Bruno Colmant

« Ce sont les pics de mondialisation qui expliquent les populismes »

Selon Bruno Colmant, économiste et chef du service économique de la Banque Degroof Petercam, le néolibéralisme, grand marché où les travailleurs s’échangent et se remplacent comme les capitaux, a provoqué une grande instabilité alors que le monde du travail aspire à la tranquillité.

Dans son dernier ouvrage, Du rêve de mondialisation au cauchemar du populisme (Renaissance du Livre), il estime que, aujourd’hui, si le système a atteint ses limites, il est urgent de repenser le modèle et de cesser de penser qu’un État se gère comme une entreprise.

Dans votre livre, vous pointez le néolibéralisme des années 80 comme l’une des causes de la situation politique agitée que vit l’Europe aujourd’hui. Pourquoi ?

Pour situer le problème, il faut remonter à la situation économique épouvantable des années 70 qui encaissait le déclin industriel et la crise pétrolière et qui, en outre, avait vu les accords monétaires de l’après-guerre sauter. Par conséquent, pour lutter contre l’inflation, les pays imprimèrent plus de monnaie sans toutefois posséder l’or qui la garantissait. Inévitablement la monnaie a perdu de sa valeur et nous sommes entrés dans un nouveau monde où travail et capital n’étaient plus liés, mais où le capital, devenant plus rentable que le travail, lui a imposé alors sa prédominance. Le travail devait dès lors devenir aussi mobile et fluide que lui. C’est le principe « d’économie de marché » appliqué aux travailleurs. Le monde est devenu alors une sorte de grande Bourse où les travailleurs s’échangent et se remplacent de la même manière que les capitaux. Même si le néolibéralisme était une très bonne chose en soi, on ne s’est pas rendu compte qu’on faisait entrer le monde humain dans une grande vente aux enchères.

Vous parlez de la soumission du travail aux exigences de la mobilité du capital. Avec quelles conséquences aujourd’hui sur l’Union européenne et la mondialisation ?

De manière générale, avant tout un recul des droits sociaux : si le travail devient mobile, il se déterritorialise et se fragilise. D’autres facteurs ont aggravé le phénomène de mondialisation comme la chute du maoïsme ou celle du Mur de Berlin, deux des seuls contre-modèles au néolibéralisme. C’est que, à partir du moment où les contre-modèles n’existent plus, le nouveau modèle s’idéologise et n’est plus que le seul disponible. Concernant l’Union européenne et la zone euro, il était évident que celle-ci ne pouvait fonctionner que s’il existait une adéquation parfaite entre mobilité du travail et mobilité des capitaux. Or on a fait passer « le principe européen » et la construction de l’Europe pour un courant politique alors qu’il était avant tout une « idéologie de marché ». C’est une erreur qui a été commise. Maintenant, nous arrivons dans une nouvelle phase de l’économie : l’Europe doit faire face à l’aboutissement du processus de néolibéralisme qui a atteint ses limites.

En quoi le néolibéralisme atteint-il ses limites aujourd’hui ?

Nous venons d’entrer dans une nouvelle phase de l’économie où nous assistons à une collision entre le marché – la population vieillissante – et le faible taux de croissance. En parallèle, alors que le capitalisme n’a jamais été aussi fort, les États ont complètement perdu la main, ils ont laissé faire et ont délégué ou privatisé nombre de leurs compétences pour se retrouver aujourd’hui à n’avoir plus prise sur la sphère économique et marchande ; alors que la population, elle, entend bien que les États honorent les avantages sociaux qu’ils ont promis. C’est le choc, la collision entre le peuple et le marché et les États se révèlent coincés de tous les côtés sans ne plus avoir que peu de marge de manoeuvre.

Quel a été le rôle de la crise de 2008 ?

Fondamentalement, la crise de 2008 a frappé le monde de la même manière, mais les USA et l’Europe on choisit d’y répondre de manière différente. Là où nous avons choisi de contracter l’économie, les Américains ont décidé d’amplifier encore le capitalisme et de déréguler l’économie. Je pense que c’est parce qu’ils avaient tiré les leçons de la crise de 1929, à la suite de laquelle le président Roosevelt avait choisi d’étouffer l’économie avec les résultats que l’on connaît. En Europe, au contraire, nous restions traumatisés par les conséquences de la politique de la République de Weimar qui avait vu sa monnaie mourir à cause de l’inflation. Nous avons donc choisi de punir l’économie et de ne réimprimer de la monnaie qu’en 2015. Au final, nous avons perdu sept ans.

Est-ce la collision entre marché, faible taux de croissance et population vieillissante qui explique la montée des populismes ? Qui touchent autant l’Europe que les États-Unis, pourtant plus capitalistes ?

Sans être un spécialiste de la question, je pense que nous assistons à des populismes de nature fondamentalement différentes et qui se rattachent, tant du côté européen que du côté américain, au choix postulé de leur économie. Là où le populisme américain à la Trump est une exacerbation du capitalisme, en Europe il en est sa négation, comme en témoignent la montée de l’extrême gauche comme celle de l’extrême-droite, qui partagent la même haine de la finance. Mais plus fondamentalement, je pense que c’est le climat d’insécurité né de l’exigence de mobilité et de fluidité (du capitalisme et du travail) qui fait ressurgir les vieilles peurs des uns et des autres. Là où une région s’enflamme contre les migrants, une autre explose parce qu’on lui supprime un hôpital. Ce qu’on voit parfaitement dans les populismes européens c’est que chaque pays a le sien, un modèle sui generis et c’est ce qui me fait dire qu’il s’agit plus de populismes régionaux que d’un même populisme européen. Plus qu’au modèle économique, je lierais le populisme aux pics de mondialisation, qui engendrent pour la population un puissant sentiment d’insécurité, car ils sont des révélateurs de la grande fragilité des travailleurs.

En quoi les grandes vagues de populisme sont-elles liées aux pics de mondialisation ?

C’est une théorie, mais à laquelle je crois fermement, dans la mesure où si l’on regarde les pics que nous avons connus au XXe siècle, nous constatons qu’à chaque pic de mondialisation, de puissantes vagues de mécontentements ont suivi. Celui de 1913 précédait la Première Guerre mondiale ; celui de 1973 a vu déferler les mouvements terroristes comme le CCC en Belgique, le RFF en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, etc. Et aujourd’hui, nous sommes également en plein dedans, le dernier pic de mondialisation datant de 2008. Sur le fond, ces pics font renaître des peurs ancestrales et provoquent une agitation et une turbulence du monde du travail, le forçant à se rendre mobile là où il n’aspire qu’à plus de tranquillité. Selon moi, c’est là que réside le noeud du mécontentement. À cet égard, le Brexit est intéressant, car là où l’Angleterre aspire toujours à dominer le monde, elle ne veut plus que ses ressortissants bougent. À cet égard, je parlerais d’ailleurs plus de nationalisme populiste que de populisme. C’est très intéressant dans la mesure où, comme pour les gilets jaunes, dont la manifestation première était d’être « statiques » sur des ronds-points, le Brexit postule la même immobilité de ses travailleurs.

Vous écrivez que face au travail, devenu aussi mobile que le capital, les gilets jaunes font l’effet du « canari de la mine »…

La France a toujours été un pays d’avant-garde, dans énormément de domaines. Je songe à la révolution, aux droits de l’homme, à la décolonisation. À cet égard, je pense que les gilets jaunes sont les précurseurs d’une évolution sociale très importante dans la mesure où nous nous retrouvons de facto dans une période extrêmement compliquée où la population vieillit, la croissance est faible, les contraintes budgétaires sont énormes et les États sont surendettés. Et la seule variable d’ajustement consiste dans la rancoeur sociale qui se cristallise autour d’un homme, souvent vu comme providentiel. Les gilets jaunes symbolisent cette rancoeur sociale, ils sont comme un canari dans une mine : tous les éléments sont réunis autour de lui pour que ça explose tandis que lui s’évanouit ou se meurt.

Quelles solutions finalement ?

Pour s’en sortir, je ne vois pas d’autres solutions que de revenir à un modèle de gouvernement où l’État se ferait plus stratège, il faudra sans doute renationaliser des choses, repenser le modèle de l’euro et sortir des contraintes absurdes qu’il impose parfois. C’est véritablement le modèle de pensée des années 80 qu’il faut revoir. À cette époque nous avons cru, à tort, qu’un Etat pouvait se gérer à minima, comme une entreprise, et que si nous « laissions faire », le marché allait naturellement prendre la relève. Aujourd’hui, nous savons que ce n’était pas le cas.

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