Le château de Ciergnon © Belga

Combien vous coûte l’immobilier royal ?

Kristof Clerix
Kristof Clerix Rédacteur Knack

La Donation royale possède plus de 7500 hectares de terrains et de bâtiments en Belgique qui sont les anciennes propriétés de Léopold II. Bien que les lois stipulent que cette « institution publique indépendante » doit être autonome, tous les contribuables participent à la préservation de ce gigantesque patrimoine. C’est ce que révèle l’enquête Immo Royal.

Voir aussi notre infographie « Les propriétés de la Donation Royale »

Le roi Albert II, le prince Laurent et la princesse Astrid vivent dans de vastes châteaux et villas sans payer un euro de loyer. Ils le doivent au roi Léopold II, qui a fait don de ses biens à l’État belge au début du 20e siècle afin d’éviter que son patrimoine ne soit divisé par les héritages et les divorces. L’État a acquis toutes les forêts, tous les terrains et tous les bâtiments, à condition que les futurs rois en jouissent.

Dès le départ, le gouvernement a insisté pour que la Donation soit autosuffisante. C’est également souligné lorsque la Donation royale est créée en 1930 en tant qu' »institution publique autonome » chargée de gérer, d’entretenir et de préserver les terrains et les bâtiments. Comment est géré le patrimoine royal en Belgique en 2019 ? Qui profite de l’immobilier ? Qui paie la facture ? Et qui est responsable ? Knack, De Tijd, Apache et VRT NWS ont mené l’enquête.

En mai 2018 à Malines, lors de la conférence européenne du journalisme d’investigation, le journaliste norvégien Eiliv Frich Flydal explique comment il a cartographié l’héritage de la famille royale norvégienne. En vertu de la loi sur l’accès du public aux documents, Flydal a pu obtenir des documents montrant que la famille royale norvégienne coûtait plus cher au contribuable que ce qu’on ne le pensait. Les quatre médias belges qui ont assisté à la présentation de Flydal ont immédiatement décidé d’unir leurs forces et de mener une enquête similaire en Belgique. Elle a duré un an et demi.

En Belgique, le patrimoine royal est géré de manière unique. Il n’appartient pas directement à l’État belge, mais à la Donation royale. Cette institution publique ne doit pas être confondue avec la Liste civile, les ressources que l’Etat met chaque année à la disposition du roi Philippe. Elle ne contient pas non plus la propriété privée des membres de la famille royale. La Donation royale, qui compte 102 employés et est gérée par un conseil d’administration de dix membres, est peu connue du grand public. Et ce n’est pas surprenant, car elle est très fermée. L’une des rares traces que l’on trouve à ce sujet dans les sources officielles est un bref aperçu financier sur le site Web des Finances, avec quelques informations générales. La Donation ne dispose pas de son propre site Internet et ne publie pas de rapport ou de comptes annuels. C’est très différent d’autres institutions publiques autonomes telles que l’organisme de surveillance boursière FSMA, qui publie un rapport annuel de 208 pages.

Mélange hétéroclite

La Donation royale nous a également fourni un pdf de 26 pages, avec une liste détaillée des terrains et bâtiments qu’elle possède. Au total, cela représente environ 7530 hectares, soit plus que Bruxelles-Ville, Anderlecht et Uccle réunies. Cela ne représente pas moins de 0,24 % de la superficie de la Belgique. Le patrimoine s’étend des Ardennes à Ostende et est un mélange hétéroclite d’au moins 77 bâtiments et de nombreuses parcelles, dont plus de 5000 hectares de forêt et 1650 hectares de terres agricoles.

Aujourd’hui, la Donation royale gère non seulement la résidence du Roi Albert II (Château Belvédère à Laeken), les villas de la princesse Astrid et du prince Laurent, et la résidence secondaire du roi Philippe à Ciergnon. Son patrimoine comprend également sept autres châteaux, presque tous loués à des clubs de golf et à des particuliers. La liste des autres bâtiments, bois et terrains est très longue: trois immeubles de bureaux à Bruxelles, le cinéma Vendôme à Ixelles, la maison de repos James Ensor à Ostende, huit parcs, deux stands de tir, trois clubs de golf de luxe, quelques musées, un court de tennis, un champ de course, deux chapelles, une multitude de maisons et de fermes en Ardennes, etc.

Le pdf est l’aperçu le plus complet du patrimoine royal disponible, mais il soulève encore des questions. Par exemple, la Donation royale elle-même ne connaît pas bien la situation d’un terrain français de 6 hectares situé le long de la route de Villefranche à Beaulieu. Il « appartiendrait » à la Donation, mais « vu les documents d’archives, il n’a jamais été soumis à l’impôt foncier, ce qui fait craindre qu’il ne soit jamais inscrit au cadastre au nom de l’État belge ou la Donation royale ».

Ce qui est remarquable, c’est que la Donation royale ne sait même pas combien vaut son gigantesque patrimoine. Sa comptabilité de caisse – un simple aperçu des recettes et des dépenses – n’indique pas la valeur des actifs. La dernière estimation date de 1999 et était encore en francs belges, convertis aujourd’hui à environ 221 millions d’euros.

« Un geste magnanime »

Comment ces propriétés sont-elles entrées en possession de la Donation royale ? Un ancien document du Sénat de 1901 nous l’enseigne. Le 9 avril 1900, le roi Léopold II écrit une lettre au ministre des Finances. « À l’occasion de mon 65e anniversaire, je souhaite remettre à l’État mes biens immobiliers qui contribuent à l’attractivité et à la beauté des lieux où ils sont situés », écrit-il.

Le don de sa propriété privée à l’État semblait un geste noble de la part du roi, mais il faut créer une construction spéciale: la « Donation royale ». Le Parlement se rend compte que cette construction est contraire à la Constitution. De cette façon, le roi n’aura pas à payer de droits de succession sur toutes les propriétés qu’il a laissées derrière lui. Cela semble un signal que le roi Léopold II se trouve au-dessus de la loi. Néanmoins, les parlementaires acceptent finalement de faire une exception pour le roi, en raison de son « geste magnanime ».

Léopold II assortit le don de trois conditions : le terrain et les bâtiments ne pourront jamais être vendus, certains devront conserver leur fonction et leur aspect d’origine, et ils devront être à la disposition des héritiers du trône.

Un deuxième don suit en 1908 et après la mort de Léopold II, une troisième série de biens (d’une fondation allemande) s’ajoute au patrimoine de la Donation royale. Jusqu’en 1929, on ne se soucie pas de que coûte cette donation à l’État, bien que ce n’est pas prévu. Les coûts sont répartis entre plusieurs ministères et les recettes ne sont pas comptabilisées. Personne n’a d’aperçu clair.

Mais tout cela change par un arrêté royal de 1930, qui a fait de la donation royale une « institution publique autonome ». Le ministère des Finances doit contrôler la Donation. Si la Donation royale souhaite vendre des propriétés, elle doit obtenir la permission du ministre des Finances. Et le don royal doit être entièrement autofinancé. C’est ce qu’affirme littéralement l’article 1er de l’arrêté royal de 1930 : « Cette institution doit supporter toutes ses dépenses avec les moyens à sa disposition, sans aucune charge pour le Trésor public ». Katrin Stangherlin, auteur du livre Le patrimoine royal, l’a également souligné lors d’un débat au Sénat en 2009. « L’article 1er (….) est très clair sur un point essentiel, qui était aussi une pierre angulaire du projet de Léopold II : la Donation royale doit être financièrement autonome. »

Revenus tirés de locations et de bois

Les biens de la Donation royale se répartissent en trois catégories : les biens mis à la disposition de la famille royale (tels que les serres de Laeken), les biens d’intérêt général (tels que le jardin colonial de Laeken ou l’Arboretum de Tervuren) et les biens privés loués à des tiers (tels que divers immeubles de bureaux à Bruxelles).

Cette location de biens immobiliers est la source de revenus la plus importante pour la Donation royale. Selon les comptes annuels, en 2018, elle s’élevait à 4,549 millions d’euros de revenus locatifs. Il est frappant de constater qu’une partie de ces revenus locatifs provient de l’État belge lui-même. Ce dernier ne loue pas seulement Val Duchesse pour 100.000 euros par an, mais aussi l’immeuble de bureaux 4Bras à Bruxelles, où se trouve le tribunal de commerce néerlandophone.

Par ailleurs, la Donation génère des revenus provenant de la vente de bois (1,522 million d’euros), de droits de chasse (526 000 euros), de droits de pêche (à peine 23 000 euros), de la vente de foin (27 000 euros) et autres (tels que la vente de terrains). Pour l’an dernier, cela représente 6,96 millions d’euros de revenus.

En outre, la Donation possède un important compte d’épargne auprès de bpost. L’an dernier, celui-ci s’élevait à 35,64 millions d’euros – des revenus provenant de la vente de toutes sortes de terrains et de bâtiments. Ces cinq dernières années, ce montant est demeuré relativement stable.

Exclusivement pour la maison royale

Les comptes annuels révèlent que la Donation royale fait peu de frais pour 7500 hectares de biens immobiliers. En 2018, ils s’élèvent à 6,45 millions d’euros. Les quatre années précédentes, ils étaient encore moins élevés : parfois seulement 5,8 millions d’euros. Chaque année, plus d’un demi-million d’euros de coûts sont consacrés à l’exploitation de l’entreprise.

Lorsqu’on examine les propriétés pour lesquelles des coûts sont engagés, il s’avère qu’il s’agit d’une fraction de tous les terrains et bâtiments. En tout cas, ce sont des bâtiments et des terrains dont jouit la famille royale. L’année dernière, près de la moitié des coûts (2,91 millions d’euros) ont été consacrés au domaine royal de Laeken. Le parc royal de Laeken est utilisé exclusivement par la famille royale. Le grand public n’a le droit de venir y jeter un coup d’oeil que trois semaines par an.

La deuxième dépense de la Donation en 2018 (1,85 million d’euros) était destinée au Domaine d’Ardenne, où se trouve le vaste Château de Ciergnon. Ce domaine-là aussi est exclusivement à la disposition de la famille royale. L’an dernier, la Donation royale a dépensé moins de 740.000 euros pour tout le reste du patrimoine.

Argent du contribuable

La question est la suivante : qui paie les coûts des autres propriétés ? La réponse est simple : le contribuable. Les autorités belges – locales, régionales et fédérales – sont souvent appelées à payer l’entretien des bâtiments et des sites de la Donation royale. La Régie des Bâtiments finance la rénovation de Val Duchesse , de la Tour japonaise et du Pavillon chinois, ainsi que la gestion de certains parcs bruxellois appartenant à la Donation. En revanche, le département Environnement finance la rénovation des serres délabrées de Stuyvenberg. Et à Nieuport, la ville a réaménagé le parc Léopold II, entièrement à ses frais.

Et il y a une autre façon dont l’argent des contribuables est versé à la Donation royale. Ces cinq dernières années, elle a reçu plus de 430 000 euros de subventions agricoles européennes. En 2018, elle a perçu 89.641 euros. La Donation peut solliciter ces subventions grâce à son arsenal de terres agricoles dans les Ardennes.

La Donation royale ne doit-elle pas supporter ses dépenses « sans charge pour le Trésor public »? Philippe Lens, directeur général, souligne que le don est « indéniablement » financièrement autonome: « La Donation a une personnalité juridique propre et une autonomie financière totale. Elle n’entre pas du tout dans le cadre du budget fédéral des dépenses ». Selon Lens, il y a toujours de bonnes raisons pour lesquelles les pouvoirs publics contribuent parfois aux coûts : parce que c’est convenu dans les contrats de location, ou parce qu’il s’agit d’objectifs d’intérêt général, dont la gestion a été transférée à l’État. Pourtant, la Donation royale verse une cotisation annuelle de 160.000 euros à la Direction de l’Environnement de la Région de Bruxelles-Capitale pour le parc Duden à Forest. Lens : « Cela correspond aux frais d’entretien mentionnés dans l’Acte de donation de 1900. »

Selon Lens, le fait que la Donation reçoive des subventions européennes « comme tous les autres producteurs agricoles » est possible parce que la Donation « participe volontairement à l’exploitation écologique d’une partie de ses terres agricoles (méthode de production biologique) ».

Initiés

Il n’est pas anormal que l’État prenne en charge les frais d’entretien et de rénovation des biens immobiliers ayant une fonction publique. Mais bien sûr, les biens immobiliers demeurent la propriété de la Donation royale et ne sont donc pas la propriété directe du gouvernement. Par conséquent, c’est la Donation royale qui prend les décisions au sujet de ce patrimoine. C’est le cas de la décision de laisser la gestion d’un certain nombre de propriétés qui coûtent de l’argent, mais qui ne rapportent rien, au gouvernement. Comment ces décisions se concrétisent-elles ? Nous avons demandé les rapports au conseil d’administration, mais nous n’avons jamais pu les consulter.

Les initiés confirment que la famille royale exerce une influence majeure sur la Donation. L’économiste Geert Noels et Hans D’Hondt, président du SPF Finances, siègent au conseil d’administration, présidé par le comte Paul Buysse. Mais la famille royale est également bien représentée au conseil d’administration par quatre dignitaires de la cour. Toutes les décisions de la donation sont vérifiées avec le palais, nous apprend-on officieusement.

« Ils utilisent bien entendu toutes sortes de trucs pour ne supporter aucun coût. Mais qui peut les en blâmer? », déclare un initié. « Pour rénover de fond en comble le château de Ciergnon, le budget de la Donation ne suffirait pas. Leurs exigences sont exagérées? Difficile à dire: qu’est-ce qui est nécessaire, qu’est-ce qui est du luxe? On nous dit alors: il s’agit tout de même du chef de l’État. Oui, mais il y en a plusieurs désormais: l’ancien roi, l’actuel, la princesse héritière. »

The Crown Estate

Dans quelle mesure la Donation royale est-elle unique au niveau international ? « Personnellement, je n’ai jamais eu l’occasion d’enquêter sur l’existence de structures similaires dans d’autres pays « , répond Philippe Lens. Nous avons donc étudié la gestion de l’immobilier royal en Norvège, en Espagne, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni. Conclusion ? Nulle part, il n’y a une construction comme celle de la Donation royale. Et c’est avec le gestionnaire immobilier royal britannique The Crown Estate, que le contraste est particulièrement grand.

Au Royaume-Uni, cet organisme, indépendant du gouvernement et de la famille royale, gère la propriété royale (à l’exception des palais royaux, comme le palais de Buckingham et le château de Windsor, et des domaines privés, tels que Balmoral). Le Crown Estate est transparent au niveau de ses flux de trésorerie sur son site web. Contrairement à la Donation royale, la British Crown Estate sait combien vaut son portefeuille immobilier : 14,3 milliards de livres sterling. Enfin et surtout, le Crown Estate verse chaque année tous ses bénéfices au Ministère des Finances. L’année dernière, il a rapporté au Trésor britannique 343,5 millions de livres sterling, selon le rapport annuel public de 124 pages pour 2018/2019.

Et quelle est la position de la famille royale belge sur la Donation royale et son homologue britannique ? Knack a demandé une interview avec le roi Philippe. « La Donation royale est, comme vous le savez, une institution publique autonome et placée sous la tutelle du Ministère des Finances », répond Francis Sobry, directeur des Médias et de la Communication au Cabinet du Roi. « Cela signifie que vous devez vous adresser à eux et non au Palais. Ni le Roi, ni moi-même – en tant que porte-parole du Palais Royal – ne pouvons nous prononcer à ce sujet. Je voudrais également vous informer qu’en raison de la neutralité de sa position, le Roi ne donne pas d’interviews ».

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