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Bénédicte Linard: la pédagogue convainc, la ministre pas encore (Portrait)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La crise du coronavirus et ses conséquences pour les secteurs qu’elle couvre ne ménagent pas la ministre de la Culture, Bénédicte Linard. Il en faut plus pour freiner cette quadra pétrie de scoutisme et d’intelligence collective. « J’avance, jure-t-elle. Et à la fin, on me donnera raison. »

Il faut l’imaginer, ado campée dans les bottines de ses 15 ans. Au milieu de ces gamins et gamines à foulards vert et jaune qui occupent tous ses temps libres,  » Phalanger, au four et au moulin  » – ce sont ses totem et quali – sourit. Dans ce rôle d’animatrice, son obsession de la justice sociale imprimée au fond des yeux, elle se sent à sa place. Trente ans plus tard, la voilà vice- présidente du gouvernement francophone et ministre. Une autre forme d’animation, en quelque sorte. Après coup, c’est facile de dire qu’il ne pouvait en être autrement. La maman de Bénédicte Linard est infirmière et enseignante, son papa, journaliste, engagé dans des projets Nord-Sud. Deux frères plus jeunes complètent ce quintet d’Anderlechtois.

Elle a avancé à pas de loup, sans manifester cette ambition personnelle : elle ne prend pas de risques.

Enfant, elle a, déjà, du caractère.  » Elle nous embrigadait dans des bêtises quand nos parents étaient partis, raconte son frère Christophe. Elle savait nous mener.  » Dans la famille, on débat presque chaque soir autour de la table familiale et du JT.  » Béné avait tendance à s’en tenir à son point de vue et à tout faire pour nous en convaincre. Nous prenions volontairement son contre-pied « , poursuit-il. Bénédicte entre à 7 ans dans les mouvements de jeunesse, alpha et omega de sa croissance. A 15 ans, cette bonne élève est déjà animatrice.  » Elle était autonome et mature « , se souvient sa cousine Karine Huet. Il est vrai que les parents Linard misent tôt sur la responsabilisation de leurs trois enfants. Dès la première secondaire, ils reçoivent un budget mensuel avec lequel ils doivent gérer toutes leurs dépenses. Dont acte.  » En 4e, affirme Bénédicte Linard, j’ai vraiment trouvé qui j’étais. Et décidé d’être enseignante.  »

La FEF en tremplin

Lorsqu’elle s’assied pour la première fois dans l’auditoire des futurs romanistes, à l’université Saint-Louis, à Bruxelles, elle ne sait pas encore que son sort est scellé. Sa voisine de banc n’est autre que Emily Hoyos, future coprésidente d’Ecolo. Nous sommes en septembre 1994 et la Belgique francophone traverse une de ses plus graves crises étudiantes. Rien ne bouge à Saint-Louis. Bénédicte et Emily vont frapper à la porte de la FEF (Fédération des étudiants francophones) avant de créer un comité étudiant dans leur université.  » Elle savait déjà où elle allait, signale Emily Hoyos. On s’amusait bien mais on était des étudiantes atypiques. On débarquait chez le recteur sans rendez-vous. C’est un privilège de faire de la politique dans une institution comme ça. Ça nous a mis en confiance.  » C’est le moins qu’on puisse dire. A 20 ans, l’Anderlechtoise est vice-présidente de la FEF.  » Quand elle me remplaçait en réunion, se remémore son ami et président d’alors, Gregor Chapelle, les gens souriaient face à cette jeune femme blonde de 20 ans. C’est une de ses forces : on la sous-estime au premier abord. Puis on découvre qu’elle a du fond et une grande finesse d’analyse.  »

Enfant, elle rougissait facilement. Jeune ministre, elle avait des doutes. Plus maintenant.
Enfant, elle rougissait facilement. Jeune ministre, elle avait des doutes. Plus maintenant.© BELGAIMAGE

Diplôme en poche, Bénédicte Linard s’envole vers le Canada, où elle travaille dans le cinéma.  » Elle y a suivi le parcours d’intégration et, à son retour, a assuré que cela l’avait beaucoup aidée, confie le député Ecolo Matthieu Daele. Elle a ainsi levé quelques freins au sein du parti sur ce sujet. Elle n’est pas dans l’idéologie.  » Nul ne la décrit d’ailleurs comme radicale.  » Elle est constructive : avec elle, il y a moyen de travailler « , confirme Pierre-Yves Jeholet, ministre-président MR. A son retour, en 2003, la jeune maman sait déjà qu’elle se réengagera, même si elle enseigne d’abord le français à Anderlecht. Une commune qu’elle quitte pour Enghien en 2006. Un an plus tard, elle rejoint la locale Ecolo dont elle devient vite la coprésidente. C’est à partir de là que se tisse sa toile. Chaleureuse, naturelle et spontanée, elle gagne la confiance de tout le monde.  » Elle a une facilité de contact impressionnante, relaie son frère Dominique. Quand elle entre dans une pizzeria, elle en sort en en connaissant plus sur la vie du pizzaiolo que moi après dix visites.  »

Les contacts la nourrissent. Y compris en porte-à-porte.  » Elle aime se frotter aux gens et n’a pas peur des avis divergents, pointe Olivier Saint-Amand, bourgmestre Ecolo de Enghien. En plus, elle n’est pas rancunière.  » Attachée à l’idée de toujours apprendre, Bénédicte Linard intègre en 2008 l’académie verte, cette structure de formation interne à Ecolo, où elle croise, entre autres, Zakia Khattabi, future coprésidente.  » On sentait chez elle un leadership doux. Elle occupait naturellement l’espace devant le groupe « , note un ancien de la bande, Nicolas Parent, devenu son porte-parole.

Premiers pas avec Jean-Marc

2009. La voilà au cabinet de Jean-Marc Nollet, alors ministre wallon, où elle travaille au côté du chef de cabinet. Sans doute se ressemblent-ils un peu, même si le Carolo est plus stratège et elle, plus empathique.  » La personnalité de Bénédicte fait qu’elle mène la barque et son énergie nécessite qu’elle dirige, résume Matthieu Daele. C’est un Nollet au féminin.  » Meneuse d’équipe, jusqu’au-boutiste, on sent qu’elle ne restera pas au balcon.  » Si j’ai de l’ambition, elle est collective et pas personnelle, précise l’intéressée. Mon parcours n’était pas prémédité.  » Lorsqu’elle devient, suite au décès d’une élue, échevine d’Enghien en 2012, elle hérite notamment des finances. Cette littéraire se jette à corps perdu dans les chiffres et apprend à décrypter les budgets de sa commune. Lorsque Olivier Saint-Amand abandonne son siège au parlement wallon, c’est elle, sa suppléante, qui lui succède.  » Je n’ai pas le sentiment d’être arrivée ici autrement que par hasard « , répète-t-elle.

En 2014, les verts se prennent une violente raclée électorale.  » Elle a été une des premières à dire :  » Comment fait-on pour gagner le scrutin suivant ? « , souligne Philippe Lesne, chef de groupe Ecolo au conseil provincial. Une semaine après les élections, alors qu’elle a perdu son boulot de députée, elle s’active dans un groupe de travail pour analyser les raisons de la défaite et travaille en soutien pour le parti, sur les matières gérées par la Fédération Wallonie Bruxelles « , indique Nicolas Blanchart, coprésident provincial de Ecolo Hainaut.  » Elle avait en tête de prendre du galon dès 2014, s’exprime un écologiste. Elle a avancé à pas de loup, sans manifester cette ambition personnelle : elle ne prend pas de risques.  » A partir de 2015, Bénédicte Linard copréside Ecolo-Hainaut. Le duo qu’elle forme avec Nicolas Blanchart abat un sacré boulot. Aux communales de 2018, Ecolo enregistre de bons résultats. Idem en 2019 : Saskia Bricmont, Marie-Colline Leroy et Bénédicte Linard, toutes écologistes hennuyères, sont élues. Dans l’intervalle, la dernière, qui siège au Conseil de l’enseignement des communes et provinces, a découvert et dénoncé la gestion financière de sa secrétaire générale, Fanny Constant, qui sera finalement licenciée (lire aussi Le Vif/L’Express du 5 décembre 2019).

Un trio d'Ecolo de premier rang: Barbara Trachte, Jean-Marc Nollet, Stéphane Hazée, ces deux derniers étant les
Un trio d’Ecolo de premier rang: Barbara Trachte, Jean-Marc Nollet, Stéphane Hazée, ces deux derniers étant les  » tuteurs en négociations  » de Bénédicte Linard.© BELGAIMAGE

Encore une surprise ?

Lorsque Barbara Trachte, qui négocie l’accord du gouvernement francophone, devient secrétaire d’Etat bruxelloise, c’est Bénédice Linard qui s’impose pour prendre le relais. Ses tuteurs en négociations ? Jean-Marc Nollet et Stéphane Hazée.  » A la première réunion avec Charles Michel, elle le regardait droit dans les yeux, témoigne le coprésident des verts. Idem lors d’une réunion plus tendue avec Laurette, Paul et Elio.  » Son nom commence à circuler comme ministrable. Elle interroge quelques proches. Parmi eux, Gregor Chapelle, Nicolas Blanchart, l’échevin bruxellois Arnaud Pinxteren et Philippe Lesne.  » Elle est humble, déclare l’échevine Ecolo Laurence Dooms. Elle se met à disposition.  » Pour s’assurer qu’elle a la juste carrure, la future ministre procède à une analyse Swot (forces, faiblesses, opportunités, menaces), pilotée par Luc Barbé, ancien chef de cabinet Ecolo, et le député wallon Olivier Bierin. Bingo. En assemblée générale des verts, sa candidature fait de suite consensus. En route vers le gouvernement !  » Son objectif était d’occuper un poste à responsabilités, pas forcément ministre, relève Olivier Saint-Amand. Mais elle n’est pas ministre par hasard. Elle a multiplié consciemment les expériences pour se constituer un bagage, avec une idée derrière la tête.  » Elle a joué sur la dimension femme pour avoir la place « , maugrée un vert. Un autre :  » Elle aurait pu être cadre ou cheffe de cabinet. Mais là, c’est une bonne soldate qui se retrouve colonelle.  »

On lui reproche sa prudence ? Elle rétorque qu’elle avance, lentement mais sûrement.

Soit. Septembre 2019. La voilà ministre de la Santé, de l’Enfance, de la Culture, des Médias et des Droits des femmes, et vice-présidente. Elle est la seule écologiste de l’équipe, sans relais au fédéral ni dans l’administration, et à un niveau de pouvoir sans guère de moyens financiers. La marge de manoeuvre est d’emblée étroite. Six mois plus tard éclate la crise du coronavirus, qui fauche plusieurs de ses secteurs, l’exposant comme jamais. L’ambiance, dans ce gouvernement francophone, composé de cinq ministres plutôt néophytes avec une majorité de femmes, est plutôt bonne.  » Nous nous sommes de suite bien entendues, avec Bénédicte et Valérie Glatigny, certifie la ministre Caroline Désir. On s’appelle facilement pour déminer les conflits potentiels. On peut dialoguer avec Bénédicte : elle est très normale. Eloignée de l’idée qu’on se fait généralement des ministres, facile d’accès, elle incarne une nouvelle génération de responsables politiques.  »

Bénédicte Linard a mis un soin tout particulier à constituer son cabinet, que certains trouvent un brin léger, et d’autres très costaud. Ceux qui y travaillent sont en tout cas contents. Cette rassembleuse fait confiance, délègue, et mise tout sur le travail d’équipe. A ses yeux, une décision coconstruite vaut mieux qu’une décision imposée : elle n’imagine pas le travail autrement, même si elle sait que sa méthode déroute. Elle écoute donc, tranche et dès lors ne bouge plus d’un iota, avec un côté sinon borné, du moins déterminé. Quand elle parle, avec ce ton professoral qui en crispe certains, elle cherche toujours à convaincre. Ce n’est pas une révolutionnaire, pas davantage une adepte du rapport de force. Elle avance prudemment, pas à pas. Elle a dit tout de suite qu’il ne fallait pas s’attendre avec elle à des bouleversements rapides.  » Une fois son objectif fixé, elle crée les chemins pour arriver à son but « , résume Philippe Lesne.

Caroline Desir, Valérie Glatigny et Bénédicte Linard, les trois drôles de dames du gouvernement francophone.
Caroline Desir, Valérie Glatigny et Bénédicte Linard, les trois drôles de dames du gouvernement francophone.© ISOPIX

Le poing sur la table

Mais l’idée de paver les routes ensemble ne convient pas à tout le monde – et certainement pas aux acteurs de la culture par exemple, qui n’y sont pas habitués. Certains d’entre eux avaient-ils l’habitude d’appeler les ministres en direct ? Désormais, il leur faut passer par les fédérations, avec lesquelles Bénédicte Linard négocie. Ce processus prend du temps, et encore, pas toujours.  » Je suis frappé par l’absence de méthode, la concertation éparpillée et désordonnée « , déplore un ténor. Or, le virus n’attend pas. Plusieurs interlocuteurs contactés par Le Vif/L’Express, comme certains artistes ou comme Bernard Devos, délégué général aux droits de l’enfant, ne voient pas de critique à formuler à l’encontre de la ministre. D’autres s’impatientent, lui reprochant de ne rien décider concrètement, tandis que d’aucuns se disent entendus, compris et soutenus.

Les uns vilipendent son manque de poids politique, les autres rappellent qu’elle ne peut agir que sur ses compétences, dont sont exclus le chômage et le statut d’artiste.  » On ne veut pas d’une femme qui discute, on veut un homme qui tape du poing sur la table !  » martèlent quelques forts en gueule, clamant qu’on ne peut hélas jamais faire l’économie d’une approche genrée des cercles de pouvoir…  » C’est une personnalité attachante et sympathique, convient le député CDH Benoit Dispa. Mais je ne vois pas sur quels dossiers elle aurait pu marquer des points. Sa coconstruction est un alibi pour dissimuler une inefficacité.  » La ministre n’en a cure : c’est le jeu politique, on ne peut pas plaire à tout le monde, et ce n’est pas grave. On lui reproche sa prudence ? Elle rétorque qu’elle avance, lentement mais sûrement. Et en concertation. Méthodique, organisée, elle épluche ses rapports jusqu’à la dernière virgule. Elle ne laisse rien au hasard, elle qui lui doit tant…

Depuis quelques semaines, la culture est devenue le champ de bataille sur lequel chacun avance ses pions.  » Bénédicte Linard est coincée dans un jeu politique compliqué où le PS contrôle le budget et où le ministre-président Jeholet s’engouffre dans son silence, embraie un porte-voix d’auteurs. Comme le goal est vide, il tire. C’est bien joué.  » La ministre dément : Pierre-Yves Jeholet l’avait avertie de sa sortie sur la culture dans la presse la veille, comme Frédéric Daerden. Les critiques ricochent sur sa carapace, qu’elle qualifie d’épaisse.

Drôle de moment, c’est vrai, pour établir un bilan de l’action de l’écologiste : lancement d’une conférence interministérielle sur les droits des femmes, d’une autre sur la culture, soutien financier aux médias, libération de 8,4 millions d’euros pour le secteur de la culture (lire aussi page 70), plafonnement du salaire du patron de la RTBF, soutien aux milieux d’accueil de la petite enfance et aux parents en difficulté du fait de la crise sont autant de points acquis. Sur la liste des choses à faire de la ministre, il en reste des centaines, qu’elle compte bien biffer une par une.  » J’ai commis des erreurs. J’ai un peu de mal à passer au-dessus, avoue-t-elle, mais j’en tire les leçons.  » Ceux qui la connaissent jurent qu’elle a pris de l’assurance, en huit mois. Elle aussi.  » Elle est toujours perçue davantage comme une technicienne que comme une ministre, analyse un écologiste. Politiquement, elle devrait plus incarner la fonction.  » Enfant, elle rougissait facilement. Jeune ministre, elle avait des doutes. Plus maintenant. Chiche, donc.

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