Thierry Fiorilli

C’est beau comme les saveurs d’Arnaldo, par Thierry Fiorilli (chronique)

Thierry Fiorilli Journaliste

Il disait toujours que  »les gens d’ici sont fous, ils mangent n’importe quoi », alors il a reproduit en Belgique tout ce qui pouvait l’être.

Il y a des histoires qui sont belles parce que, même si le bonheur est au bout, rien n’était gagné. Il a fallu de l’énergie, du courage, de l’audace, des étoiles bienveillantes, et, en guise de cavalerie volant à la rescousse, beaucoup d’amitiés, et de l’amour, parce qu’on peut se persuader d’avoir dû tout bâtir soi-même, si on avait vraiment été seul, le caniveau nous aurait avalé. Ce genre d’histoires a souvent l’accent italien. Avec la Fiat 500 à la carrosserie comme des mains calleuses. L’Ape Piaggio qui ahane entre les oliviers des collines et le bar de la plage. Les femmes à cheveux blancs et robe noire. Pas l’Italie des Ferrari Testarossa, des boutiques de Milan, des musées trésors, du Spritz en terrasse ou de la Costa Smeralda sarde. Plutôt l’Italie si rurale du début des années 1950, avec les hommes partis trimer à l’étranger, l’ail frotté sur le pain, des crucifix et des faucilles, où on chante pour tromper la misère, où le Sud n’était pas encore havre de dolce farniente pour vacanciers ou sésame pour candidats réfugiés, mais grappe de terres à la silhouette de Mater dolorosa.

Il disait toujours que  »les gens d’ici sont fous, ils mangent n’importe quoi », alors il a reproduit en Belgique tout ce qui pouvait l’u0026#xEA;tre.

Il y a tout ça dans cette photo prise à Bruxelles, en 1960. C’est le petit garçon, Antonio, qui l’a utilisée, fin mars dernier, pour annoncer que sa galerie d’art, à Ixelles, change de nom: da Nardone, parce qu’elle fait désormais aussi épicerie fine. Antonio raconte que c’est l’occasion « de revenir à l’essentiel », à « l’art d’aimer le beau et le bon », qu’il y propose « des denrées rares, de l’amour des choses cachées dans un sac en papier dessiné aux couleurs de la vie par des artistes », que « c’est une façon de dire que l’art est également essentiel et le sera toujours ». Bien sûr, bien sûr, mais c’est la photo qui fait mouche. Le monsieur, d’une beauté d’orage d’été, c’est Arnaldo. Septième enfant de la famille Nardone, installée à Picinisco, province de Frosinone, dans le Latium, il était arrivé chez nous trois ans plus tôt, comme charpentier, pour l’Expo 58. Il fallait bien manger. Avec Maria et les deux rejetons, Pasquale et Antonio, il n’est jamais reparti. Arnaldo disait toujours que « les gens d’ici sont fous, ils mangent n’importe quoi », alors il a reproduit en Belgique tout ce qui pouvait l’être: les Nardone y ont donc fait leur vin, leur grappa, leurs cochonnailles, leurs pâtes, ils ont planté leurs pêchers, ils ont fait venir l’huile, les piments, ils ont recréé les saveurs de là-bas, et leurs parfums, leur soleil, le vent brûlant, et comment on prépare, comment on cuit, comment on le mange, quand on le boit, pourquoi on marie ceci, ce qu’on fait avec ce qui reste de cela.

Une photo qui montre bien plus qu’une époque, donc. On y voit des racines, des assiettes fumantes sur une toile cirée, des gens en maillot de corps ou tablier de cuisine, l’ombre des pins parasols, des bouteilles en osier, des quais de gare, des fruits qu’on prend d’une coupe pleine d’eau, des montagnes salées. Une belle histoire. Et pardon pour les yeux qui virent à l’eau. Ce doit être l’oignon coupé du sugo fatto in casa.

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