suscite les moqueries. Pour certains, c’est une métaphore du mauvais état de notre appareil de défense. Après les économies réalisées ces dernières années, le sommet de la défense insiste de plus en plus pour augmenter le budget. Mais dans les négociations gouvernementales, les partis politiques belges cherchent traditionnellement l’argent dans notre défense nationale.

Pour le professeur Alexander Mattelaer, directeur des affaires européennes à l’Institut d’Egmont, de nouvelles économies réduiraient la Belgique à l’état de colonie des grandes-puissances.

Alexander Mattelaer : La défense traverse une période très difficile. En raison des économies continues, nos forces armées sont dans un état d’érosion profonde. Le taux de rotation du personnel est particulièrement élevé et la capacité de mobilisation opérationnelle s’effrite. Mais ce malaise n’est pas nouveau. Plus fondamentale est la tension croissante entre ce que notre défense peut faire et le contexte international dans lequel nous vivons. Ces dernières années, notre environnement sécuritaire est devenu structurellement plus menaçant.

Y sommes-nous suffisamment préparés ?

J’en ai bien peur. Le gouvernement Michel a choisi de réduire le ministère de la Défense au strict minimum, sans passer sous ce minimum. Le problème, c’est que les principes de cette vision stratégique (la vision stratégique du ministère de la Défense doit constituer une ligne directrice d’ici 2030, NDLR) sont désormais dépassés. Ceux-ci reposent en grande partie sur une analyse du contexte sécuritaire qui n’est plus pertinente aujourd’hui. L’importance de la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’est apparue que bien après la formation du gouvernement en 2014. Entre-temps, le paysage de la sécurité européenne a été fondamentalement bouleversé. De plus, la rivalité entre la Chine et les États-Unis s’accroît à une allure effrénée.

Cependant, le gouvernement Michel I a réalisé plusieurs grands projets d’investissement. Il suffit de penser à l’achat d’avions de chasse ou de navires de lutte contre les mines.

Ces appels d’offres devront être remboursés dans les années à venir. Le gouvernement précédent a réalisé des économies nettes au niveau de la défense. En soi, les projets d’investissement sont une bonne chose, mais le travail est loin d’être terminé. Davantage de ressources sont également nécessaires pour reconstituer la main-d’oeuvre. Après tout, un nouvel équipement sans personnel bien formé ne suffit pas. De plus, l’infrastructure du ministère est usée jusqu’à la moelle dans de nombreux endroits.

Entre-temps, nos déficits budgétaires deviennent incontrôlables. Y a-t-il de l’argent en Belgique pour des investissements supplémentaires ?

Le problème fondamental réside dans l’architecture financière de notre pays. La Belgique compte à peu près trois postes de dépenses majeurs : l’État-providence, les dépenses primaires pour les compétences fédérales et le financement des régions et des communautés. Comme notre société vieillit à une allure effrénée, les besoins de financement de l’État-providence continueront d’augmenter au cours des prochaines décennies. Cependant, nos régions et nos communautés demeurent à l’abri de cette situation parce que le financement des pensions et des soins de santé est réglementé par le gouvernement fédéral. Par conséquent, l’appareil du gouvernement fédéral – avec la défense au premier plan – risque de se retrouver en état de faillite. On peut donc se demander si le cadre budgétaire actuel tient compte de la situation dans son ensemble. La défense nationale ne concerne-t-elle pas l’ensemble du territoire et les intérêts de tous les citoyens ?

La N-VA et le Vlaams Belang ont obtenu presque la majorité aux élections flamandes. Il semble y avoir peu d’appétit politique pour que les régions et les communautés contribuent au budget fédéral?

Nos problèmes budgétaires structurels ne disparaîtront pas si les régions deviennent indépendantes. Une Flandre indépendante souffre également du vieillissement de sa population et devra également fournir des efforts en matière de défense. D’autres États membres européens éprouvent également des difficultés à préparer leur budget. La grande différence, c’est que nous sommes trop préoccupés par la structure de notre État et que nous négligeons donc l’importance du reste du monde pour la préservation de notre prospérité et de notre sécurité.

Que se passera-t-il si le prochain gouvernement belge décide de réduire encore l’effort de défense?

Une telle décision serait extrêmement peu perspicace. Jusqu’à présent, nous avons été en mesure de couvrir en partie le manque d’investissement grâce à notre participation à des opérations à l’étranger. Mais si aucun investissement supplémentaire n’est réalisé, cela ne sera plus possible non plus.

N’abandonnons-nous pas nos alliés ?

Si. Non seulement Washington exige plus d’efforts, mais la pression augmente également d’un point de vue européen. De tous les alliés européens, c’est la Belgique qui a économisé le plus en matière de défense et elle a été la dernière à opérer un changement. La majorité des États membres de l’Union européenne ont déjà réalisé des investissements considérables dans le domaine de la défense. Même avec les appels d’offres prévus, nous sommes loin derrière la moyenne européenne.

Quelles en sont les conséquences ?

Notre sécurité et notre prospérité sont étroitement liées à nos engagements internationaux au sein de l’OTAN et de l’UE. En ne les respectant pas, nous sapons de plus en plus notre propre position. Nous risquons de dégénérer en un pays qui ne fait que flotter sur les vagues du système international et où les vraies décisions disparaissent vers les capitales étrangères – même lorsque nos propres intérêts sont compromis. Nous n’aurons plus rien à faire et le reste du monde nous considérera de plus en plus comme une colonie. Une sorte de version du XXIe siècle de la colonisation. L’économie belge est ouverte et fortement dépendante des investissements étrangers. Cela donne à d’autres pays un levier pour nous sanctionner si nous n’agissons pas de manière fiable.

Parlons un peu de l’Europe. Suite au Brexit et à la doctrine America First, il est de plus en plus difficile pour l’Union de trouver des partenaires fiables. Comment devrions-nous nous y prendre ?

Tant les États-Unis que la Chine accueillent favorablement une Europe unie tant qu’elle est de leur côté. Cependant, si l’Union prend le parti de l’un, l’autre changera son fusil d’épaule et favorisera la fragmentation européenne déjà visible. À l’heure actuelle, l’Union essaie constamment de naviguer sans se heurter explicitement à l’un ou l’autre d’entre eux. L’Europe ne veut pas d’une guerre commerciale avec la Chine, mais reste extrêmement dépendante des Etats-Unis en termes de sécurité. En conséquence, nous risquons de nous retrouver dans un vide géopolitique où chaque pays cherche à sauver sa peau. La Belgique est loin d’y être préparée.

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