Roger Talpaert

Coronavirus: la perplexité d’un nonagénaire

Roger Talpaert Licencié en Sciences Politiques

« En particulier, les personnes âgées…  » A longueur de journées, sur tous les supports. A 91 ans je dois en être. Alors, il faut peut-être que je m’exprime, moi aussi. Car pour tout dire, je reste perplexe devant le déroulement de l’actualité.

Non pas pour rejoindre les partisans de régimes autoritaires qui tous (ou presque) au départ ont tenté de minimiser. Mais devant la tyrannie des chiffres ont changé de registre et prennent les mesures nécessaires tout en s’efforçant de tirer profit de la situation pour renforcer leur emprise. Et au passage faire montre d’exemplarité face à la communauté internationale.

Et puis il y a tout ceux, globalement de bonne foi, qui ont été pris au dépourvu et devant la virulence de la pandémie, se sont retrouvés avec un système de soins au bord de la rupture et des pénuries de matériel et médicaments inadmissibles. Ils semblent, non sans peine et dégats, en position de maîtriser la situation, pour autant que la coopération et le soutien d’une majorité de la population leur reste acquise. Avec quelques-uns qui, comme la Corée du Sud, ont pris une longueur d’avance et espèrent que cela va leur épargner le pire, à l’heure des séquelles socio-économiques.

Dans notre petit pays de cocagne, patrie de Magritte, d’Ensor et de Breughel, mais aussi du père Damien et de Jacques Brel on a su, comme d’habitude in extremis, convertir le surréalisme et l’exubérance de notre folklore politique en action réfléchie et mesures raisonnables. Avec des erreurs et accros, mais en bonne transparence quand même. Au point de risquer des comparaisons faussées et des fantasmes qui génèrent la panique.

Grand âge. Je parle de ce que je connais. Le fatal trépas, rendez-vous de tout le monde, a beaucoup reculé depuis un bon siècle, Mais il est toujours là. C’est même notre seule certitude ici-bas. Alors, quelques mois ou années en plus ou en moins….pour la personne concernée et ses proches une réelle peur, parfois un drame. Mais pour la société, une brusque accélération des décès de personnes âgées n’est pas la fin du monde. Et se produit d’ailleurs en d’autres occasions : canicule, grippe saisonnière et autres calamités. Et rien de comparable aux terribles épidémies d’un passé plus lointain.

Ce qui fait fort mal en l’occurrence c’est que les autorités n’ont pas su ou pu en temps voulu prendre les précautions nécessaires en matière de structures de soins, de personnel formé et de stocks de matériel. Alors que le danger de méchantes épidémies virales est connu depuis des décennies. Résultat : un grand nombre de décès dans des conditions pénibles et indignes. Je ne jette la pierre à personne : la gouvernance est une mission difficile et ingrate. Je me demande simplement si, une fois l’orage passé, notre appareil politique saura tirer les leçons de nos présents malheurs et comment. C’est toute la question.

Parfois un peu déconcertant, cet appareil politique belge . Mais je m’insurge avec force contre tout dénigrement, trop facile autant qu’injuste, de ces hommes et femmes, toutes tendances confondues, qui, j’en suis sûr, sont convaincus de bien faire. Et se dépensent sans compter. Mais n’arrivent que difficilement à s’élever au-dessus du niveau des pâquerettes.

Sous les coups de boutoir de la pandémie, le nécessaire est fait dans notre pays et, en toute objectivité, me semble bien fait malgré la précipitation. Mais la tentation de manoeuvres douteuses, de reniements de la parole donnée, de mises en valeur personnelle excessive, de traquenards tendus à l’adversaire (j’en passe et des meilleures) est bien là, à peine dissimulée, face au défi socio-économique qui nous attend et alors que la bataille sanitaire est encore loin d’être gagnée. Y aura-t-il, comme ce fut le cas quelques fois dans notre passé, un homme (ou une dame !) d’état qui réussit à hisser le système politique belge vers des compromis efficaces et acceptables pour tous ? Gabarit Théo Lefèvre ou Jean-Luc Dehaene. A ce stade, on ne peut que l’espérer vivement. Sinon il faudrait craindre le pire.

Que pareil petit miracle – convertir une calamité en source de progrès – puisse advenir dépend pour une bonne part aussi, de la qualité de l’information offerte aux citoyen(ne)s. Les politiques le savent bien, mais oublient parfois que l’excellence dans l’action devrait toujours venir en premier, quoi qu’il en coûte. Une information mensongère ou irresponsable, même bien intentionnée, fait des ravages. De la part de scientifiques aussi d’ailleurs. Ils en sont heureusement, en général, bien conscients.

Les premiers concernés, professionnels de la presse écrite, parlée et/ou visuelle ont la vie dure ces temps-ci : ils ont pour métier de vérifier et évaluer une avalanche bigarrée d’évènements et déclarations, sous une grande pression de temps (le primeur fait vendre) et d’appétit de sensationnel démesuré. En distinguant bien de l’opinion qu’ils peuvent en avoir tout ce qu’ils ou elles rapportent. Une performance que je salue avec le plus grand des respects, même si les ratés sont manifestement encore trop nombreux. Et le penchant pour un excès de reportages et interviews qui n’apportent pas grand-chose vraiment gênant.

Le dernier motif de perplexité qui me travaille est peut-être le plus fondamental : la difficile solidarité européenne. Elle dépasse de loin la seule pandémie qui la met cruellement en évidence. Chaque pays, chaque région, chaque ville même est redevable de protection à ses propres citoyens qui, surtout quand la peur s’en mêle, ont beaucoup de mal à accepter le moindre partage et, comme les tortues, se retirent prestement sous leur carapace. Un penchant que certains courants politiques n’hésitent pas à exploiter à fond.

Or, il est des questions qui échappent totalement au mythe des frontières surtout depuis que le monde, grâce à la technologie, se présente en véritable peau de chagrin. Une suffisante maîtrise du climat et respect de la planète qui s’impose d’évidence en fournit le meilleur exemple : de conférence en conférence des résolutions, minimales, sont adoptées et prestement trahies par les uns et les autres. L’Union Européenne, pour autant que suffisamment forte et soudée, peut espérer débloquer la situation.

Il en va de même dans quelques autres domaines-clé de notre avenir. L’Europe ne les influencera pas tous. Ce qui est certain c’est qu’aucun des pays européens, moyens ou petits ne pourra, isolé, en influer le cours de façon significative. Alors que, dans l’Union, les engagements sur base d’unanimité sont pénibles et aléatoires. Dans la classe politique européenne nombreux sont ceux qui ont compris que la souveraineté dans certains domaines, bien circonscrits, doit définitivement être déposée dans le panier de notre Nation Europe commune. Mais tous n’osent pas encore le dire.

Parce que l’Europe des coeurs n’est pas encore advenue. Alors que son apport pour protéger et soutenir les citoyens en matière de justice, éducation et santé notamment est énorme. Mais souvent très technique. L’attitude frileuse de pays constituants de l’Union à l’égard d’autres plus touchés et l’impossibilité, pour la Commission d’agir seule en ce domaine, ont terni l’identité européenne ressentie. J’espère vivement que la sortie de confinement, le réveil de l’économie avec la guérison sociale qui devrait l’accompagner feront émerger l’Europe des coeurs et la solidarité accrue qu’elle implique. Parce que c’est crucial pour notre avenir.

Pas tellement le mien, pandémie ou pas. Mais « Les olives sont éternelles »(*) et j’ose espérer que mes enfants, petits-enfants et arrière petits enfants – et les générations qui sont les leurs – en jouiront pleinement.

(*)Laurent Gaude dans Le Soleil des Scorta

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