8 août 1956, la mine marcinelloise en deuil: après le chagrin, le temps des questions pour 417 orphelins, dont 224 Italiens. © Photo News

Bois du Cazier: les non-dits du drame

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

8 août 1956, 262 mineurs du Bois du Cazier ne reverront jamais la lumière du jour. Une « catastrophe », vraiment ? Trop simple, trop commode, juge un collectif de chercheurs dans un « livre noir ». Retour sur Marcinelle, une affaire vite classée sans suite.

Ce 8 août, le temps se figera à nouveau sur le site du Bois du Cazier. A 8 h 10 tapantes, la cloche rompra le silence pour tinter 262 fois dans le ciel marcinellois, tandis qu’autant de noms s’égrèneront. Par devoir de mémoire envers 262 gueules noires, dont 136 Italiens, pris au piège au fond de la mine, il y a soixante-deux ans. Par devoir de ne jamais complètement tourner la page.

 » Marcinelle est aujourd’hui inscrite dans la ritualisation : on rappelle pour un bref moment ce qui s’est passé pour mieux l’oublier ensuite.  » Anne Morelli plante le décor. Ou plutôt l’envers du décor, remué et exploré par un collectif d’universitaires spécialisés en questions sociale, migratoire ou européenne, que l’historienne de l’ULB et son collègue Nicolas Verschueren (ULB), ont mobilisés autour d’un  » livre noir « consacré à la tragédie.

Retour donc sur Marcinelle et les faces moins avouables de la plus grave catastrophe industrielle de l’immédiat après-guerre. Une  » catastrophe « , vraiment ? Oui, si l’on veut y voir la fatalité, le coup du sort, la faute à pas de chance. S’il s’agit de s’en tenir à la piste de l’impondérable qui disculpe, dédouane, exonère, déresponsabilise. D’accréditer la thèse de la  » tragique méprise « .

Marcinelle, c’est bien plus que cela, pointe au contraire le collectif de chercheurs. C’est tout un arsenal déployé pour  » aseptiser et dépolitiser le crime « . Ce fut le coup d’envoi donné à un macabre jeu de rôles dont le but était de permettre à chaque acteur de ne pas avoir à porter sur la conscience le poids de 262 morts. Avec, en bout de chaîne, le coupable tout désigné, commode puisque dispensé de livrer sa version des faits : le destin.

La stratégie d’un  » sauve-qui-peut  »

Passé le moment de l’émotion et le stade de la compassion, est venu le temps des comptes à rendre aux familles endeuillées. L’onde de choc jaillie du sous-sol du Pays noir en 1956 ébranle jusqu’à la fragile construction européenne. Quatre ans après ses premiers pas, elle encaisse  » la première grande crise sociale de son histoire « , explique Nicolas Verschueren, spécialisé en histoire sociale et européenne.

C’est une crise aiguë de légitimité et de crédibilité qui frappe de plein fouet la Haute Autorité de la toute jeune Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Où était donc le régulateur supranational censé oeuvrer à l’amélioration des conditions de travail et de sécurité des mineurs ? La presse se met à ironiser sur son aveu d’impuissance, les journaux de gauche s’indignent de son inaction injustifiable. Il faut arrêter l’incendie qui menace par une communication de crise inédite. Nicolas Verschueren en retrace la trame :  » En ce mois d’août 1956, tout l’enjeu au niveau européen consiste à mettre au point une campagne de communication médiatique qui doit déresponsabiliser la Haute Autorité des causes de la catastrophe tout en accroissant sa visibilité et sa légitimité.  » Il sera dit et écrit dans les journaux que les 262 mineurs de Marcinelle ne seront pas morts pour rien. Que ce n’est qu’en donnant plus de moyens d’agir à l’Europe que de tels drames pourront être évités. Un service d’information structuré à la hâte se charge d’abreuver les réseaux journalistiques de cette version. Et la machine à innocenter transforme magistralement l’essai.  » Merveilleux retournement de situation qui permet de faire passer la Haute Autorité du banc des accusés à celui de juge « , relève l’historien.

A l'entrée du Bois du Cazier, la stèle commémorative en marbre de Carrare, dépourvue de message
A l’entrée du Bois du Cazier, la stèle commémorative en marbre de Carrare, dépourvue de message  » militant « .© Philip Reynaers/photo news

Qui donc alors aura à répondre du drame en justice ? Les indices à charge paraissent lourds, accablants : failles et désinvestissement dans la sécurité de mines condamnées pour non rentabilité, absence de formation des mineurs. Mais au final, l’affaire se solde par un acquittement général des accusés, à l’exception du directeur du Bois du Cazier condamné en appel, en janvier 1961, à six mois avec sursis et à 2 000 francs d’amende pour défaut de prévoyance. La justice pénale a eu la main plutôt légère pour s’en être tenue à une approche strictement technicienne du drame. Un chariot maladroitement encagé, des câbles électriques qui se rompent sous un choc, de l’huile qui se répand, un incendie qui se propage dans la galerie et ravage tout sur son passage. Le tribunal a autopsié l’accident du 8 août et rien que l’accident. Les oeillères en place ont évité d’aborder les questions qui pouvaient fâcher et devaient déranger.

Le site du Bois du Cazier : entre lieu de mémoire et vitrine du
Le site du Bois du Cazier : entre lieu de mémoire et vitrine du  » savoir-faire  » wallon.© Christophe Vandercam/photo news

 » Rouleau compresseur de la dépolitisation d’un crime  »

D’autres cénacles existaient pour tenir d’autres procès : ceux du système qui régit alors l’industrie charbonnière, du sort réservé aux mineurs immigrés, d’une négligence patronale. Ces procès-là ne s’ouvriront pas. Non pas que le pouvoir politique témoigne d’une cruelle indifférence. La mine endeuillée bouleverse trop le pays. La bataille du charbon, engagée à la Libération, et qui a fait des gueules noires des héros du redressement économique, est encore dans toutes les mémoires. Le gouvernement socialiste-libéral du Premier Achille Van Acker (socialiste), l’artisan de cette glorieuse bataille, communie dans la douleur nationale.

Politiquement parlant, on compatit mais on circonscrit. Tout doit concourir à désamorcer un discours de révolte et de dénonciation. Se met en marche ce que Laurent Vogel, juriste à l’Institut syndical européen, appelle  » le rouleau compresseur de la dépolitisation d’un crime « .

Une commission d’enquête ministérielle, promptement mise en place, vient opportunément court-circuiter toute velléité d’enquête parlementaire qui aurait pu donner au dossier une tournure plus politique et sociale. L’administration garde la haute main sur les investigations. Son périmètre se limitera, là encore, à la séquence des événements du 8 août, à l’enchaînement dramatique des incidents techniques qui mène à la seule piste possible : l’erreur humaine.

Les patrons charbonniers passent entre les gouttes. Nul ne s’avise de leur chercher querelle pour ce qui a pu faillir à Marcinelle.  » S’ils représentent encore à l’époque une véritable puissance « , prolonge Nicolas Verschueren, l’instrument de leur fortune est sur le déclin.  » Ce déclin est en cours depuis les années 1930 déjà. Symboliquement, Marcinelle sonne le glas de l’industrie charbonnière qui va connaître une vague de fermeture de mines à la fin des années 1950.  » Les charbonnages wallons cherchent un dernier souffle dans une exploitation à outrance de leurs ressources humaines. L’historien Eric Geerkens (université de Liège) en rappelle les fondamentaux :  » contraction du coût salarial, discipline souvent brutale, investissement limité dans l’amélioration des conditions de travail « .

Pas de quoi monter aux barricades.  » Le drame de Marcinelle ne sera pas déclencheur d’une contestation sociale. Parce que la mine belge appartient déjà au passé et que l’industrie charbonnière est en train de tourner la page. Sur ce plan, la catastrophe vient trop tard « , reprend Nicolas Verschueren.

Le vent d’une révolte ne viendra pas non plus d’Italie, qui pleure pourtant la perte de 136 des siens. Marcinelle ne doit pas venir gâcher et contredire la narration officielle sur la migration réussie des Italiens en Belgique et le sacrifice collectif consenti à la réussite du redressement économique du pays. Les autorités italiennes tiennent trop à cette version politiquement correcte. La reconversion posthume des mineurs originaires des Abruzzes est dès lors toute trouvée : on en fera les bâtisseurs martyrs de la construction européenne, des  » petits pères de l’Europe  » disparus au service d’une noble cause.

Il n’y a pas eu d’avant et d’après Marcinelle

Mais qui étaient vraiment ces 23 jeunes partis de leur village de Manoppello pour descendre dans la mine à Marcinelle jusqu’à y laisser la vie ? Germano Mascitelli, licencié en sciences du travail à l’ULB, les a sortis de l’anonymat et retrace leur parcours insoupçonné. Ils étaient loin d’être de simples paysans venus en Hainaut chercher une vie meilleure. Ils avaient tout d’activistes politiques virés pour leur engagement syndical dans les mines d’asphalte et de bitume des Abruzzes. Des communistes fichés comme meneurs sur une liste noire, jugés indésirables en Italie et bons pour aller trouver un emploi dans les mines belges.  » Cette facette politique de l’immigration italienne reste méconnue « , souligne Anne Morelli. Elle cadrait peu avec le récit de ce que Germano Mascitelli appelle  » le dénouement heureux de l’intégration réussie « .

262 victimes d'une
262 victimes d’une  » tragique méprise « . La fatalité, le coupable qui disculpe et déresponsabilise.© getty images

 » Plus jamais ça !  » a-t-on clamé la bouche en coeur et la larme à l’oeil, sitôt le drame consommé. On s’ingénie à le faire savoir et à le faire croire. La tradition veut ainsi que Marcinelle aurait fait office d’électrochoc salutaire, serait à la source de notables avancées dans la législation sur la santé et la prévention des accidents au travail et sur la gestion des risques professionnels. Balivernes, affirment les chercheurs : tout au plus les réformes déjà en chantier connaissent-elles un coup d’accélérateur. Le débat sur la reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle n’aboutira qu’en 1964.  » Marcinelle vient aussi démythifier les Trente Glorieuses et leur prétendue société d’abondance : sous bien des aspects, elles ont été aussi des Trente Désastreuses avec leur coût humain caché « , épingle Nicolas Verschueren.

Retour sur Marcinelle, sous la direction d'Anne Morelli et Nicolas Verschueren, éd. Couleur livres, 200 p.
Retour sur Marcinelle, sous la direction d’Anne Morelli et Nicolas Verschueren, éd. Couleur livres, 200 p.

La vie a repris le dessus, au Bois du Cazier. Le site a su dépasser son statut de lieu de mémoire de l’industrie minière pour devenir  » une vitrine du savoir-faire wallon « , selon son actuel directeur, Jean-Louis Delaet. On y retrouve même le sourire dans ce lieu d’attraction touristique qui vient de lancer sa propre bière. Ce n’est pas là faire injure à la mémoire des 262 compagnons d’infortune : leurs noms sont gravés dans le marbre de Carrare d’une stèle. Marcinelle n’y a pas suivi l’exemple de Liévin, dans le nord de la France, où la mine a tué 42 mineurs un jour de 1974. Et où sur un monument  » militant « , on a cru bon et juste de préciser :  » envoyés à la mort « .

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