Carte blanche

Au nom de la science? (carte blanche)

Plusieurs scientifiques interrogent: « Où sont, en Belgique, les études scientifiques démontrant l’impact significatif de la fermeture des auditoires, salles de sport, théâtres, salons de coiffure, bars et restaurants, de l’obligation généralisée du port du masque, de la création de « bulles » de contacts, de l’instauration d’un couvre-feu, de l’interdiction de voyages et du confinement? »

Qui plonge dans une piscine, fait monter le niveau de l’eau. Qui court d’ouest en est, ralentit la rotation de la terre. Qui se jette sur une vague, en contrarie l’élan. Qui bouche quelques trous d’une passoire, en diminue l’efficacité. Dans ces assertions, il y a une cause et un effet. Une modélisation mécaniste simple, testée et vérifiée permet à chaque fois de quantifier les effets, et de s’apercevoir que, quoique réels, ils ne sont pas significatifs.

Ici, nous avons affaire à une épidémie, avec son lot de victimes directes et indirectes. Ce n’est pas une vue de l’esprit, mais une réalité dure et tangible dans laquelle la plupart de l’humanité patauge depuis un an. Face à un phénomène d’une telle ampleur, il convient de réagir. Au-delà du personnel soignant qui intervient en première ligne, ce sont nos gouvernants – conseillés par des experts – qui se trouvent investis de cette responsabilité exigeante, qu’ils assument en décidant d’une variété de mesures destinées à freiner la circulation virale, au moins parmi les plus vulnérables d’entre nous.

Mais si le bon sens commande qu’en réduisant les interactions en nombre et en intensité, on entrave la propagation du virus, le coût de cette réduction pour la société est tel qu’il mérite qu’on s’attarde de plus près sur son impact. Or, pour une épidémie impliquant des millions de personnes différentes vivant dans des contextes et sous des latitudes diverses, les modèles sont plus complexes et délicats à tester que pour un seul individu trottinant à la surface de la planète ou plongeant dans une piscine. Afin de dégager des conclusions crédibles, il faut en principe, pour évaluer l’impact d’une mesure ou d’un traitement, procéder à des essais comparatifs aléatoires. À défaut, le risque de biais susceptibles d’entacher ces conclusions est difficile à contrôler.

Si d’aventure, au niveau international, personne n’était en mesure de produire ces essais pour une maladie respiratoire du type de celle qui rythme notre quotidien, on pourrait espérer qu’à l’échelle des États, en fonction du climat, de la densité de population, de la nature de l’habitat, des pratiques culturelles, etc. d’autres types d’études, non aléatoires et donc moins fiables, servent aujourd’hui de support aux décisions politiques. En particulier, on suppose qu’il existe en Belgique, sur base des données épidémiologiques nationales régulièrement brandies pour asseoir la légitimité des restrictions, des études suffisamment solides. Mais où sont-elles?

Où sont les études scientifiques démontrant l’impact significatif des mesures décidées en Belgique sur la propagation du virus parmi les personnes les plus vulnérables? Où sont, en Belgique, les études scientifiques démontrant l’impact significatif de la fermeture des auditoires, salles de sport, théâtres, salons de coiffure, bars et restaurants, de l’obligation généralisée du port du masque, de la création de « bulles » de contacts, de l’instauration d’un couvre-feu, de l’interdiction de voyages et du confinement ?

Depuis que le nouveau coronavirus nous a frappés au printemps dernier, ceux qui exercent le pouvoir et occupent l’espace médiatique se sont hissés au rang de gardiens de la vérité scientifique. À ce titre, on attendrait de leur part une rigueur à toute épreuve. Pourtant, c’est à longueur de journée qu’on les entend se répandre en relations de causalité invérifiables, se référer à des modèles non testés ni reproductibles de manière transparente, se féliciter du succès de telle disposition ou attribuer l’échec de telle autre au comportement des citoyens.

Or, devant un phénomène aussi complexe, ce que la science devrait d’abord nous enseigner, c’est un minimum d’humilité.

Non, ce n’est pas de la science que d’affirmer que c’est à cause d’un « déconfinement raté » qu’il y a eu recrudescence des contaminations en été ; que c’est le « relâchement » du début de l’automne ou les discours « rassuristes » qui ont entraîné une deuxième vague (surgissant au même moment dans la plupart des pays d’Europe) ; que les mesures entrées en vigueur fin octobre – début novembre telles que la fermeture des auditoires ou des commerces ont permis d’infléchir la courbe des admissions ; que c’est grâce à notre solidarité que nous avons triomphé de la deuxième vague ; que les Belges ont été récompensés pour leurs sacrifices ; que si 20 % des Belges [avaient invité] quatre personnes au réveillon [de Noël] au lieu de maximum une, il [aurait fallu] reporter les mesures d’assouplissement de six semaines pour 100 % des Belges ; que ceux qui ne jouent pas le jeu se punissent eux-mêmes ; que soit on persévère maintenant et on offre une perspective, soit on relâche et ça risque vraiment de créer une troisième vague ; que la seule solution qui marche pour réduire la circulation du virus, c’est la solidarité ; etc.

Il s’agit certes d’un discours sensé, de propos qui tiennent la route, de raisonnements convaincants. Il se peut qu’ils correspondent partiellement à la réalité. Mais il n’y a rien de scientifique là-dedans. C’est un florilège d’assertions invérifiables, de justifications ad hoc et/ou a posteriori, voire de morale inappropriée, évoquant, au mieux, une forme de scientisme qui s’ignore, au pire, une religion qui s’institutionnalise.

Le problème, ce n’est pas le discours anti-science attribué à ceux qui remettent la gestion de la crise sanitaire en cause ; le problème, c’est que ceux qui ont le pouvoir font passer pour de la science quelque chose qui n’en est pas – en tout cas pas encore – et qu’en conséquence, un socle d’idées censées émaner d’un consensus scientifique devient une norme acceptable pour tous, une norme douée d’une grande inertie, difficile à critiquer et à faire évoluer.

« Il est important de ne pas s’engager dans de nouveaux assouplissements avant d’être certain que cela ne contribuera pas à une augmentation significative de la circulation des virus » suggère le Gems [1] dans son dernier rapport. Indépendamment de la signification de cette phrase extraite de son contexte, elle témoigne d’un état d’esprit : on ne parle plus de l’opportunité des mesures mais de celle de leur assouplissement. Quand on sait les conséquences de chacune de celles-ci sur l’ensemble de la population – avec un effet aigu sur une fraction importante touchée de plein fouet – il y a lieu de s’inquiéter.

On nous demande à nous, universitaires extérieurs à la gestion de la crise, d’être prudents dans nos prises de position publiques, de les contextualiser, de soupeser chacune de nos paroles et des conséquences qu’elles pourraient avoir sur ceux qui s’en abreuvent. C’est-à-dire que pour nous qui contestons cette gestion en dénonçant la légèreté de ses fondements scientifiques, le principe de précaution s’impose. À l’inverse, dans le discours dominant et donc dans l’action ou l’inaction publique qui en découle, le principe de précaution s’applique davantage à l’assouplissement des mesures qu’aux risques que celles-ci font courir.

Sur des bases aussi faibles, la décision de fermer les auditoires, les théâtres, les cinémas, les salles de sport, les salons de coiffure et les restaurants, c’est tous les jours qu’elle devrait être prise et annoncée! Tous les jours. Le contraste est tel entre la fragilité scientifique de la motivation et la violence des fermetures, qu’on ne peut se permettre de les reconduire discrètement de mois en mois. À ce compte-là, on n’en perçoit plus la violence, alors qu’on se conforte par ailleurs dans une forme de légitimité usurpée. Tous les matins, il faudrait avoir le cran de décider ces fermetures en soutenant le regard des restaurateurs, coiffeurs, brocanteurs, comédiens, réalisateurs, musiciens, techniciens, entraîneurs, animateurs, étudiants, enseignants, etc. et leur annonçant dignement qu’aujourd’hui, il leur sera interdit d’exercer leur activité essentielle.

Si les décisions du printemps 2020 ont nécessité du courage politique, c’est pour arrêter ce train fou qu’il en faudrait aujourd’hui. En premier lieu, il conviendrait de ne plus attribuer à la science des messages qu’elle est incapable de délivrer. Certains experts excellent dans ces travers, et le pouvoir dont ils sont investis notamment par leur surexposition médiatique pose un autre problème, démocratique celui-là : les scientifiques ne devraient-ils pas rester à leur juste place, qui est celle de conseiller les politiques ? Si nous sommes aujourd’hui amenés à nous exprimer publiquement, c’est que nous ne supportons plus ce que l’on fait dire à la science. En deuxième lieu – et cela pourrait être un excellent point de départ pour une stratégie de sortie -, il serait opportun de reconnaître les excès qu’ont pu entraîner des interprétations abusives des données épidémiologiques, malgré les risques scientifiques et politiques encourus par les responsables de ces abus : le patron de brasserie, le metteur en scène ou le barbier ont le droit de savoir que les efforts consentis n’ont peut-être pas servi à grand chose – si ce n’est à créer un « effet choc » ; qu’à tout le moins, on est pour l’heure incapable d’en évaluer l’impact sur la propagation du virus parmi les personnes les plus vulnérables. Enfin, devant la situation d’inconfort dans laquelle se trouve celui qui doit fonder ses décisions sur quelque chose d’aussi parcellaire que l’état actuel des connaissances autour de ce virus, il serait incompréhensible de se priver de la multidisciplinarité que nous offre la science pour contextualiser chacune de ces décisions en fonction de son impact global sur la société, et non plus de sa seule influence supposée sur la propagation du virus.

[1] Groupe d’experts en charge de la stratégie de sortie

Signataires

Martin Buysse (UCLouvain), physicien ;

Vinciane Debaille (ULB), géochimiste ;

Mélanie Dechamps (UCLouvain), intensiviste ;

Christine Dupont (UCLouvain), bioingénieur ;

Damien Ernst (ULiège), ingénieur ;

Raphaël Jungers (UCLouvain), ingénieur ;

Pierre-François Laterre (UCLouvain), intensiviste ;

Raphaël Lefevere (Université de Paris), mathématicien ;

Elisabeth Paul (ULB), politiques et systèmes de santé ;

Bernard Rentier (ULiège, WBE), virologue ;

Pierre Schaus (UCLouvain), ingénieur.

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