Bientôt tous utilisateurs de monnaies virtuelles? (débat)

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Fièvre spéculatrice autour du bitcoin, projet d’euro numérique, intervention d’Elon Musk en faveur du dogecoin… Les monnaies virtuelles s’installent-elles dans la société? Pour Louis Godard, avocat spécialisé, une révolution est en cours tandis que pourTim Hermans, directeur de la Banque nationale de Belgique, il faut encadrer la révolution monétaire.

Louis Godard: « Plus que le bitcoin, la technologie blockchain promet de grands bouleversements économiques »

Pour Louis Godart, avocat spécialisé en propriété intellectuelle et en technologies de l’information, une révolution est en cours mais elle est plus technologique que monétaire.

Assiste-t-on au moment où les monnaies virtuelles s’installent dans la société?

Tout dépend de ce qu’on entend par « monnaies virtuelles ». Ce qui est sûr, c’est que la technologie blockchain sur laquelle elles s’adossent a vocation à s’installer durablement dans notre société et promet de grands bouleversements économiques: elle est présentée comme une révolution dès lors que, dans le cas des blockchains publiques, elle ouvre la possibilité de stocker et transmettre des informations de manière sécurisée sans organe central de contrôle. A l’inverse, les blockchains dites privées sont centralisées, c’est-à-dire sous le contrôle d’une organisation qui peut modifier le protocole quand elle le souhaite. Les jetons (en anglais « tokens » ou « coins ») représentent les éléments de valeur de ces blockchains. Ils peuvent être transférés sans duplication entre plusieurs acteurs et sans l’accord de tiers et sont désignés par une multitude de vocables: monnaies virtuelles, cryptomonnaies, cryptoactifs. Aujourd’hui, on en dénombre pas moins de 8 500 sur le marché. Mais pour comprendre les enjeux, il faut opérer une distinction entre jetons de monnaie électronique, jetons utilitaires et jetons qui se réfèrent à des actifs.

L’idée sous-jacente de la blockchain publique, c’est la désintermédiarisation. La reprise de contrôle par le citoyen sur ses données, sur la finance, sur les transactions, sur le droit, en imaginant une économie plus circulaire, plus directe et plus communautaire.

En quoi consistent ces jetons?

Le jeton de monnaie électronique se réfère à ce que l’on appelle communément « cryptomonnaie ». Il sert à l’achat de marchandises ou de services, comme lorsqu’on utilise des euros ou des dollars. Le bitcoin est le plus connu. La particularité des jetons de monnaie électronique, c’est qu’ils sont valorisés et que leur cours fluctue selon le principe classique de l’offre et de la demande. Mais une autre catégorie de jetons de monnaie électronique, les « stablecoins », est adossée à un actif dont la valeur est stabilisée. Par exemple, le jeton « tether » est adossé au dollar (donc 1 tether = 1 dollar). C’est un stablecoin que souhaite créer Facebook sous le nom de diem (ex-libra). Ce projet ambitionne de déployer une blockchain privée à une échelle de plusieurs milliards d’utilisateurs. Facebook y voit un intérêt pour développer les paiements via sa messagerie instantanée et faciliter les achats en ligne. Ces monnaies, que ce soit le bitcoin ou les stablecoins, remettent en cause le monopole étatique de l’émission de monnaie. Le jeton utilitaire est, lui, émis pour donner accès à un usage ou à un service numérique qui s’appuie sur l’utilisation d’une infrastructure blockchain. Un peu comme quand vous achetez des jetons dans une fête foraine ou un festival, pour pouvoir ensuite disposer des différents biens et services proposés sur place (boissons, attractions, etc.). Les jetons utilitaires ont par ailleurs souvent été utilisés pour financer les projets blockchain auxquels ils étaient rattachés. Enfin, le jeton qui se réfère à l’actif est un jeton qui représente une valeur patrimoniale. Il peut être vu comme une action, une obligation ou un instrument financier dérivé.

Louis Godart, avocat.
Louis Godart, avocat.© DR

De quelle catégorie est le dogecoin, dont Elon Musk, patron de Tesla, a fait flamber le cours en février?

C’est un jeton de monnaie électronique. Et un phénomène social à part entière, très représentatif de la communauté des promoteurs des blockchains publiques. Le dogecoin, symbolisé par une tête de chien Shiba Inu, est en fait une parodie de bitcoin. Il faut voir derrière sa promotion une forme de vaste blague et de bras d’honneur à la finance traditionnelle. Cette communauté, jeune et hétéroclite, regroupe tant des apprentis traders attirés par le gain que des militants. Elle se recoupe en partie avec la communauté des utilisateurs de l’application Robinhood, aux Etats-Unis (qui permet de trader des actions ou des cryptomonnaies, quasiment sans frais): des groupes de plusieurs milliers voire de millions de personnes se forment pour « parier » sur des actifs en coordonnant, souvent illégalement, leurs achats et leurs ventes via les réseaux sociaux et messageries cryptées. Wallstreetbets, groupe formé sur le site Reddit et qui compte plus de huit millions d’abonnés, a ainsi influé récemment sur le cours de Gamestop en voulant sanctionner les traders de Wall Street qui achetaient à la baisse les actions du revendeur américain de jeux vidéo. Et c’est Wallstreetbets qui est à la base de l’envolée de près de 1 000% en une semaine du dogecoin, en février. Ces opérations reflètent aussi une volonté de révolution sociétale: l’idée sous-jacente de la blockchain publique, c’est la désintermédiarisation. La reprise de contrôle par le citoyen sur ses données, sur la finance, sur les transactions, sur le droit, en imaginant une économie plus circulaire, plus directe et plus communautaire.

Au point de remplacer les monnaies traditionnelles?

Pour l’instant, il n’y a pas d’adoption de masse de ces jetons de monnaie électronique, qui seront confrontés à d’autres problèmes: le respect des lois antiblanchiment d’argent ou, pour les stablecoins, à une réglementation stricte mise en place par les Etats. L’avenir de la blockchain se situe dans d’autres domaines, comme celui de la DeFi (finance décentralisée), du Web 3.0 ou du cloud décentralisé. Il est déjà possible de stocker de manière sécurisée ses données personnelles (photos, vidéos) sur des plateformes de stockage cloud décentralisé qui ne sont sous le contrôle d’aucune organisation. Ou de contracter un prêt en mettant en garantie des monnaies électroniques. Ou de prêter ses jetons, avec intérêts. Des cryptobanques commencent à voir le jour, mettant les acteurs traditionnels du monde bancaire face à une nouvelle concurrence. Les acteurs transactionnels (tels que Uber) qui s’appuient sur la conservation de la donnée sans réelle valeur ajoutée seront aussi directement menacés. En fait, ces services basés sur la blockchain permettront de simplifier de manière sécurisée des processus gérés habituellement par des tiers de confiance, créant ainsi de nouvelles perspectives pour les citoyens et de nouveaux débouchés économiques. Il ne faut pas les craindre, il conviendrait même de les encourager.

Tim Hermans (BNB): « L’émission et l’utilisation massives d’actifs virtuels pourraient menacer la stabilité du secteur financier »

Pour Tim Hermans, directeur de la Banque nationale de Belgique, il faut encadrer la révolution monétaire en cours pour éviter qu’elle ne nuise au financement de l’économie et des Etats et n’entraîne des perturbations sur les marchés.

Assiste-t-on à un moment charnière de l’évolution du système monétaire?

Tout d’abord, il faut préciser que les monnaies, qu’elles soient physiques ou numériques, sont exclusivement émises par des banques centrales. Il est plus approprié de classer le bitcoin, par exemple, dans la catégorie des actifs virtuels qui ne représentent pas une créance sur une entité émettrice. Vos lecteurs tentés par cet actif hautement spéculatif et volatil doivent être conscients qu’ils n’ont aucune garantie de pouvoir le convertir en euros. Cela dit, oui, nous sommes en pleine révolution technologique. Les économies sont de plus en plus numérisées. Le monde des paiements et de la finance n’ échappe pas à cette règle. Les paiements de masse dématérialisés progressent en valeur et volume, avec le lancement de solutions innovantes pour régler les transactions à distance. De nouveaux produits de paiement ou d’investissement reposant sur des actifs virtuels sont proposés aux consommateurs ou sont en cours de déploiement. De nombreuses banques centrales réfléchissent à la mise en place de monnaies numériques.

Le risque concerne les mécanismes de transmission de la politique monétaire et la souveraineté monétaire pour la zone euro.

Ces actifs virtuels s’installent-ils dans nos sociétés?

De nombreuses initiatives privées visant à proposer des produits de paiement ou d’investissement basés sur des actifs virtuels ont été lancées. D’autres sont en cours de déploiement. L’objectif est bien de conquérir un large public, qui pourrait par exemple être intéressé par des possibilités de paiement transfrontière facilitées. Mais ces initiatives privées doivent être examinées avec précaution et encadrées étroitement pour s’assurer qu’elles ne portent pas préjudice aux consommateurs ni ne mettent en danger la stabilité du secteur financier. L’introduction de nouvelles solutions de paiement reposant sur des actifs virtuels émis par le secteur privé constituerait une nouvelle rupture majeure. A l’heure actuelle, il n’existe pas de telles solutions de paiement à grande échelle. Les produits commercialisés jusqu’ici constituent plutôt un support d’investissement. Quel que soit l’avenir de ces solutions, l’Eurosystème ( NDLR: l’organe de l’Union européenne qui regroupe la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales des Etats ayant adopté l’euro) continuera de veiller à mettre à disposition des consommateurs la seule monnaie qui ait cours légal, sous une forme fiduciaire ou numérique. Le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne se prononcera d’ici à mi-2021 sur le lancement d’un projet d’euro numérique. Le déploiement de cette nouvelle forme de monnaie souveraine pourrait intervenir dans les années qui suivent.

Tim Hermans, directeur de la Banque nationale de Belgique.
Tim Hermans, directeur de la Banque nationale de Belgique.© DR

Il y a danger pour le système monétaire et financier actuel?

L’émission d’actifs virtuels par des entités privées utilisés massivement comme moyen de paiement ou d’épargne pourrait rendre difficile la mise en oeuvre de la politique monétaire. Les banques pourraient faire face à des sorties de dépôts à grande échelle si leurs clients venaient à préférer détenir ce type d’actifs virtuels. La contrepartie des dépôts auprès des banques étant constituée entre autres par des prêts aux acteurs économiques et par l’investissement en titres à revenus fixes, cela pourrait finalement nuire au financement de l’économie et des Etats. Ce scénario menacerait les mécanismes de transmission de la politique monétaire et pourrait résulter en une perte de souveraineté monétaire pour la zone euro. En effet, l’efficacité des mécanismes de transmission de la politique monétaire d’une banque centrale est largement basée sur une forte domination de la monnaie qu’elle émet. Cela étant dit, malgré la publicité récente faite aux actifs virtuels, leur encours par rapport à la masse monétaire mondiale est encore très limité.

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