Frédéric Pivetta et Sébastien Deletaille © FRANKY VERDICKT

Comment le gouvernement utilise-t-il les données télécom de nos 10 millions de GSM?

Kristof Clerix
Kristof Clerix Rédacteur Knack

Ils savent que les restrictions de mobilité sont les mieux suivies à Baerle-Duc, et ils disposent d’un système prêt à avertir les citoyens lorsqu’ils entrent dans une zone à risque. Entretien avec Sébastien Deletaille et Frédéric Pivetta, le duo qui analyse nos données télécom pour le compte du gouvernement Wilmès.

Les entrepreneurs tech belges Sébastien Deletaille (35 ans) et Frédéric Pivetta (47 ans), analysent jour après jour les données télécoms de tous les Belges afin de cartographier nos déplacements. Tous deux titulaires d’un diplôme d’ingénieur commercial, ils se sont rencontrés, il y a douze ans, au cabinet de conseil McKinsey avant de fonder leurs entreprises spécialisées dans le traitement de big data.

Lors de la l’épidémie Ebola en Sierra Leone et au Libéria en 2015, ainsi que celle du virus zika au Brésil en 2018, Deletaille et Pivetta ont conseillé les autorités locales. Ils ont ainsi acquis une expérience utile sur l’utilisation des données de télécom dans la lutte contre les virus. Ces connaissances sont désormais également utiles en Belgique. « Nous déplorons que la Belgique n’applique pas des pratiques numériques éprouvées ailleurs », écrivaient-ils dans une carte blanche publiée par L’Écho. C’était le 11 mars, une semaine avant le confinement.

Proximus, Orange et Base ont immédiatement réagi et expliqué qu’ils étaient prêts à mettre leurs données télécom à disposition. Munis d’un mandat du gouvernement belge et du feu vert de l’Autorité de protection des données, les trois opérateurs de télécommunications ont conclu des contrats avec Dalberg Data Insights, la société de Pivetta où Deletaille est conseiller. Depuis lors, le duo envoie un rapport hebdomadaire au gouvernement avec ses principales conclusions.

Ces six dernières semaines, vous avez analysé nos mouvements sur la base de données de télécom. Y a-t-il des conclusions surprenantes à en tirer?

Sébastien Deletaille : A partir des données télécoms, nous établissons une carte des mouvements entre les 1190 codes postaux belges. Cela donne un bon aperçu de la mobilité générale en Belgique, et c’est important pour lutter contre la propagation du virus. Ce qui me frappe le plus, c’est que la côte se distingue vraiment comme une région où il y a encore beaucoup de mobilité.

Frédéric Pivetta : Mais les Belges qui vont à la côte ne viennent pas de loin. Ce sont des habitants de la région.

Deletaille : En Flandre-Occidentale, les déplacements à la côte continuent apparemment à faire partie des loisirs, même à l’ère du coronavirus. Dans les environs de Bruxelles, on voit des excursions à Tervuren, Overijse et dans la forêt de Soignes. Les parcs attirent les gens. Et on retrouve donc la même dynamique à la mer.

S’agit-il bien de déplacements essentiels ?

Deletaille : Si c’est pour faire du sport ou se promener, il n’y a pas de souci.

Pivetta : Mais il faut aussi combiner les données sur la mobilité à la côte avec d’autres informations, comme la pyramide des âges. Vous pouvez alors vous poser la question suivante : quel est l’endroit le plus dangereux où l’on continue à voir cette mobilité ? À la côte ou ailleurs ?

Poser la question, c’est y répondre. De nombreuses personnes âgées vivent à la côte. C’est donc un problème.

Pivetta : Pas nécessairement. Il est important que les gens observent des mesures telles que la distanciation sociale.

Observez-vous aussi un effet Ardennes dans les data télécom ?

Deletaille : Pas du tout. Les Ardennes attirent généralement les habitants de la Flandre orientale ou les Bruxellois qui veulent prendre l’air. Mais dans toute la Belgique, nous constatons que les voyages de longue distance – des voyages de plus de quarante kilomètres – ont presque complètement disparu. Entre début mars et fin avril, on constate une baisse de 99 %.

Et les déplacements plus courts?

Deletaille : Les déplacements entre cinq et quarante kilomètres ont été réduits de moitié au cours de la même période. Et les trajets de moins de cinq kilomètres ont diminué d’un quart.

Pivetta : Les données ne disent rien sur ce qui se passe à l’intérieur d’un code postal. Il est possible que nous nous concentrions sur ce point dans une prochaine phase. Nous étudions actuellement la manière dont cela peut être fait, car nous voulons évidemment respecter strictement la loi. Le niveau d’anonymat des données doit rester garanti.

Mais les Belges respectent donc vraiment les mesures de confinement?

Pivetta : Ils ont réduit leur mobilité en masse. Début mars, les Belges effectuaient en moyenne 2,7 déplacements par jour en dehors de leur propre commune. Ce nombre est maintenant tombé à environ 1,3 déplacement par jour. Cela représente une diminution de 52 %.

D’une part, on pourrait dire que ce message est positif. D’autre part, je suis personnellement un peu surpris par cette observation. Je m’attendais à une baisse de 70 à 80%. Quoi qu’il en soit, si vous regardez les chiffres absolus : un voyage en dehors de votre code postal par jour, ce n’est pas beaucoup. Moi aussi, je vais tous les jours acheter un pain dans la commune voisine.

Quels sont en termes de mobilité les endroits les plus fréquentés et les plus calmes de Belgique ?

Deletaille : Diegem, Angleur près de Liège et 1000 Bruxelles sont les trois premières villes en termes de nombre de déplacements. C’est à partir de ces communes que l’on observe la plus grande mobilité vers d’autres lieux. Les communes les plus tranquilles sont des endroits dont vous n’avez probablement jamais entendu parler : les villages de Cherain, Villers-devant-Orval, Bande et Grand-Halleux en province de Luxembourg. En cinquième position se trouve Meensel-Kiezegem dans le Brabant flamand. C’est là que nous constatons le plus faible nombre de déplacements en dehors du code postal – en moyenne même moins d’un par jour.

Alken, dans le Limbourg, a été le plus durement touché par le coronavirus. Que nous apprennent les données télécom de cette région ?

Deletaille : La région autour de Hasselt et Saint-Trond est l’une des zones où la mobilité a le plus diminué. C’est une bonne nouvelle : elle montre que les gens adaptent leur comportement, parce que l’on y a identifié un foyer de contagion. Malheureusement, nous voyons aussi d’autres zones au taux de contagion élevé où les habitants n’ont pas adapté leur comportement au niveau de la mobilité.

Où?

Deletaille : Nous avons donné cette information au gouvernement, mais nous ne la rendons pas publique. Nous travaillons avec un comité éthique très sensible au risque de stigmatisation. Nous n’allons donc pas clouer ces communes au pilori comme les mauvais élèves du pays.

Pivetta : Ne nous focalisons pas sur ces cas extrêmes. En général, nous constatons que dans 99 % des codes postaux belges, les citoyens ont drastiquement adapté leur comportement de mobilité. Dans à peine une dizaine de communes, nous avons constaté que la mobilité s’est accrue pendant le confinement.

Comment est-ce possible?

Pivetta : Nous avons examiné tous ces cas. Dans un cas, l’explication est qu’il y a un hôpital dans cette ville. Bien sûr, vous continuez à voir la mobilité. Dans les autres cas, il s’agit de lieux situés dans de très petites zones rurales, où les habitants n’ont pas d’autre choix que de se déplacer en dehors du code postal.

Qui est le meilleur élève de la classe ?

Deletaille : Baerle-Duc. La mobilité y a diminué de 80% depuis le début du mois de mars. Il s’agit bien sûr d’un cas particulier, car c’est une enclave à la frontière avec les Pays-Bas.

Pivetta : Et comme vous le savez, les frontières sont fermées. Il est donc logique que la mobilité ait autant diminué.

Que nous apportent ces informations?

Deletaille : Au cours des différentes phases de l’épidémie, nous effectuons différents types d’analyses. Après l’annonce du confinement, le gouvernement a voulu savoir si les citoyens respectaient les règles. Nous avons pu démontrer que la mobilité a diminué de manière significative au cours de la première semaine, puis est restée à ce faible niveau. Il n’était donc pas nécessaire de durcir les mesures. C’était une décision très importante du gouvernement.

Et maintenant que les règles seront lentement assouplies ?

Deletaille : Maintenant que nous avons gagné la bataille du premier pic, nos analyses deviennent en fait encore plus importantes. Parce que toute la Belgique va se battre en permanence pour identifier et endiguer les foyers d’infection le plus rapidement possible. Je ne dis pas que nous devrons enfermer les gens, mais si nous constatons qu’il y a une trop forte densité de nouveaux cas dans une certaine zone, nous devrons nous assurer que le virus ne se répand pas. Qu’il n’atteigne pas la Gare centrale à Bruxelles, par exemple, ou d’autres lieux de grande mobilité.

Pivetta : Nous avons également conçu un système permettant d’envoyer des messages via BE-Alert aux téléphones portables des personnes entrant dans certaines zones. « C’est une zone à risque, respectez les mesures d’hygiène. » Le système est prêt. Il ne nous reste plus qu’à appuyer sur le bouton.

Pourquoi ces SMS n’ont pas encore été envoyés ?

Deletaille : Parce que ce n’était pas nécessaire. Et parce que cela n’a pas encore été décidé.

Pivetta : Cela concerne aussi la stratégie de communication. Si vous envoyez de tels messages, vous risquez à nouveau de stigmatiser certaines régions. L’impact économique peut être très important.

Avez-vous remarqué que les Brico ont rouvert leurs portes ?

Deletaille : Non, ce n’était pas visible dans les data.

Pivetta : Mais nous pouvons travailler avec cette question. Nous devrons probablement enrichir les données – surtout maintenant, pendant la stratégie de déconfinement – avec de nouvelles sources de données. Du secteur de la vente au détail, par exemple.

Deletaille : De toute façon, nous avons déjà croisé les données télécoms avec d’autres ensembles de données. Par exemple avec des open data (données en accès libre) sur les infections ou avec des données de Statbel, le Bureau de statistique belge. Prenez des informations sur les ménages intergénérationnels. En Espagne et en Italie, il y a de nombreuses familles où les grands-parents vivent avec leurs enfants et petits-enfants. C’est un cauchemar pour la propagation, car c’est ainsi que l’on mêle des gens très mobiles à des gens qui courent de grands risques. C’est très dangereux. Mais en Belgique également, 16 % des personnes de plus de 65 ans vivent avec au moins une personne de moins de 59 ans.

Pivetta : Et c’est une moyenne. Cela signifie donc que vous avez aussi des extrêmes.

Deletaille : à Bruxelles, un quart des personnes à risques vivent dans des ménages intergénérationnels. Le simple croisement de toutes ces données nous permet d’identifier d’éventuels futurs foyers d’infection.

L’autorité de protection des données a donné le feu vert à votre travail. Mais comprenez-vous que les citoyens s’inquiètent un peu pour leur vie privée ?

Deletaille : Nous ne travaillons qu’avec des données anonymes et agrégées. En outre, nous ajoutons du bruit et travaillons avec des algorithmes qui empêchent l’identification des personnes. De plus, nos employés ont dû souscrire à un code de conduite dans lequel ils promettent de ne même pas essayer d’identifier les personnes.

Pivetta : Nous nous tenons strictement au GDPR- à tout moment.

Deletaille : Nous avons choisi de mettre en place un comité d’éthique, alors que ce n’est pas obligatoire. Mais nous voulons être blindés. Je ne vois pas comment nous pourrions mieux respecter la vie privée. Bien sûr, les gens voient des pays comme la Chine et Israël faire des choses effrayantes, mais je suis très agacé par ceux qui font de fausses déclarations. Par exemple, la Belgique disposerait d’une base de données centralisée contenant des informations sur tous les GSM et sur la façon dont chacun se déplace. C’est complètement faux. D’ailleurs, ce serait illégal. Une autre affirmation erronée est que les données collectées resteront à jamais dans le système. C’est faux. Nous avons signé des contrats qui nous engagent à tout détruire dès que l’épidémie sera terminée.

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