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« Certains employeurs considèrent encore que la concertation ne sert à rien »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La protection des délégués et candidats délégués syndicaux est-elle excessive ? Depuis 1991, ils bénéficient d’une législation antilicenciement, même s’ils ne sont pas élus. A l’approche, tous les quatre ans et cette année en mai, des élections sociales, les employeurs la fustigent, la trouvant disproportionnée. « Elle est au contraire indispensable », assure Sophie Remouchamps, avocate spécialisée en droit du travail.

Pour quelle raison cette législation bouclier a-t-elle vu le jour ?

Elle trouve son origine dans la suspicion du législateur à l’égard des employeurs. Car ce que le législateur veut protéger, c’est le fonctionnement du CPPT (comité pour la prévention et la protection au travail) et du conseil d’entreprise (CE). Pour que ces organes de concertation sociale puissent tourner, il faut qu’y siègent des représentants du personnel élus, ce qui ne sera pas possible s’ils sont préalablement licenciés. Cette loi part du constat avéré que sans cette protection, les élus et candidats sont renvoyés. Ce filet de sécurité s’est amélioré au fil du temps car chaque fois qu’ils y trouvaient une faille, les employeurs s’y engouffraient. Mais des licenciements de délégués surviennent encore aujourd’hui, très régulièrement.

Sur quels principes cette législation repose-t-elle ?

Elle fonctionne sur une menace, à l’égard des employeurs, qui passe par des indemnités élevées qu’ils devront payer s’ils ne respectent pas la règle du jeu. Le licenciement d’un délégué ou d’un candidat aux élections sociales n’est pas autorisé sauf pour motif grave, reconnu par la juridiction du travail, ou pour des motifs économiques ou techniques, validés par la commission paritaire. Le tribunal doit donc contrôler a priori si le motif grave avancé pour le licenciement est suffisamment sérieux pour justifier une rupture de contrat. Si tel est le cas, l’employeur aura bien sûr le droit de se séparer de ce salarié.

Que représentent les indemnités de licenciement d’un délégué, que les employeurs jugent excessives ?

En cas de licenciement sans respect de la procédure, c’est-à-dire sans faute grave avérée ou conditions économiques particulières, une première tranche d’indemnités est due d’office. Elle représente entre deux et quatre ans de salaire au maximum, en fonction de l’ancienneté du travailleur. Ce dernier peut ensuite demander sa réintégration, que seul l’employeur peut décider. Dans les faits, c’est très rare. Si la réintégration n’a pas lieu, une deuxième tranche de paiement d’indemnités s’applique, qui équivaut à la durée du mandat restant jusqu’aux élections sociales suivantes. Soit quatre ans au maximum.

Contourner la procédure, c’est comme payer l’amende pour avoir le droit de commettre un excès de vitesse.

Des indemnités équivalant à huit ans de salaire sont donc théoriquement possibles.

Oui. C’est énorme. Cela n’a rien à voir avec le préavis de six mois que perçoit une femme enceinte licenciée. Le législateur a volontairement prévu des montants très élevés pour contraindre l’entreprise à respecter la procédure. Trop coûteux, d’après les employeurs, mais encore trop faibles, selon les syndicats. Car si l’entreprise a les moyens de payer ces indemnités, elle le fait, au lieu de respecter la procédure antilicenciement. C’est très fréquent. Certains employeurs pensent que si l’indemnité est versée, il n’y a pas de problème. Mais c’est une violation de la loi : celle-ci ne propose pas de  » choisir  » entre le respect de la procédure et les indemnités ! C’est comme si on payait l’amende pour avoir le droit de commettre un excès de vitesse. Cette pratique engendre en outre une distorsion entre les entreprises, selon qu’elles disposent de beaucoup de moyens financiers ou non, comme les PME. Cela dit, j’imagine qu’une grande partie des entreprises respectent l’esprit de la loi.

Sophie Remouchamps, avocate spécialisée en droit du travail.
Sophie Remouchamps, avocate spécialisée en droit du travail.© dr

Aujourd’hui, cette volonté de protéger la concertation sociale à tout prix est-elle toujours pertinente ?

La nécessité de cette protection est évidente car si le délégué veut faire correctement son travail, il est obligé de soulever des questions qui recouvrent des enjeux essentiels pour l’entreprise. Surtout en matière de bien-être au travail, un sujet sur lequel, en général, pas grand-chose n’est fait. Or, si un délégué pointe sans cesse les défaillances de son employeur, ce dernier peut vite en venir à considérer que la vie serait plus simple sans lui. Le protéger est donc capital.

Les candidats non élus bénéficient aussi d’un régime de protection. Pourquoi ?

Sans candidats, il n’y a ni CPPT ni CE. La protection qui leur est offerte doit leur permettre de se présenter aux élections sans craintes. On constate que des entreprises sont forcées d’arrêter le processus du scrutin, faute de candidats. C’est éloquent. C’est quand même étrange que personne ne soit intéressé par l’aspect collectif du travail, dans son entreprise ! D’un autre côté, même si c’est très difficile à prouver, on voit que certains employeurs font pression sur les candidats potentiels. Ou suscitent des candidatures chez des salariés qui ne s’opposeront pas à eux, ne soulèveront aucune question gênante et avaliseront tout sans broncher, se contentant de boire le café une fois par mois aux réunions du CE et du CPPT. Il y a encore des employeurs qui considèrent que la concertation ne sert à rien, que les employés sont trop peu qualifiés pour s’intéresser aux questions économiques et financières de l’entreprise, que le délégué carotte quand il exerce son mandat… C’est dans ces situations que la protection est importante. Une fois les élections passées, même s’il n’est pas élu, le candidat doit pouvoir être assuré qu’il ne sera pas licencié uniquement au motif qu’il s’est présenté.

La tentation de ne se présenter que pour bénéficier de cette protection existe-t-elle, comme l’estiment certains employeurs ?

Ce n’est pas impossible. Mais c’est assez marginal. Dans ce cas, s’il peut prouver que l’objectif du candidat n’est pas de siéger dans les organes de concertation mais d’être protégé contre le licenciement, l’employeur peut faire reconnaître le caractère abusif de sa candidature et le tribunal l’annulera. Quelque 23 % du contentieux liés au scrutin social de 2016 portaient sur ces candidatures abusives, ce qui me fait dire que cette pratique est à la mode.

Le manque de candidats pourrait ne pas être lié à une peur quelconque mais à un désintérêt pour l’engagement collectif…

C’est possible. L’investissement que requiert la fonction est très important : il faut accepter de se former, de se fâcher avec des supérieurs qui n’apprécient pas que les représentants du personnel ne travaillent pas à 100 % à leur poste, donc de subir des évaluations négatives et de ne pas voir sa carrière avancer… Mais si ceux qui en ont les capacités ne se présentent pas, d’autres, moins aptes, le feront. Et c’est un cercle vicieux parce qu’alors, ces élus moins aptes feront sans doute mal leur boulot au sein du CE ou du CPPT et leurs collègues en déduiront que ça ne sert à rien de se proposer comme candidats puisque la concertation ne fonctionne pas.

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