Chodiev, le sulfureux milliardaire belge

Muriel Lefevre

Le Belgo-Kazakh Patokh Chodiev a créé en 1998 une banque offshore aux îles Cook. Qui est cet homme mystérieux, sulfureux, prêt à tout pour réussir en affaires ? Portrait d’un milliardaire qui ressemble à un personnage de Robert Ludlum.

Le Belgo-Kazakh Patokh Chodiev, deuxième fortune de Belgique, a créé le 3 avril 1998, alors qu’il était déjà en délicatesse avec la justice belge, une banque offshore aux îles Cook, l’International Financial Bank Limited, révèle mercredi le journal Le Soir.
Pour obtenir sa licance bancaire, qui nécessitait des attestations de police témoignant de sa moralité, Patokh Chodiev, 60 ans, résident à Waterloo, n’a pas démarché le parquet de Nivelles -le parquet de Bruxelles et la Sûreté de l’Etat étaient déjà sur sa piste- mais a obtenu une attestation de moralité du parquet général du Kazakhstan, indique la mémoire informatique de la société fiduciaire TrustNet (Cook Islands) Limited, qui a réalisé l’opération pour le compte de Patokh Chodiev, et dont une copie est désormais dans les mains du réseau de journalistes d’investigation ICIJ.

La banque constituée par Chodiev était une banque de « classe B » pour laquelle il payait la licence la plus lourde, celle qui lui permettait de travailler dans toutes les devises.La constitution d’une banque offshore permet, entre autres, de « rendre tout blanchiment d’argent indétectable », note Jean-Claude Delepierre, président de la Cellule de traitement des informations financières, l’organe belge de détection des flux de blanchiment, cité par Le Soir. « Le blanchiment est déjà difficilement détectable dans ces paradis fiscaux, alors si vous disposez de votre propre banque… ». En l’occurrence, Chodiev aurait été à même, via cette banque, d’accorder à ces entreprises des prêts constitués de fonds qui auraient échappé à tout regard de tiers.

Qui est Patokh Chodiev ?

Qui est Patokh Chodiev, ce milliardaire belge de 59 ans que la lettre révélée par Le Canard Enchaîné décrit comme le prochain président d’Ouzbékistan, dont il est originaire, et aussi comme un ancien officier du KGB, très proche à la fois de Vladimir Poutine et de Dmitry Medvedev ?

L’homme est lui-même mystérieux. Réservé. Rares sont ceux qui peuvent en parler et le font à visage découvert. Sauf Serge Kubla, son voisin direct de l’avenue du Manoir, à Waterloo : « Chodiev ? Un homme excessivement chaleureux, très poli et discret, nous confie le bourgmestre libéral de la riante cité du Brabant wallon. Mais il ne parle jamais de ses affaires. De toute façon, cela fait bien quatre ans que je ne l’ai plus vu. Je ne sais d’ailleurs pas s’il vit encore en Belgique. »

L’opulente maison du n° 101, dont le revenu cadastral atteint près de 15 000 euros, est pourtant toujours à son nom. Mais cet amateur de bordeaux, de chasse et de Rolls-Royce possède également de somptueuses propriétés à Londres, à Moscou et à Saint-Jean-Cap-Ferrat où il a aménagé un port privé.

Patokh Chodiev et ses deux acolytes du fameux « trio kazakh » avaient réussi à se faire oublier après le scandale Tractebel. Un dossier ouvert en 1999 sur la base d’une plainte de l’entreprise d’énergie qui jugeait avoir payé aux trois businessmen des commissions de consultance suspectes (55 millions d’euros). La justice belge, elle, ne les avait pas lâchés. Poursuivis pour faux en écriture et blanchiment d’argent, ils se sont vu renvoyer devant un tribunal correctionnel en février 2011. Mais la loi sur la transaction pénale élargie aux crimes financiers, adoptée pour le moins rapidement, a été promulguée le 14 avril de la même année pour entrer en vigueur le 16 mai. Une belle opportunité pour le milliardaire ouzbek qui, le 17 juin, a signé la première transaction pénale « new-look » avec le parquet général de Bruxelles. Lequel, contre le versement de 22,5 millions d’euros, a définitivement abandonné toutes les poursuites.

A la tête d’une fortune de 3,7 milliards de dollars, Chodiev en est resté amer vis-à-vis de la Belgique, dont lui et ses trois enfants ont acquis la nationalité en 1997. C’est du moins ce que pense Kubla, lui qui, à l’époque, avait poussé son dossier de naturalisation. « C’était avant que n’éclate le scandale Tractebel, dit-il. Il avait pignon sur rue. Il recevait des dirigeants kazakhs chez lui à Waterloo. Je ne voyais pas pourquoi je ne pouvais l’aider… Je crois qu’il avait besoin de la nationalité belge surtout pour voyager sans visa en Europe. »

Le nabab de l’après- communisme

Patokh Chodiev, qui parle couramment le russe, l’anglais et le japonais (mais pas le français), est devenu belge malgré les avertissements de la Sûreté de l’Etat, qui avait signalé ses connexions avec le milieu russe. Plus récemment, Wikileaks a révélé un câble diplomatique américain faisant état d’une vidéo, tournée dans un restaurant de Tachkent (Ouzbékistan) en 2005, où l’on voit le couple Chodiev participer à l’anniversaire de l’épouse de Salim Abduvaliev, le boss de la mafia ouzbeke.

Le milliardaire est l’un de ces nababs de l’après-communisme. Fils de fonctionnaires inscrits au PC soviétique, sixième d’une famille de sept garçons, il a étudié le droit international et le japonais à Moscou. Il est ensuite devenu un haut fonctionnaire de l’URSS, au sein du ministère du Commerce pour lequel il a voyagé au Japon, dont la culture le passionne (il rachètera le restaurant Tagawa, avenue Louise, à Bruxelles, dans les années 1990).

Comme nombre de milliardaires russes, il a ensuite profité de la perestroïka pour monter des affaires à partir du Kazakhstan avec ceux qui sont devenus ses indéfectibles alliés : Alijan Ibragimov, kazakh et musulman comme lui, et Alexander Machkevitch, originaire du Kirghizistan et de nationalité israélienne depuis 1991. Le trio s’est lancé dans le commerce de tout ce qui rapportait : minerai de fer, aluminium, pétrole, importation d’ordinateurs et de téléviseurs.

« En affaires, ces nouveaux riches étaient prêts à tout, nous dit un ancien cadre de Tractebel. Au Kazakhstan, nous étions accueillis comme des chefs d’Etat, avec limousine, tapis rouge et traversée de la ville sous escorte, toutes sirènes hurlantes. Un mode de réception digne de la Libye de Kadhafi. » Les trois compères sont des amis intimes du dictateur kazakh Nazarbaïev, au pouvoir bien avant l’indépendance et la privatisation de cette ex-république soviétique d’Asie centrale. Ils emploient aujourd’hui, à travers leur société Eurasian Natural Resources Corporation (ENRC), plus de 70 000 personnes dont 65 000 au Kazakhstan.

Thierry Denoël /Belga / ML

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