François De Smet

De Durban à la place du Trône: quatre propositions pour s’emparer de notre mémoire coloniale (carte blanche)

François De Smet président de DéFI 

Le président de DéFi estime qu’il est « temps d’affronter et de digérer le passé ». Et formule des idées pour y arriver: commission parlementaire, cursus et plaques explicatives, mémorial à la décolonisation.

Le 3 septembre 2001, je débarque à Durban, en Afrique du Sud, à la Conférence mondiale contre le racisme des Nations-unies, à laquelle j’ai la chance de participer. J’ai alors 24 ans et suis envoyé sur place par mon employeur de l’époque, le ministre-président de la Communauté française pour intégrer la délégation de la Belgique conduite par Louis Michel, ministre des Affaires étrangères.

Jeune attaché inexpérimenté jeté dans le chaudron onusien, je suis rapidement frappé par la virulence et la sensibilité des débats. C’est alors pour moi, depuis ma conception juvénile et pleine de bonne volonté, une vraie surprise : le racisme n’est pas un concept consensuel et universel. De chaque coin du monde, les délégations viennent avec leurs revendications, leurs bonnes pratiques, mais aussi leurs définitions du racisme qui, en règle générale, accable un auteur qui est coupable de discriminations et les a rendus victimes. Car en général, le raciste, c’est surtout l’autre.

Le fossé le plus grand était celui, béant, qui apparaissait entre pays du Nord et pays du Sud. Nous, pays du Nord, venions pétris d’entrain et de bonne conscience, les valises remplies de bonnes intentions, d’expériences positives issues des années 80 et 90 du style badges « touche pas à mon pote », de lois contre le racisme et de lutte contre les discriminations – et très peu munis de la moindre once de culpabilisation. Les pays du Sud, eux, venaient majoritairement avec des demandes d’excuses et de réparations pour la colonisation et l’esclavage. Des mondes de différence et qui, à ma connaissance, ne s’étaient jamais confrontés aussi directement avant Durban.

Car pour les pays du Nord, le racisme était un mal universel, qu’il était possible de combattre par la loi et quelques bonnes pratiques. Pour les pays du Sud, le racisme était structurellement lié à un contexte : il fallait bien être raciste pour traiter des êtres humains comme des esclaves ou comme des êtres dont le pays pouvait être pris et exploité.

Et le problème, c’est que les uns et les autres avaient raison. C’est précisément la cause du grand malentendu que nous vivons aujourd’hui.

Chacun sait comment la conférence se conclut : avec le retrait de quelques pays tels les Etats-Unis et Israël (qui ne pouvaient tolérer les tentatives de voir le sionisme assimilé au colonialisme et au racisme), avec l’adoption d’une Déclaration de Durban, notamment grâce aux efforts acharnés du ministre belge des affaires étrangères, dont le pays assurait aussi la présidence tournante de l’Union européenne… et par un plan d’action qui n’a jamais été réellement mis en application.

Et pour cause. Trois jours après la fin de la conférence, alors que chacun était revenu chez lui, quatre avions de ligne transformés en missiles allaient durablement faire basculer le monde dans un clash des civilisations à la Huntington. Il ne sera plus jamais possible de parler de racisme de manière ouverte et non instrumentalisée. Jusqu’à ce jour.

Avec le recul, ce questionnement sur le racisme, l’identitaire m’a toujours accompagné depuis lors : dans le monde associatif antiraciste, puis au Centre pour l’égalité des chances, puis comme directeur d’une association d’aide en milieu ouvert (AMO), puis comme directeur de Myria. C’est aussi ce qui forge en partie mon engagement politique : comment parvenir à concilier l’exigence universelle de lutte contre les discriminations, qui n’est que l’autre facette de l’offre de chances égales à chacun, tout en reconnaissant des causes structurelles ? Comment combattre le racisme sans céder aux replis communautaristes et identitaires ? Comment, en un mot, faire société dans un univers où les opinions se radicalisent et où les politiques les plus en vogue surfent sur l’identité, la migration pour faire passer des messages victimaires où, quel que soit le camp, « on » est toujours menacé par « l’autre » ?

Presque vingt ans plus tard, le racisme est toujours présent dans nos pays du Nord. Malgré un nombre important d’actions réalisées en la matière. Car il est faux de dire que rien n’a été fait. Légalement, le gros du travail a été abattu : l’incitation à la haine raciale et la discrimination sont interdites, des peines aggravantes sont prévus, et des dispositifs de lutte contre les discriminations les plus lourdes, à l’embauche par exemple, ont été mises en place. S’il reste évidemment quelques chantiers, les grands textes nécessaires sont là. De nombreux pouvoirs publics sont aussi actifs, comme la Région bruxelloise, sur la lutte contre discrimination à l’embauche, domaine dans lequel ma formation s’est considérablement investie. Mais voilà : on est bien obligés de se rendre compte qu’une loi ne suffit pas à vaincre le racisme parce qu’il se joue en grande partie dans nos têtes, nos comportements, nos attitudes et qu’on ne peut pas – et c’est en un sens très heureux – formater la pensée des individus.

Pour déconstruire le racisme, il est exact que l’approche universaliste, même si elle est indispensable, ne suffit pas. Chaque pays doit, en plus, vaincre les démons de son passé. Pour les Etats-Unis, cela concerne l’esclavage des Noirs et la quasi-extermination des Amérindiens, les deux piliers honteux sur lesquels est bâti ce pays pourtant à bien des égards si extraordinaire. Pour la France, c’est le poids de la longue colonisation algérienne et de la douloureuse guerre d’indépendance. Et pour la Belgique, qu’on le veuille ou non, c’est le passé colonial au Congo. Notamment parce que, parmi nos concitoyens d’origine étrangères, ceux d’origine sub-saharienne figurent parmi ceux les plus durement touchés par la discrimination.

Ce passé, il est temps de l’affronter et de le digérer. Sans plus perdre de temps, mais sans non plus de précipitation. Non, nous ne connaissons pas assez l’histoire de la colonisation belge au Congo. Il est faux de dire que le sujet serait absent des cursus scolaires. Mais pourtant, les faits sont là : la plupart des citoyens n’ont pas de vision du sujet en sortant des études. Je n’en ai moi-même aucun souvenir scolaire marquant. Nous sommes assez nombreux dans ce cas et en soi, ce n’est pas normal. C’est d’autant moins normal que la connaissance historique, stricto sensu, ne pose pas de polémique particulière : les faits sont connus, traités, illustrés. Mais une sorte de chape de plomb sépare ces connaissances historiques du grand public. Cette ignorance généralisée explique en large partie nos difficultés actuelles. Il manque visiblement un trajet, suivi d’un acte fort, et qui doit être de nature politique.

Pour s’emparer réellement de notre mémoire coloniale, je formule quatre propositions. Certaines sont déjà lancées dans l’espace public ; d’autres sont pleinement originales.

  • Mettre sur pied une commission parlementaire spéciale sur la colonisation belge au Congo, qui aura un objectif précis : le passé colonial belge doit-il amener notre pays à présenter des excuses ? Même si ma conviction personnelle est que la réponse est « oui », il faut que ces éventuelles excuses soient le fruit d’un travail inscrit dans le temps, et non le fruit d’une improvisation jetée trop vite pour tourner une page. Quelques semaines où, sans réécrire l’histoire, les parlementaires déterminent le rôle et la responsabilité de notre pays. La commission « réconciliation » proposée par le président de la Chambre pourrait parfaitement remplir ce rôle.
  • Faire de l’histoire de la colonisation un chapitre important de notre cursus programmatique. Ainsi, tant qu’on y est, de l’histoire de l’immigration, qui a elle aussi contribué à notre pays et nourrira bien des représentations. Ces thèmes y sont déjà, abordés, certes. Mais visiblement pas suffisamment pour que percole une vision claire au sein de la population.
  • Laisser les statues de Léopold II, en les accompagnant partout d’un explicatif clair relatant la vérité historique et qui contextualise la figure de ce roi.
  • Eriger un monument aux victimes de la colonisation dans un endroit important et visible de l’espace public. J’insiste : pas sur une petite place discrète, mais dans un lieu fort et emblématique. Et ce, en concertation avec les historiens et les associations de Belges afro-descendants se battant pour la reconnaissance de cette page de notre histoire.

Le débat se focalise fortement sur les statues d’un roi. Il est normal que le débat se pose, et il convient de ne pas le rejeter d’un revers de la main. Je ne crois pas que la réaction appropriée soit le « nettoyage mémoriel » de l’espace public. C’est une constance, certes, que le présent veuille nettoyer le passé avec ses propres valeurs, au point de vouloir en éradiquer les symboles. Je peux la comprendre. Comme je comprends la colère jamais reconnue. Mais nous pouvons mieux faire pour la rencontrer.

Ce qui crée la tolérance, c’est la conscience que rien n’est donné mais que tout se construit. Triste société que celle qui se lisse en permanence pour ne garder aucun témoignage de son passé, fut-il le plus contestable au regard de ses valeurs actuelles ; car cette société se prive à la fois d’un vaccin et d’un thermomètre.

Car pour être franc, l’idée qu’un enfant me demande un jour : « Pourquoi Tintin il parle comme ça aux Noirs ? », en lisant Tintin au Congo, ça me plaît. L’idée que mon neveu me demande, « C’est quoi des colonies ? » en passant rue du même nom en revenant du Musée de la BD, ça me plaît. L’idée qu’on s’arrête devant une statue de Léopold II assortie d’un tableau explicatif, ça me plaît. Et l’idée qu’on s’arrête aussi devant un monument érigé aux victimes, universelles, de la colonisation, de l’esclavage, et de l’exploitation de l’homme par l’homme, ça me semble nécessaire.

Ça permettra à chaque fois une belle et essentielle discussion, là où une éradication des symboles, elle, risque de faire disparaître dans les affres du temps la mémoire de nos colères aussi vite qu’un tweet sur la toile cirée.

Les quatre mesures que nous proposons permettent, je le pense sincèrement, de conserver la mémoire sans oublier l’histoire. Nous avons un rendez-vous qui nous est fixé de longue date ; le fait qu’il nous soit amené par un événement extérieur, telle la mort de George Floyd, ne nous exonère pas de l’honorer.

François De Smet

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