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Bruxelles: un demi-siècle de non-politique, de cynisme et de criminalité

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Depuis les attentats de Paris, le monde entier a les yeux rivés sur Molenbeek et la communauté allochtone radicalisée des faubourgs de Bruxelles. Mais en fait, Bruxelles est le produit de méfiance communautaire, de négligence politique et de l’appât du gain. Une ville empêtrée dans des structures où même les bons politiques sont à peine capables de vraiment faire la différence.

Fin des années quatre-vingt, début des années nonante, la situation paraissait plus favorable qu’avant. Jusqu’au début des années nonante, Bruxelles était dirigée de fait par le vieux renard Paul Vanden Boeynants (PSC, devenu cdH) et son confident, Michel Demaret, un ancien videur du dancing La Frégate. En 1994, VDB caressait même l’ambition de tenter sa chance au poste de bourgmestre. Avant, ses problèmes avec le fisc et la justice l’en avaient empêché – un juge l’avait même traité de « fraudeur incorrigible ».

Cependant, l’ex-premier ministre s’est heurté à ses propres présidents de parti. À Bruxelles-Ville, il y avait une liste démocrate-chrétienne et le président du CVP Johan Van Hecke a informé son collègue du PSC Gérard Deprez qu’il ne voulait plus de VDB. VDB et particulièrement Demaret étaient connus pour leur style de marchands et de passe-droits. Demaret a déclaré ouvertement qu’il ne voyait pas d’inconvénients à la fraude fiscale et qu’on lui avait déjà offert des pots-de-vin – en témoigne d’ailleurs son surnom « Monsieur 10% ». La défenestration de Vanden Boeynants et de « Dikke Mich » n’a pas seulement marqué la fin d’une génération, mais aussi le début d’une nouvelle ère – ou du moins l’opportunité d’un renouveau.

En mettant VDB et Demaret à la porte, les chrétiens-démocrates ont dû se séparer de leurs deux plus gros faiseurs de voix. Aussi sont-ils les grands perdants des élections. Vanden Boeynants l’a pris avec amertume : « Le CVP a encore un élu au lieu de six, et il est éjecté du collège. C’était donc ça la stratégie fantastique de Van Hecke. »

VDB avait raison. L’objectif ultime de Johan Van Hecke n’était pas une meilleure politique administrative pour Bruxelles, ni même le bien-être du CVP bruxellois. Van Hecke a essayé de convaincre la Flandre de son slogan « Le nouveau CVP est arrivé ». Éjecter Vanden Boeynants était le point culminant de sa campagne, qui devait rajeunir le CVP, le présenter comme plus radical et beaucoup plus flamand qu’à l’époque. Ce qui devait passer pour une politique « propre » était du marketing pour son parti. C’était une opération qui faisait passer les besoins de Bruxelles après les sensibilités de l’électorat flamand.

La balle rouge dans le jeu de billard

En 1995, c’est un libéral, le chevalier courtois François-Xavier de Donnea qui devient bourgmestre de Bruxelles. Pourtant, ce n’était pas le seul chef de la capitale. Depuis 1988, la Région de Bruxelles-Capitale disposait en effet d’un véritable ministre-président en la personne de Charles Picqué (PS).

C’était le résultat de la fameuse formation de « cent jours » de Jean-Luc Dehaene. Les élections avaient tourné autour de Furnes, mais Dehaene a déplacé le débat de la périphérie au centre du pays : il s’agissait en premier lieu de la Belgique, et de Bruxelles. En 1992-1993, s’y est ajouté ledit accord de la Saint-Michel. Bruxelles s’est alors vu doter du cadre institutionnel qu’elle a toujours aujourd’hui. Tout comme la Flandre et la Wallonie, Bruxelles est une région (d’une nature totalement différente suite aux répartitions compliquées de compétences), et le parlement directement élu dispose d’un gouvernement. Il y aussi quelques « institutions bruxelloises typiques », dotées de noms surréalistes tels que la « Commission communautaire commune de Bruxelles-Capitale ». C’était un accord à la Dehaene : sa plomberie compliquée devait permettre aux Flamands de Bruxelles de bénéficier de la même protection que les francophones en Belgique.

Il y avait un grand problème. Si Dehaene avait produit un accord sur le papier, beaucoup de Flamands étaient mécontents : Bruxelles ressemblait tout à coup à une région qui souhaitait voler de ses propres ailes. L’ancien adage du Mouvement flamand n’était-il pas « Pas de triple régionalisation » ? Il fallait comprendre cette phrase comme suit : la Flandre et la Wallonie sont à égalité, mais Bruxelles reste une espèce d’administration secondaire. Gaston Geens (CVP), à la tête du gouvernement flamand entre 1981 et 1992, estimait que Bruxelles avait uniquement le droit d’exister comme agent de liaison pour d’autres. Pour cette raison, Geens a comparé Bruxelles à « la boule rouge dans le jeu de billard ». Pour ceux qui ne connaissent rien au billard : on ne touche jamais directement la boule rouge, qui ne bouge que quand elle touchée par une des deux boules blanches. La boule rouge est une boule « morte ».

C’est devenu encore plus clair sous le successeur de Geens, Luc Van den Brande, également membre du CVP et ministre-président flamand de 1992 à 1999. En 1996, Van den Brande a écrit une Lettre ouverte aux Flamands. Dans ce « texte visionnaire », il fallait chercher Bruxelles à la loupe. Son texte ne contient qu’une seule phrase pour la ville qui est officiellement capitale de Flandre : « qu’un statut séparé est prévu pour la Région de Bruxelles-Capitale et pour la communauté germanophone ». Avec cette phrase, il a encore plus retourné le couteau dans la plaie : il place deux cantons situés à la frontière est du pays, peuplés de 75 000 habitants, au même niveau que Bruxelles, une ville d’1,2 million d’habitants. Et c’était une histoire de Flamands et de francophones. Une histoire de pouvoir exprimée en sièges, en argent et en dispositions légales.

Multiculture

La très grande majorité des politiques flamands partageait l’avis de Geens et de Van den Brande. Pour cette raison, le parlement flamand a approuvé les cinq fameuses « Résolutions du parlement flamand » en avril 1999. Sur Bruxelles surtout, les débats ont été vifs. Finalement, la très grande majorité a voté une résolution « qui présuppose la dualité du régime fédéral comme point de départ fondamental, avec en plus un statut spécifique pour Bruxelles ». Étonnamment, il y avait trois Bruxellois parmi les rares abstentions. Peu à peu, les Flamands bruxellois ne se reconnaissaient plus dans le consensus flamand.

Jean-Luc Dehaene a donné raison aux dissidents. Dans ses mémoires, il qualifie les résolutions flamandes de « slogans non étayés » : « Le parlement flamand a rédigé ces résolutions dans un climat préélectoral et l’a fait parmi des partisans qui voulaient mutuellement se damer le pion. » Dehaene était aussi énervé par le peu de connaissances de terrain de beaucoup de politiques flamands qui parlaient de Bruxelles. Il est vrai qu’ils travaillent à Bruxelles, mais tous les soirs ils tournent le dos à la capitale. D’où aussi la mise en garde de Dehaene : « La Flandre doit revoir sa réflexion sur Bruxelles, et davantage tenir compte de la dimension multiculturelle et internationale de Bruxelles comme capitale européenne. »

Le grand mot était lâché: multiculture. Pour la politique bruxelloise, le drame multiculturel est resté caché beaucoup trop longtemps derrière les discussions institutionnelles et financières. Et ce n’est pas qu’on n’avait pas conscience de ce qu’il se passait à Bruxelles. En 1987, le ministre-président bruxellois Charles Picqué avait déjà accordé une interview au magazine Knack que son parti n’a que modérément appréciée. Il ne croyait pas à un modèle bruxellois pluriculturel « où chacun vit dans son coin et est libre d’ancrer sa propre culture ». Il avait déjà mis en garde contre ce phénomène : « Dans certains blocs d’habitation de Saint-Gilles, on a plus de 80% de migrants, dont la moitié de musulmans. Cette situation rend l’intégration impossible. Picqué souhaitait « briser le cercle vicieux de paupérisation et d’exclusion sociale », mais estimait que les politiques devaient oser « admettre qu’il y a un problème. Il est injuste de toujours accuser les pauvres de racisme. Et on ne peut oublier que le racisme n’est pas seulement l’apanage des Belges ».

Pourtant, la nouvelle génération de politiques bruxellois n’a rien pu faire contre le désamour de la Flandre à l’égard de Bruxelles. Cette aversion ne touche pas seulement les flamingants classiques, mais aussi quelqu’un comme le bourgmestre de Louvain Louis Tobback (sp.a). Tobback se cabrait quand il découvrait les effets secondaires du subventionnement excessif des Flamands bruxellois et de leurs institutions. Pourquoi 30% de l’enseignement primaire bruxellois devait-il être « flamand », alors que tout au plus 10% des Bruxellois parlaient néerlandais chez eux ? « Qu’est-ce qu’on a dans les écoles flamandes ? Des francophones qui vont à l’athénée et au collège machin plus tard, mais qui vont à l’école primaire en néerlandais. C’est l’explication propre. L’autre explication moins propre, c’est que beaucoup de francophones pensent qu’il y a moins de ‘bougnouls’ dans les écoles flamandes. En d’autres termes : dans l’enseignement bruxellois, la Flandre subventionne le racisme de la bourgeoisie francophone. »

La région brisée

La pensée en termes de « nous et eux » est inhérente à Bruxelles et la jeune génération de politiques bruxellois souhaite y mettre fin. Steven Vanackere (CD&V) constate que la majorité bruxelloise se compose d’un grand nombre de minorités. Cependant, cette constatation n’empêche pas que la réalité puisse être très dure. Il y a des quartiers (très) riches et des quartiers (très pauvres) et ces dernières semaines, de jeunes migrants de Molenbeek ont interprété la notion de zone no-go de façon très visible et très littérale. Bruxelles est une région brisée.

Il est certain que parfois Bruxelles semble se diriger dans la bonne direction. L’exode urbain des années septante et quatre-vingt a totalement cessé. Sous l’impulsion de Bruxellois comme le philosophe Philippe Van Parijs, Bruxelles, autrefois capitale de la voiture, a libéré une partie de ses avenues centrales pour le piéton. Bruxelles a investi en culture et en environnement. Reste à savoir si ces bienfaits ne profitent pas trop au public émancipé de bobos bruxellois – tant francophones, que néerlandophones et anglophones – qui aiment flâner dans le centre. Ces dernières semaines, il était frappant de constater à quel point l’optimisme renouvelé de Bruxellois blancs/branchés contraste avec le vécu dans les quartiers pauvres et très allochtones de Molenbeek, Schaerbeek, Laeken et Forest. Et les choses ne s’améliorent pas. Dans les interviews accordées dans les années quatre-vingt et nonante, les politiques bruxellois aimaient parler de la lutte contre les mendiants et les voleurs de sacs à main. Aujourd’hui, Bruxelles se trouve confronté à des terroristes « maison ».

À l’occasion des élections de 2014, Didier Reynders a écrit un livre sur Bruxelles au titre prometteur : « Bruxelles pour tous – Vaincre la fracture », effectivement tout un programme. Même un libéral classique ne pouvait plus ignorer le chômage de 20%, ou la pauvreté qui touche près d’un Bruxellois sur trois. Mais ses solutions demeurent, aussi bien intentionnées soient-elles, très BCBG. Il compte sur les avantages d’un label Belgium’s Meeting Point et d’une image de Brussels by Night. Et il souhaite transformer les ghettos en « quartiers résidentiels ». Bonne chance dans le bas Molenbeek.

Cependant, Reynders évoque également la nécessité de changements structurels. Peu à peu, un certain nombre de francophones font la même analyse que beaucoup de Flamands. Le parlementaire bruxellois Johan Van den Driessche (N-VA) en a fait une affiche : « 1 région, 6 zones de police, 19 communes, 8 membres du gouvernement, 89 parlementaires, 685 conseillers communaux, 230 conseillers CPAS, 1164 mandats politiques. » La question est devenue encore plus impérieuse depuis les attentats de Paris et de Bruxelles : pourquoi maintenir l’inefficacité structurelle avec six zones de police, alors que de plus grandes villes comme New York et Londres fonctionnent avec des corps de police centralisés ?

Même un optimiste né comme Bert Anciaux (ancien VU) est découragé par les structures bruxelloises. En 2010, il écrivait, devenu socialiste, « De tijd baart rozen » (Tout vient à point à qui sait attendre). Dans ce livre, il fustigeait l’organisation de Bruxelles avec « sa prolifération de règles pour l’aménagement du territoire, d’urbanisme, d’impôts et de rétributions, son panier de crabes de police et de sécurité, de chaos sur le plan de l’entretien, la propreté et l’emploi… ». Cet amalgame, disait Anciaux, entraîne « une inertie administrative » et « submerge toute tentative d’efficacité et de fiabilité ». Sa conclusion : abolissez la Région Bruxelles-Capitale. Finis ces ministres et cette pagaille, faites en simplement une grande ville, comme Anvers ou Liège. Rendez le titre de bourgmestre au ministre-président. Et vous aurez automatiquement une seule zone de police.

Didier Reynders souhaite exactement le contraire: Pour lui, l’objectif final est « la régionalisation complète de Bruxelles, « Bruxelles comme région bilingue à part entière ». Et pendant quelques années, les Flamands, les francophones et les Bruxellois pourront avoir une opinion différente à ce sujet. Tout comme au sujet de Wallo-Brux. Ou au sujet du « corridor » qui relierait la Wallonie à la commune d’Uccle, située au sud de Bruxelles. À une époque où les réfugiés traversent la mer pour atteindre leur terre promise, il y a toujours des politiques belges qui se cassent la tête à propos de quelques mètres carrés de sol.

Heureusement, ces absurdités se sont un peu tues depuis les attentats de Paris et certainement depuis ceux de Zaventem et de Maelbeek. Un ténor de la N-VA comme Jan Jambon sait qu’il n’y a qu’une seule option pour tous les Belges et donc tous les Flamands : se concentrer pleinement sur Bruxelles. Françoise Schepmans, la bourgmestre libérale de Molenbeek et Yvan Mayeur, son collègue socialiste de Bruxelles-Ville, se sont débattus contre ce nouveau besoin d’agir fédéral, mais ils avaient peu d’arguments, car tout à coup Bruxelles est devenue une menace pour la Belgique. Et là même le plus fort ministre N-VA du gouvernement n’a qu’un seul choix : ne pas lâcher Bruxelles.

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