Marc Coucke © Belga

De gamin précoce à milliardaire excentrique, l’incroyable parcours de Marc Coucke

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Produit dopant à lui tout seul, il chauffe ses coureurs sur le Tour de France. Saute dans un avion pour vendre les produits Omega Pharma dans le monde entier. Passe par Pairi Daiza. Puis atterrit dans la tribune de « son » club de foot, à Ostende, où il chante à qui mieux mieux. Les piles de Marc Coucke ne se déchargent jamais…

Revêtu d’une combi moulante bleue du plus bel effet et d’un bonnet de bain assorti, le torse garni d’une grappe de raisins surdimensionnés, l’homme ouvre les bras, ravi, et sourit à la caméra. Dans le vestiaire, il a laissé ses lunettes, son portable et ses 50 ans. Rien ne lui plaît tant que de redevenir, pour quelques heures, un gamin. De passer sur le petit écran. Et de faire fortune. Ainsi va Marc Coucke. Quand bien même il n’a plus rien à prouver, ce pharmacien transformé en homme d’affaires poursuit toujours ces trois rêves avec la même fougue. Il n’y a que cela qui l’anime : la gagne.

Une évidence. A 7 ans, il empoche ses premiers francs belges en portant les chaises longues des vacanciers âgés sur la plage d’Ostende. Et il épargne, sou après sou. A 10 ans, il achète ses premières obligations d’Etat… Calculer n’est pas un problème pour lui : sa bosse des maths, flagrante, lui sert de viatique. Comme sa mémoire phénoménale. « A 8 ans, il connaissait l’algèbre, assure son frère Guy, de 9 ans son aîné. En famille, on jouait à faire des petits concours de maths, auxquels il fallait répondre le plus vite possible. » Comme son père, le cadet de la famille Coucke abrite un cerveau qui fonctionne autrement et plus rapidement que d’autres. Entre son pharmacien de paternel et sa mère, qui lui prête main-forte, Marc apprend la valeur de l’effort et du travail, dans une ambiance familiale plus belge que flamande.

Le seul sport qu’il pratique consiste alors à muscler ses neurones. Marc joue aux échecs et, à 13 ans, remporte la finale du championnat belge des jeux d’esprit. Son parcours scolaire chez les Jésuites l’y aide peut-être. Elevé en néerlandais, contrairement à son frère médecin qui l’a été en français, Marc grandit à Gand et passe ses week-ends et ses vacances dans l’appartement de ses parents à Ostende. Un goût de sel indélébile : aujourd’hui encore, il vit en partie à la côte.

Programmé pour reprendre la pharmacie familiale, Marc Coucke présente quand même, à 18 ans, l’examen d’entrée aux études d’ingénieur civil, sans préparation, pour faire plaisir à son père. Il décroche le sésame, avec 87 %, mais s’inscrit aussitôt en pharmacie. A l’université de Gand, déjà meneur d’hommes, il est délégué de cours. « Il sortait tous les soirs, même la veille des examens, raconte Thierry Baetslé, ancien camarade d’auditoire. Il buvait quelques bières, pas plus, pour se détendre avant l’épreuve. » Qu’il réussissait, bien entendu. Un soir, ses copains le mettent au défi de calculer instantanément et mentalement l’addition des vingt étudiants réunis autour de la table. Il donne la bonne réponse, au centime près. Fastoche.

Pour autant, le jeune pharmacien ne dilue pas son génie dans un fût de bière. Il empoche un post-graduat à la Vlerick Management School : ambitieux, il sait déjà qu’il ne veut pas rester pharmacien toute sa vie. Puis enfile l’uniforme. Pendant son service militaire, il fait la connaissance d’Yvan Vindevogel, pharmacien lui aussi, qui vient de lancer, avec un associé, une petite affaire de vente de produits pour officines. Lorsque cet associé décide de raccrocher, Marc Coucke, 22 ans, reprend le flambeau. Dont coût : 300 000 FB. Yvan Vindevogel (23 ans) et son cadet empruntent chacun la moitié, soit l’équivalent de 3 725 euros.

L’idée que les deux jeunes adultes développent alors est d’une simplicité confondante : ils achètent du shampoing en gros et le revendent en plus petits conditionnements aux pharmaciens qui y ajoutent à leur gré parfums et couleurs variées. Omega Pharma est née, spécialisée dans la vente de produits sans ordonnance en pharmacie (OPC) au prix des supermarchés : ainsi de la ligne Uvesol, pour les adeptes des bancs solaires. S’y ajouteront plus tard les célèbres Nicorette, la ligne Bodysol, les Davitamon, Predictor et autres produits amaigrissants. L’affaire est lancée.

Un homme pressé

En 1994, le néerlandais OPG propose de racheter Omega Pharma pour 200 millions de francs. Yvan Vindevogel veut vendre, Marc ne veut pas. Il rachète donc les parts de son comparse et s’endette, pour cela, à hauteur de 100 millions de francs. Seul patron à bord, il propose très vite à des pharmaciens d’entrer à leur tour dans le capital. Ceux-ci deviennent du coup actionnaires en plus d’être clients et… vendeurs. « En 1994, je l’ai suivi : j’avais confiance », confie un pharmacien qui a largement récupéré sa mise. Le slogan « par les pharmaciens, pour les pharmaciens » est en béton armé. En 1998, Omega Pharma, entre en Bourse. Son patron est le premier Belge trentenaire à franchir ce cap avec son propre groupe.

Au fil des ans, Omega Pharma ne cesse de croître, entre autres via des dizaines d’acquisitions qui se paient souvent en actions, donc sans débourser un sou. Marc Coucke a du flair. D’un naturel prudent, il prend des risques calculés. « Il est pragmatique et brillant : utiliser les marchés comme il le fait, c’est assez rare », analyse Vincent Van Dessel, administrateur délégué d’Euronext Bruxelles. Rigoureux dans la gestion des affaires mais mentalement flexible, ce vendeur-né a compris avant les autres le formidable potentiel du marché des OPC et le principe des constructions capitalistiques. En vingt-sept ans, le chiffre d’affaires du groupe a dépassé le milliard d’euros et plus de 2 500 personnes y travaillent aujourd’hui, dans 35 pays. « Toutes les opérations qu’il a menées étaient dans le timing parfait », souligne Sam Sabbe, ancien directeur financier du groupe.

Marc Coucke est évidemment un bosseur. Il travaille entre autres la nuit, pour ne pas être dérangé. Il n’est pas rare de recevoir de sa part un courriel à 3 heures du matin : c’est un homme pressé. Parfois, le premier repas de la journée qu’il engloutit est celui du soir. « Je suis parti en vacances une fois avec lui alors qu’il négociait une opération de reprise, raconte son ami, l’homme d’affaires Bart Versluys. Il passait le plus clair de son temps à travailler dans sa chambre. On le voyait tout au plus une heure par jour sur la terrasse de l’hôtel. »

Le patron d’Omega Pharma a aussi le don de s’entourer de collaborateurs extrêmement performants, qui se défoncent pour lui et en qui il a toute confiance. Il les réunit régulièrement, les écoute, puis tranche. Le faire changer d’avis n’est pas à la portée du premier venu. Le contredire est risqué, même s’il n’aime pas les gens qui disent toujours oui. C’est lui le patron, avec toute l’autorité que cela suppose. Méthodique et au courant de tout, Marc Coucke sait très bien où il veut en venir. Et il y arrive, parce que rien ne l’arrête. « Il a un côté infantile, observe un de ses amis : quand il obtient le jouet qu’il convoite, il est capable de pousser un cri de joie comme seuls le font les gosses. » Lorsqu’il joue aux cartes avec Albert Frère et le constructeur Joris Ide, il annonce à l’avance le nombre de points qu’il vise. Et quand il y est parvenu, il s’en va…

La fin des dettes

Tacticien si pas visionnaire, Marc Coucke applique aux affaires la logique des échecs : avoir, toujours, un coup d’avance. Il lui est arrivé de se tromper, mais pas souvent, et il déteste ça : il a ainsi perdu quelques millions mal investis dans l’entreprise flamande de panneaux photovoltaïques Enfinity. « Il est nerveux quand ça ne se passe pas comme il veut », relate le dessinateur Kamagurka. Comme en 2008, avec le E-Waves Phone Chip, une sorte d’autocollant prétendument destiné à protéger les consommateurs des ondes de gsm, mais qui ne protégeait en fait de rien du tout. Dans un autre genre, il a lui-même reconnu que c’était une erreur d’avoir fait courir son équipe cycliste sous un maillot rose barré du nom du produit Predictor.

Si Marc Coucke peut piquer de violentes mais brèves colères, nombreux sont ceux qui trouvent très agréable de travailler avec cet homme sociable, plutôt drôle, et qui ne conçoit pas la vie sans amusement. Avec Omega Pharma, on peut dire qu’il se sera amusé jusqu’au bout. Car après avoir sorti le groupe de la Bourse, en 2012, il le cède, il y a quelques mois, au groupe américain Perrigo. Montant de la vente : 3,6 milliards d’euros, dont 600 millions en cash viennent immédiatement remplir ses poches et 600 autres millions lui reviennent en actions. Le voilà milliardaire, tout en restant administrateur délégué. Sa fierté est légitime : toutes les deux secondes, dans le monde, un produit de sa marque se vend. « J’avais promis à ma femme de ne plus avoir de dettes à 50 ans », explique- t-il. Il n’en a plus.

L’argent ne l’a pas changé pour autant. Et il ne travaille pas moins. Mais « il sait ce qu’il vaut et sait aussi qu’il y a beaucoup de profiteurs dans le monde, glisse son camarade Thierry Baetslé. Il forme donc un mur autour de lui pour se protéger, et ses amis, auxquels il est très fidèle, sont triés sur le volet. »

Certes, il pourrait aujourd’hui vivre de ses rentes dans un château. Mais ce n’est pas son genre… même s’il habite un château, à Merelbeke, où les Dali, Permeke et Ensor ornent les murs. Marc Coucke n’a que faire des mondanités, des honneurs et des titres. « Il échappe aux réseaux, qui ne l’intéressent pas du tout, relève un financier. Comme Albert Frère, il ne rentre pas dans la Belgique des convenances, pataude et patricienne. Il se joue du système et prend des voies différentes. » On ne sait pas non plus le classer politiquement, même s’il fut jadis membre des étudiants libéraux. « Il est très proche de la plupart des hommes politiques, signale l’homme d’affaires wallon François Fornieri. Mais il est inclassable. »

Cet amateur de Coca-Cola ne sera donc pas rentier parce qu’il lui est vital d’être toujours occupé et qu’il tient à partager sa réussite. « Il y a une responsabilité sociétale évidente chez lui », affirme Vincent Van Dessel. Et puis, tout l’intéresse : le rock, la médecine, l’art, le sport, les jeunes entrepreneurs de demain. Depuis la revente d’Omega Pharma, il a donc investi dans le groupe immobilier Versluys, la start-up MiDiagnostics, le groupe wallon Mithra, Ecuphar (santé animale) et le bracelet-alarme gantois Embracelet.

Auparavant, sans que l’intéressé ne le lui demande, il avait préparé un business plan pour le dessinateur Kamagurka. « Pendant un an, j’ai peint chaque jour pour ses clients, déclare Kamagurka. Ce n’est pas un mécène, il y a une partie « business » évidente dans ce qu’il a fait. Mais c’est une façon très moderne d’envisager l’économie de l’art. »

Le Gantois investit aussi dans le sport. Depuis les années 2000, Omega Pharma est devenu sponsor de plusieurs équipes cyclistes, profitant de ce canal pour faire sa promotion. Ainsi avec les produits de nutrition sportive Etixx, dont le nom figure sur les maillots de « ses » coureurs présents au Tour de France, et que tout le peloton consomme désormais. Cette année, l’équipe de ce patron qui, chez lui, a accroché son vélo au mur pour en faire un portemanteau, a brillamment entamé la Grande Boucle.

Shampoing obligatoire

En 2013, il s’est aussi porté au secours du club de football KV Ostende, en devenant son actionnaire principal. « Il gère Ostende comme Omega Pharma », témoigne son frère Guy. Le club est un précieux outil de relations publiques. Lors des matches d’Ostende à domicile, des dizaines de pharmaciens sont invités. Les seuls shampoings admis pour les joueurs sont ceux d’Omega Pharma. Le business se cache dans les détails… Marc Coucke lorgne désormais du côté du club de foot de Lille, dont il est devenu actionnaire minoritaire.

Sans oublier que l’atypique milliardaire est désormais en passe de devenir co-propriétaire du parc animalier d’Eric Domb, Pairi Daiza.

Pour autant, ce quinqua très sérieux en affaires ne se prend guère au sérieux ailleurs. Il est le premier à pousser la chansonnette, avec un bonheur sonore relatif. Seul ou avec d’autres : n’a-t-il pas invité le groupe Slade chez lui, pour ses 50 ans ? Amateur de grands vins et de petites bières, il aime la bonne cuisine. Mais « il va parfois acheter un demi-poulet, qu’il mange à deux heures du matin », rapporte Luc Devroe, directeur sportif du KV Ostende.

Bref, c’est un milliardaire populaire, qui est aussi très famille. Hyperprésent sur les réseaux sociaux, dont il joue avec délectation, il raffole des médias : vainqueur de MasterChef, en 2012, sur VTM, il est capable de se déguiser en banane sur un plateau de télévision et de faire chanter Aline à tout le public de l’émission sportive La Tribune, sur la RTBF. C’est son côté vedette, attiré qu’il est par la lumière des projecteurs. « Il aime être admiré », souligne l’Ostendais Jean-Marie De Decker. Et surprendre, ce qui fait de lui un excellent client pour les médias, même s’il n’a pas souhaité répondre aux questions du Vif/L’Express. Ses tweets participent à sa popularité, dont celui-ci : « Quelle chance : le premier selfie réalisé avec le roi Philippe ! Juste au moment où il répondait : « Normalement, je ne le fais jamais »… »

Ses goûts particuliers en matière vestimentaire font aussi sa gloire, habitué qu’il est aux tenues excentriques et aux chaussures improbables. « Il lui arrive d’être habillé en salle de bains bleue », sourit un de ses amis. Bref, il faudrait l’inventer s’il n’existait pas. Mais qui aurait assez d’imagination pour y penser ?

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