Armand De Decker © Belga

Chodiev, Sarkozy, De Decker : affaire d’Etats ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Ce qui apparaît comme une nouvelle affaire d’Etat française, impliquant l’ancien président Nicolas Sarkozy, pourrait-il devenir une affaire d’Etat en Belgique ? L’enquête du parquet de Paris sur le kazakhgate, révélée par le journal Le Monde, remet à nouveau en cause le rôle joué par l’ancien sénateur Armand De Decker (MR) dans ce dossier pour le moins troublant.

Rétroacte : en octobre 2012, un article du Canard Enchaîné mettait le feu aux poudres en révélant qu’en 2011 l’examen de la proposition sur la transaction pénale élargie avait été accéléré au Parlement belge pour servir les intérêts économiques du président Sarkozy avec le Kazakhstan. En 2009, le président de ce riche Etat d’Asie centrale aurait conditionné l’achat de 45 hélicoptères français à la fin des poursuites pénales par la justice belge à l’encontre de son ami, le milliardaire belgo-kazakh Pathok Chodiev.

Dans un rapport secret adressé à Claude Guéant, alors ministre français de l’Intérieur, le préfet Jean-François Etienne des Rosaies, chargé de mission discret de Sarkozy, pointait le 28 juin 2011, juste après la réussite du stratagème, le « soutien déterminant » de son « cousin germain », le sénateur Armand De Decker.

Dans la note confidentielle, on lit que ce dernier a acquis « l’adhésion » (le mot est mis entre parenthèse par des Rosaies lui-même) des ministres belges de la Justice (à l’époque, Stefaan De Clerck, CD&V), des Finances (Didier Reynders, MR) et des Affaires étrangères (Steven Van Ackere, CD&V) et qu’il a « engagé le vote à l’unanimité de son parti libéral » pour modifier la loi sur la transaction pénale élargie. En bénéficiant de la nouvelle transaction étendue aux délits financiers, Chodiev déboursait certes 22,5 millions d’euros mais échappait à un procès public gênant pour le business de sa multinationale minière ENRC, alors cotée à la bourse de Londres plutôt à cheval sur la gouvernance.

Le rapport des Rosaies à Guéant soulignait également le rôle de Damien Loras, alors conseiller diplomatique de l’Elysée pour l’Asie centrale, comme « pilote du dossier ». Ce dernier a d’ailleurs reçu de Chodiev, le 20 septembre 2009, un joli cadeau, une montre Jacques Droz en or blanc, bracelet crocodile, d’une valeur de 44 000 euros, comme en atteste la facture du bijoutier parisien Kronometry. Interrogé par nos soins, Loras nous a affirmé avoir refusé ce cadeau qui serait toujours stocké dans un coffre de l’Elysée. Nous avons également appris qu’avec son épouse, il aurait profité, pendant ses vacances de 2012, d’un séjour à bord du « Plan B », le nouveau yacht du milliardaire kazakh. Loras n’a pas voulu commenté cette information.

Document Kronometry
Document Kronometry © DR

C’est lui en tout cas qui, selon Le Canard Enchaîné, aurait sollicité des Rosaies pour monter une équipe d’avocats franco-belges, dirigée par la Niçoise Catherine Degoul. La mission de ce « commando spécial » : la transaction pénale, finalement signée entre Chodiev et le parquet général de Bruxelles, le 17 juin 2011. Dix jours plus tard, le Premier ministre Françaois Fillon signait, lui, les contrats « hélicoptères » avec son homologue kazakh.

La transaction n’a été possible que parce que la loi a été votée à la hussarde, dans des conditions très curieuses, au parlement belge. Un texte concernant une matière judiciaire adopté contre toute logique par la commission des Finances de la Chambre. En commission Justice, des parlementaires juristes scrupuleux auraient risqué de retarder la procédure… « Il y avait une pression très forte du gouvernement pour que ça passe rapidement », nous avait alors confié Christine Defraigne (MR).

Armand De Decker a-t-il joué un rôle en coulisse pour accélérer la procédure parlementaire, comme le suggère le rapport des Rosaies ? L’intéressé a toujours nié farouchement, affirmant que la note des Rosaies était un faux. Il a bien été engagé par Catherine Degoul, mais en tant qu’avocat. En effet, après avoir quitté la présidence du Sénat, en 2010, il a repris ses activités de conseil juridique. Chodiev était le second dossier dont il s’occupait. Quant à Me Degoul, il la connaissait, dit-il, pour avoir travaillé avec elle dans un autre dossier. Il connait aussi des Rosaies : un ami d’enfance. Par ailleurs, Damien Loras nous a dit avoir croisé l’ancien sénateur, mais un diplomate reçoit beaucoup de gens… Curieusement, le nom de De Decker, engagé comme avocat, n’apparaît sur aucun document officiel de la procédure judiciaire concernant Chodiev. Quel était son rôle dans l’équipe d’avocats du milliardaire ? « J’étais un conseiller stratégique », nous a-t-il affirmé en janvier 2013.

Aujourd’hui, on sait que la justice française enquête sur cette affaire depuis mars 2013, suite à la découverte par Tracfin, l’organisme antiblanchiment (l’équivalent de la Cetif, en Belgique), de mouvements de fonds suspects – plus de 300 000 euros – sur les comptes bancaires d’Etienne de Rosaies. Les enquêteurs ont ensuite découvert que les fonds provenaient de virements émanant de Catherine Degoul, elle-même grassement rémunérée par Pathok Chodiev. En septembre, plusieurs perquisitions ont menés, notamment chez des Rosaies et chez Me Degoul. Cette dernière a été mise en examen pour « corruption d’agent public étranger » et « blanchiment ». Les deux juges qui enquêtent sur l’affaire suspectent d’importantes rétrocommissions.

En Belgique, en février 2013, Annemie Turtelboom (Open-VLD), l’ex-ministre de la Justice, avait été interrogée à la Chambre sur l’opportunité que soit ouverte une enquête judiciaire pour éclaircir le volet belge de ce dossier trouble. Mais la ministre avait renvoyé la balle au Parlement. Les Verts et le FDF avaient donc appelé à la création d’une commission d’enquête parlementaire. En vain. A la lumière des derniers rebondissements, Olivier Maingain, président du FDF, a déclaré vouloir remettre le couvert. Mais, avec le MR dans la majorité fédérale, il semble peu probable que le parlement décide de jouer les limiers.

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