Comment remédier aux failles de notre sécurité alimentaire ?
Le scandale des oeufs contaminés met en évidence les dysfonctionnements du système mis en place il y a dix-sept ans, après la crise de la dioxine. Et place le monde politique devant ses responsabilités.
Le scandale des oeufs contaminés au fipronil ébranle le gouvernement fédéral au coeur de l’été. Et soulève de sérieuses questions en matière de sécurité alimentaire. Au-delà des controverses ponctuelles sur les doses prélevées de cet insecticide interdit ou des perquisitions menées dans les entreprises concernées, qui ont transformé la saga en affaire criminelle avec l’arrestation des patrons de Chickfriend, la société qui produit le fipronil, ce nouveau dysfonctionnement révèle les failles du système mis en place après la crise de la dioxine, il y a dix-sept ans. » Le MR aimerait bien nous maintenir dans l’idée du « circulez, y’a rien à voir », mais il reste de nombreuses questions sans réponses « , insiste Jean-Marc Delizée (PS), président de la commission parlementaire de l’agriculture et de l’économie. » Cet incident grave montre que l’on arrive aux limites du système agro-industriel actuel « , souligne Jean-Marc Nollet (Ecolo), chef de groupe à la Chambre. Voici les quatre grands chantiers ouverts par ce feuilleton préoccupant pour notre santé.
1. Déterminer les responsabilités politiques
La première commission parlementaire consacrée aux oeufs contaminés, mercredi 9 août, a permis de cerner davantage l’agenda de la crise. Mais elle laisse deux grandes questions sans réponses. Tout d’abord, depuis quand le fipronil est-il utilisé en Belgique pour combattre le pou rouge dans un certain nombre d’entreprises et, question connexe, a-t-il contaminé d’autres produits dans la chaîne alimentaire, sans qu’on ne le sache ? La première notification d’un contrôle positif à ce polluant a été reçue le 2 juin dernier par l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca). Auparavant, il ne figurait pas dans la liste des produits à contrôler. Or, des informations font état de la présence potentielle du produit incriminé en Belgique depuis mai 2016, au moins. » Nous ne travaillons que sur la partie immergée de l’iceberg « , regrette Jean-Marc Nollet.
Ensuite, pourquoi l’information relative à cette contamination a-t-elle mis tant de temps à être communiquée au grand public ? L’Afsca a tout d’abord tardé à informer son ministre de tutelle, qui était encore Willy Borsus (MR), devenu depuis ministre-président wallon, à la suite du changement de majorité à Namur. La première notification n’a eu lieu que le 24 juillet. Trois contre-expertises avaient pourtant démontré la contamination dans une entreprise, depuis des semaines. » Le prétexte invoqué par l’Agence, selon lequel il y avait un instruction judiciaire, ne tient pas la route « , clame Jean-Marc Delizée.
Willy Borsus demande à l’Afsca un rapport, qui lui est remis le 25 juillet. Le gouvernement fédéral n’informe pourtant l’opinion publique d’une crise sanitaire potentielle qu’une dizaine de jours plus tard, après que l’Allemagne a tiré la sonnette d’alarme. Le nouveau ministre de l’Agriculture, Denis Ducarme (MR), demande alors à l’Afsca un nouveau rapport circonstancié, qui lui est remis le 8 août, avant d’être transmis le lendemain aux parlementaires. Mais la première version du 25 juillet, elle, n’a jamais été communiquée. » Le fait de ne pas transmettre ce rapport, bien que nous l’ayons demandé, crée la suspicion « , estiment en choeur Jean-Marc Delizée et Jean-Marc Nollet. Quel était le degré d’information de Willy Borsus ? A-t-il suffisamment pris la mesure des informations qui lui avaient été transmises ? » Ou était-il trop préoccupé par son mercato d’été vers le gouvernement wallon ? » ironise Jean-Marc Delizée. » Quand on parle de responsabilité politique, on pense tout de suite à une démission, précise Jean-Marc Nollet. N’allons pas encore jusque-là. Mais nos questions sont légitimes et l’absence de réponses interpelle. » Le MR a refusé que Willy Borsus soit entendu en commission, parlant d’un acharnement de l’opposition digne d’une » politique politicienne « .
Le chef de file écologiste pointe aussi trois autres sources potentielles de responsabilité politique. Tout d’abord, le ministre sortant Willy Borsus n’a pas réagi au rapport de la Cour des comptes, publié en mars dernier, qui épinglait le manque de supervision de l’Afsca sur le système d’autocontrôle des acteurs du secteur agroalimentaire. Ensuite, Test-Achats a rappelé que la dotation de l’Agence avait été réduite de 18 % sous cette législature. Enfin, dénonce Jean-Marc Nollet, la tutelle sur l’Afsca, au moment de sa création, relevait du ministère de la Santé. A la demande de Sabine Laruelle, en 2008, elle est passée au ministère de l’Agriculture. » Un changement qui n’est pas neutre, relève Jean-Marc Nollet. Il est révélateur de la logique dans laquelle s’inscrit l’Afsca, qui est de protéger le système tel qu’il existe aujourd’hui. »
2. Améliorer le fonctionnement de l’Afsca
Pierre angulaire du système créé après la crise de la dioxine, au début des années 2000, l’Afsca se trouve en ligne de mire. Le 3 août, le ministre Denis Ducarme publie un tweet affirmant qu’il est » en contact avec l’Afsca, qui gère efficacement la situation « . Avant de tenir des propos un peu plus critiques au sujet de la communication de l’Agence, au fil du développement des informations dans les médias. » Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, tempère Jean-Marc Delizée. L’Agence est un outil indispensable pour prévenir et accompagner les crises sanitaires dans l’alimentation. Mais dix-sept ans après, il est temps de se pencher sur l’amélioration de son fonctionnement. Et de veiller à l’adéquation entre ses missions et les moyens qui y sont consacrés. »
» C’est le logiciel même de l’Afsca qui doit être repensé « , soutient pour sa part Jean-Marc Nollet. Le chef de groupe Ecolo pointe en premier lieu la communication déficiente de l’Agence. » Ils n’ont pas voulu faire de déclarations susceptibles de déclencher une crise, constate-t-il. Mais le risque, alors, c’est de rendre la crise plus grave encore lorsqu’elle est dévoilée. Ce travers avait déjà été constaté lors du scandale de la viande de cheval dans les lasagnes. » Le parlementaire s’étonne aussi du fait que l’Afsca s’est contentée, dans un premier temps, de circonscrire les expertises à l’entreprise au sein de laquelle des traces de fipronil avaient été découvertes, sans tenter de savoir si la crise était plus large. Une logique trop conservatrice.
Philippe Duvivier, président de la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs, dénonce, lui, la tendance de l’Afsca à protéger l’industrie agroalimentaire. » Cette crise prouve qu’il y a deux poids deux mesures dans le traitement des dossiers par l’Afsca. Dès que l’Agence a un doute sur la production d’un petit producteur, elle demande l’arrêt immédiat de toute la production au nom du principe de précaution. » Des critiques balayées d’un revers de la main par l’Agence : selon son porte-parole, on n’empêchera jamais un fraudeur de tenter de tromper le système, et seules les qualités de contrôle de l’Afsca ont précisément permis de le détecter. Une argumentation qui n’empêche pas les critiques de gonfler.
3. Contrer le cynisme de l’industrie agroalimentaire
La grande question sous-jacente à cette crise concerne la qualité de ce qui se trouve dans notre assiette et le modèle de production de notre alimentation. La pression à la baisse sur les prix incite-t-elle des producteurs sans scrupules à utiliser tous les moyens pour produire tant et plus ? » Notre modèle agro- alimentaire est beaucoup trop fragile et dès lors vulnérable, ponctue Jean-Marc Nollet. Une entreprise basée en Roumanie et un intermédiaire belge peuvent à eux seuls mettre tout le marché des oeufs sens dessus dessous. Il faut changer de système et mener une transition vers une agriculture plus écologique. Mais cela ne se fera évidemment pas du jour au lendemain… » Cette nouvelle crise fait toutefois monter la cote du bio et donne un coup de fouet aux partisans du circuit court ou du retour à la ferme. Un début.
Le sujet est toutefois sensible sur le plan communautaire dans notre pays où l’agriculture, largement régionalisée depuis une quinzaine d’années, présente un profil singulièrement différent en Flandre, où les grandes entreprises dominent et, en Wallonie, où l’on privilégie les plus petites exploitations. Un constat relayé par Carlo Di Antonio (CDH), ministre wallon de l’Environnement. » Rappelez-vous les épisodes de la tarte au riz ou du fromage de Herve, dit-il au Soir. L’Afsca met la pression sur un secteur qui n’a jamais posé de problème majeur à l’exception d’une indigestion de temps en temps. Les règles engendrent une obligation de moyens qui rendent l’équation économique impossible : quand on doit investir 25 000 euros pour transformer un peu de lait en yaourt ou fromage, ça ne va pas. Les exigences surfaites, appliquées de façon tatillonne, ont amené la disparition de nombreux artisans. L’Afsca est une entrave au développement de projets agroalimentaires de petite et moyenne ampleur. » » Au niveau agricole, nous sommes effectivement dans une Belgique à deux vitesses « , acquiesce Jean-Marc Delizée.
4. Renforcer la coopération européenne
La crise des oeufs contaminés a enfin révélé un manque évident en matière de coopération européenne. Jugez donc le désordre : l’Allemagne a tiré la sonnette d’alarme, la Belgique a rejeté la faute sur les Pays-Bas, qui ont réfuté, la France a exprimé son inquiétude, des pays aussi différents que le Royaume-Uni, le Danemark ou la Slovaquie – dix-huit en tout ! – ont découvert chez eux des oeufs pollués au fipronil. Après les errements de la première heure, le ministre Ducarme s’est employé à rassurer ses collègues, à échanger les informations. Mais il faut de toute évidence resserrer les boulons.
La Commission européenne a convoqué une réunion pour tirer les leçons de ce chaos et s’est dit » prête à engager avec les Etats membres une discussion politique pour voir comment améliorer le système « . » Tout cela ne peut être résolu que par davantage d’Europe, considère Jean-Marc Nollet. On pourrait par exemple envisager la création d’une Agence européenne de sécurité alimentaire, qui serait chargée de coordonner le travail des agences nationales. »
La crise des oeufs contaminés a peut-être profité du creux de l’été pour prendre une telle ampleur médiatique. Elle n’en pose pas moins de lourdes questions susceptibles de nourrir l’agenda politique des prochains mois.
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