A l'époque, la ministre de l'Egalité des chances, Joëlle Milquet (CDH), avait beaucoup misé sur les Assises pour créer la diversité heureuse (2010). © Didier Lebrun/photo news

Assises de l’interculturalité : le bilan, dix ans après

La poussée des revendications mémorielles et religieuses avait été anticipée par les Assises de l’interculturalité. Certaines ont été satisfaites, d’autres pas. Affaire classée ? Le tract électoral d’Ecolo Saint-Josse prouve que non.

Les plus anciens se souviennent des controverses – y compris dans Le Vif/L’Express – qui ont accompagné l’exercice de la compétence de l’Egalité des chances par la vice-Première ministre Joëlle Milquet (CDH), son intérêt pour les accommodements raisonnables (dispositif québécois permettant d’adapter une règle pour éviter une discrimination) et de l’accouchement difficile des Assises de l’interculturalité. Lancée en 2009, achevée en 2010, cette thérapie de groupe – de groupes culturels, selon la terminologie de l’époque – opposait systématiquement la société majoritaire à des minorités ethniques et religieuses en souffrance.

L’accueil fut glacial : laïques, féministes, partis de droite rejetèrent farouchement le rapport des Assises au nom de l’émancipation des femmes et d’une conception universaliste de la citoyenneté. La gauche traditionnelle n’en fit pas grand cas, gênée par certaines recommandations grossissant le fait religieux au détriment du socio-économique. Edouard Delruelle (PS), alors directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances, qui avait patronné la Commission du dialogue interculturel (2004-2005), se fendit d’une note minoritaire pour critiquer le principe des accommodements raisonnables. L’histoire lui a donné raison. Autre note minoritaire, celle de la présidente flamande du Minderhedenforum, Naima Charkaoui, qui plaidait pour une autorisation généralisée du voile islamique.

Patrick Charlier (Unia) :
Patrick Charlier (Unia) : « Pas de jurisprudence claire sur le voile dans l’enseignement supérieur. »© JASPER JACOBS/belgaimage

Dix ans plus tard, on aurait pu croire les Assises enterrées sous le poids de leurs contradictions. Avec le recul, on y découvre pourtant les prémices de notre époque. En témoigne l’affaire du tract électoral de Zoé Genot et d’Ahmed Mouhssin (Ecolo, Saint-Josse), certes désavoués par leurs instances, mais en phase avec la doctrine vert/rouge en matière de liberté et de symbolique religieuses. Le sujet reste sensible, tout prêt à resurgir, une fois les majorités constituées, notamment à Bruxelles, où 49,4 % des électeurs musulmans auraient voté pour le PS, 24,4 % pour le PTB et 10,2 % pour Ecolo, selon l’enquête Cevipol (ULB) parue dans Le Vif/L’Express du 30 mai dernier.

Serait-ce le moment d’étendre ce que Henri Goldman, ex-modérateur des Assises, nomme le  » modèle Actiris  » (Mediapart, 9 avril 2019) ? En 2015, le tribunal du travail de Bruxelles a invalidé le règlement d’ordre intérieur de l’Office régional bruxellois de l’emploi qui interdisait au personnel de manifester  » ses préférences religieuses, politiques et philosophiques  » par son comportement ou sa tenue vestimentaire. Le PS bruxellois et ses alliés n’ayant pas fait appel, Actiris accueille aujourd’hui de nombreuses musulmanes voilées, se réjouit Goldman,  » y compris en première ligne et dans des postes de responsabilité et de visibilité, donnant ainsi un signal à d’autres employeurs et à d’autres institutions publiques « . Du coup, des écologistes proches de l’islam politique mettent les socialistes de la capitale au défi de franchir un pas supplémentaire.

Pour en savoir plus sur la postérité des Assises, Le Vif/L’Express a interrogé quelques acteurs du secteur : Edouard Delruelle, déjà cité, retourné à sa chaire de philosophie à l’ULiège et toujours proche de l’aide syndicale du PS ; Patrick Charlier, son successeur francophone au Centre pour l’égalité des chances devenu Unia ; Altay Manço, directeur de l’Institut de recherche, formation et action sur les migrations (Irfam) et ancien membre du comité de pilotage des Assises ; ainsi que l’essayiste François De Smet, aujourd’hui député fédéral DéFI. Voici comment les Assises de l’interculturalité ont servi simultanément de feuille de route et de repoussoir.

Edouard Delruelle (ULiège) :
Edouard Delruelle (ULiège) : « Fondamentalement, ça s’est calmé. »© BENOIT DOPPAGNE/belgaimage

Enseignement. Le voile repoussé. Si le critère du voile islamique est un marqueur d’interculturalité, alors celle-ci a reculé, non seulement dans les écoles secondaires, mais également dans les hautes écoles et les instituts de promotion sociale. Les Assises recommandaient d’autoriser le port de signes religieux dans le secondaire supérieur et de le sanctuariser à l’université et dans les hautes écoles. Le lobbying reste toutefois intense. Deux dossiers concernant l’enseignement supérieur et soutenus par Unia sont actuellement pendants devant les tribunaux. Dans l’un des deux, le tribunal a posé une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle,  » car il n’y a pas de jurisprudence claire « , justifie Patrick Charlier.

Les Assises préconisaient aussi d’injecter de l’interculturalité et de la diversité dans le profil des enseignants, leur formation et les programmes, d’abaisser l’âge de l’obligation scolaire, d’enseigner l’histoire comparée des religions, les langues d’origine des enfants immigrés, d’introduire un autre jour férié que chrétien, sans toutefois faire de concessions sur la mixité, l’obligation scolaire ou les connaissances scientifiques.  » Unia ne soutient pas la revendication de l’enseignement des langues d’origine, facteur potentiel de repli communautaire « , pose Patrick Charlier. Le directeur d’Unia attend beaucoup du Pacte d’excellence, notamment qu’il fasse reculer  » les relégations en cascade « , alors qu’Altay Manço (Irfam) regrette qu’il n’ait pas intégré le  » concept de l’interculturel « ,  » à peine remplacé par celui de la diversité, surtout réservé aux élèves avec handicap.  »

Le corps enseignant, lui, s’est diversifié.  » Dans certains athénées bruxellois, poursuit le directeur de l’Irfam, la présence d’enseignants immigrés ou nés de parents immigrés avoisine les 30 à 40 %. Il s’agit en majorité d’hommes relativement jeunes et enseignant des matières plutôt techniques. Cette présence est de plus en plus visible, en particulier dans les écoles situées dans les quartiers de relégation où la présence d’enfants issus de l’immigration est massive.  »

Pour François De Smet,  » on a ouvert la porte à moitié avec le cours de citoyenneté « . L’essayiste défend depuis toujours  » l’idée d’un cours commun à tous les élèves portant sur la philosophie, la citoyenneté et l’histoire des religions « .

Les jours fériés n’ont pas été modifiés, même si  » de facto, observe Patrick Charlier, dans certaines écoles bruxelloises où il y a beaucoup d’élèves musulmans, on organise des congés pour certaines fêtes « .

Enfin, le Parlement fédéral a abaissé l’âge de l’obligation scolaire de 6 à 5 ans, pour faciliter la socialisation et l’apprentissage de la langue officielle des enfants issus de l’immigration. La mesure, qui était réclamée depuis quinze ans, entrera en vigueur le 1er septembre 2020.

Autorisé depuis 2015 chez Actiris, à Bruxelles, le port de signes religieux n'a pas fait tache d'huile dans la fonction publique.
Autorisé depuis 2015 chez Actiris, à Bruxelles, le port de signes religieux n’a pas fait tache d’huile dans la fonction publique.© THIERRY ROGE/belgaimage

Emploi : la Belgique, mauvais élève. Toutes les études internationales dénoncent les piètres performances de la Belgique en matière d’insertion professionnelle des populations d’origine étrangère, même si, sous la dernière législature, à Bruxelles, le chômage a reculé de 20 % à 15 % et de 31 % à 21 % chez les jeunes, s’est rengorgé le ministre sortant de l’Emploi, Didier Gosuin (DéFI). Lancé en 2013 par le SPF Emploi et Unia, le Monitoring socio-économique était une revendication ancienne du mouvement social, reprise par les Assises. Il permet de contourner l’interdit des statistiques ethniques pour objectiver les inégalités et mieux cibler les politiques de formation et de mise à l’emploi. Sa quatrième édition est en préparation,  » à la satisfaction générale « , selon Altay Manço (Irfam).

D’autres recommandations sont restées lettre morte ou n’ont pas donné les résultats escomptés. Les quotas d’embauche dans les services publics n’ont jamais vu le jour.  » Unia n’y est pas favorable « , précise son directeur. Les CV anonymes ont été testés à Bruxelles en 2010.  » Décriés par le patronat, ils n’ont pas permis, à ma connaissance, de prendre les employeurs en défaut « , indique Manço. En 2012, la Région de Bruxelles-Capitale a posé le cadre de l’affirmative action (secteur public) et du diversity management (privé). En 2015, une étude du Pr Andrea Rea (ULB) constatait leur relatif insuccès auprès des groupes cibles. Dernièrement, le ministre fédéral de l’Emploi, Kris Peeters (CD&V), a autorisé les  » actions positives  » au bénéfice des femmes, de même que les appels anonymes, ou mystery calls : ils permettront de verbaliser les infractions à la non-discrimination sur le marché du travail. François De Smet ajoute une proposition :  » Travailler sur l’aménagement du territoire pour rapprocher le sud et le nord-ouest de la capitale.  »

Altay Manço (Irfam) :
Altay Manço (Irfam) :  » Le Monitoring socio-économique donne entière satisfaction. « © joakeem carmans

Aménagements raisonnables. Le crash. Les  » aménagements raisonnables « , version belge des accommodements raisonnables québécois, ont été rejetés les Assises. Ce mode de traitement des conflits interculturels (port du voile, repas halal, jours fériés…) était soutenu par Joëlle Milquet, Ecolo et le PS bruxellois. Dans son enquête  » La diversité culturelle sur le lieu de travail « , une équipe de l’ULB-VUB a mis au jour quelques accommodements manifestement  » déraisonnables « , selon Edouard Delruelle (ULiège). Par exemple, le fait de soustraire des hommes à l’autorité hiérarchique d’une femme. Mais, dans la plupart des 417 situations analysées, le pragmatisme et la concertation avaient prévalu.  » Les employeurs et les syndicats mettent en place des aménagements raisonnables si cela garantit la productivité et la paix sociale, mais il leur arrive de les refuser pour les mêmes raisons pragmatiques.  »

Par la suite, Unia a opté pour la philosophie du  » plus grand dénominateur commun « . Selon Patrick Charlier et Nathalie Denies,  » cette approche se situe à l’opposé d’une reconnaissance formelle d’un droit à un « accommodement raisonnable » qui offre une réponse individuelle et particulière à une demande à caractère convictionnel, ce qui, nous le pensons, est de nature à exacerber les différences et, même, à conduire à une assignation identitaire « . Priorité est donc donnée à l’aménagement qui convient au plus grand nombre, en l’expurgeant de son contenu religieux.  » Un aménagement des congés peut être accordé pour faire accepter l’interdiction des signes religieux « , illustre Delruelle.  » Tout plutôt qu’entretenir une communauté dans l’idée qu’on veut la faire disparaître « , prévient le néodéputé De Smet.

François De Smet :
François De Smet : « La question coloniale, un tabou. »© PAUL-HENRI VERLOOY/belgaimage

Les identités en bataille. Bien vu ! Grâce à leurs antennes associatives, les Assises ont réussi à capter l’air du temps : montée des revendications identitaires et mémorielles, contestation du féminisme  » blanc « , postcolonialisme. En revanche, elles n’ont pas anticipé le souci du bien-être animal qui s’oppose aujourd’hui à la liberté religieuse. Les Assises prônaient l’acceptation des signes religieux dans la fonction publique (hormis l’armée, la justice et la police). Cependant, argumente Patrick Charlier,  » il y a des justifications raisonnables pour limiter l’interdiction des signes convictionnels dans la relation avec le public. Il y a toutefois plus d’ouverture au nord (villes de Gand et de Louvain, VDAB…) qu’au sud du pays.  » Interdit en Flandre et en Wallonie, l’abattage rituel est suspendu à une décision de la Cour européenne de justice. Non, tout n’est pas réglé sur le champ de bataille des identités !

 » La question coloniale a été sous-investie « , prolonge Edouard Delruelle.  » C’est un tabou, renchérit François De Smet, qui suggère de mettre sur pied une commission d’enquête parlementaire. Certes, le parlement bruxellois en a débattu, le Premier ministre Charles Michel (MR) a présenté les excuses de la Belgique pour les enfants métis enlevés à leur mère congolaise, mais les Assises réclamaient plus. Un aveu de culpabilité pour l’entreprise coloniale.

Ce remuant cénacle préconisait aussi l’abandon de la référence au génocide nazi des juifs dans la loi sur le négationnisme, sous le prétexte d’étendre sa pénalisation à d’autres épisodes génocidaires, dont celui des Arméniens (1915). La référence au génocide juif est restée, mais le Parlement fédéral, comme la ministre de la Justice en 2005, a refusé d’y ajouter le génocide arménien, alors que ce passé non assumé par la Turquie  » peut conduire à des actes de haine « , rappelle Patrick Charlier. Porté par le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, le thème de l’islamophobie a été traité en marge, mais néanmoins sous le label des Assises. Il fait l’objet de multiples controverses.

Et maintenant ? Le feu couve toujours. Avec le recul, Edouard Delruelle observe que  » dans les entreprises, les acteurs sociaux ont inventé des solutions plus apaisées. Episodiquement, des problèmes resurgissent, mais fondamentalement, ça s’est calmé. En revanche, au niveau du discours politique, quelle régression ! En 2007-2009 ( NDLR : quand il en était directeur), le Centre pour l’égalité des chances apparaissait comme légitime. Aujourd’hui, Unia est attaqué, y compris du côté francophone. La droite et l’extrême droite se sont terriblement décomplexées, alors que la gauche, en dehors de ses bons sentiments, reste atone. Les inégalités socio-économiques s’accroissent et renforcent les rhétoriques communautaristes. Je n’exclus pas une forme de soulèvement, un jour, dans les banlieues. Cela doit nous inciter à régler ces problèmes ensemble.  »

Sur la manière, François De Smet décrit toutefois une société  » qui adore parler de ses différences, d’en faire un objet de combat identitaire, mais qui a un mal fou à prendre des décisions, sauf quand les juges nationaux ou internationaux s’en mêlent.  » Qui sait si un nouveau round n’est pas en préparation.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire